Le démon de l’analogie pensée analogique et correspondance

Le démon de l’analogie pensée analogique et correspondance

Le soupçon porté sur la métaphore ne tient pas seulement à la rhétorique ou à la conception de la métaphore-mot qui semble l’avoir précédée. Une autre cause apparaît très tôt : son lien avec la notion d’analogie, avec ce mode de raisonnement capable de susciter des pistes de réflexion mais aussi d’induire en erreur. De toute première importance, cette source de soupçon aurait pu être placée plus haut : elle est liée en profondeur à la pensée métaphorique, on la retrouve à toutes les étapes de son histoire. Mais certaines époques permettent de la discerner mieux que d’autres : quand l’analogie semble tout submerger, surtout pour un regard extérieur, contemporain, quand le monde paraît vibrer lui-même d’une universelle analogie. C’est le cas pour l’Antiquité, la haute Antiquité surtout, et pour le Moyen-Âge, en particulier « l’âge roman ». La métaphore, les correspondances et les signes La métaphore entretient en effet des rapports avec la pensée analogique, au sens de raisonnement analogique, d’abord, mais aussi – même si le lien n’est pas aussi étroit – au sens d’une pensée des correspondances, d’une sorte de pensée « magique ». Les deux modes de pensée ne sont évidemment pas étrangers l’un à l’autre : la croyance en des correspondances universelles apparaît comme reposant confusément sur le raisonnement analogique, comme un avatar immaîtrisé de celui-ci, d’où la mauvaise réputation de la pensée analogique, comme si elle était nécessairement et tout le temps en liberté. Il est pourtant évident que la pensée par analogie peut apporter beaucoup, y compris dans les sciences dites « exactes » : elle n’a pas fourni d’excellentes intuitions qu’à Freud ou à Darwin, mais aussi à Newton, à Franklin ou à Einstein. L’idée même d’une relativité générale souligne bien la part de raisonnement analogique, d’extrapolation, dans les travaux de ce dernier. On indique souvent que la lumière n’échappe pas aux considérations sur la gravitation des corps (sa trajectoire aussi peut être déviée), qu’il en va du temps comme d’une surface plane dans un espace en trois dimensions (il peut être « courbé », d’où la notion d’espace-temps), etc. Mais l’on pourrait ajouter que la gravitation est comme l’inertie. C’est même, me semble-t-il, le point central. L’idée maîtresse d’Einstein est bien de redoubler le raisonnement de Galilée, d’étendre la notion d’inertie : là où ce dernier faisait observer qu’un corps soumis à un mouvement régulier est comme inerte, du moins si l’on change de point de vue, Einstein propose de considérer qu’un corps soumis à la gravité, à une accélération constante, est comme inerte lui aussi, pour d’autres référentiels. Seulement, cette part de raisonnement analogique est le plus souvent occultée après coup, non seulement par le fait de mettre en avant la découverte plutôt que le processus, mais aussi par le choix de la formalisation mathématique – sans oublier la gêne du scientifique, très souvent conscient du discrédit dont souffre une telle méthode. De même que le concept masque parfois ses origines métaphoriques, de même la loi scientifique rechigne à reconnaître l’échafaudage analogique, dont elle se débarrasse in fine. Il est intéressant de noter, à ce propos, qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Le goût d’un savant comme Newton pour la théologie et l’alchimie est aujourd’hui connu, ainsi que le caractère poreux de ses différents intérêts, le fait qu’il ne discernait pas réellement de discontinuité entre ses différentes activités. Le cas de la chimie n’est-il pas emblématique, la discipline cherchant depuis le XVIIIe siècle à faire oublier ses origines alchimiques ? Il y a probablement dans l’hermétisme tout un univers de réflexions, d’hypothèses et 331 Le démon de l’analogie pensée analogique et correspondances d’expériences qui mériterait un inventaire plus scrupuleux, loin de ce rejet sans discernement ni nuance qui fut effectué sous l’influence du mécanicisme de Descartes, puis relayé entre autres par le positivisme. Pour l’entr’apercevoir, il suffit de songer que la notion d’attraction elle-même faisait l’objet des plus grandes préventions en 1687, de la part de Christiaan Huygens par exemple, lorsque parurent les Principia de Newton : elle était perçue comme une « supposition » venant de l’occultisme.281 Mais il ne m’appartient pas de rendre justice à ce continent englouti : là n’est pas mon propos. Au contraire, je veux souligner à quel point l’analogie, à côté de ses nombreux mérites, a pu susciter aussi des défiances légitimes. L’idée est ancienne, par exemple, qu’il existerait des correspondances objectives, « hors de l’esprit ». On la trouve en particulier dans l’Antiquité. Elle est d’ailleurs présente, comme la métaphore du lion, dans l’Iliade : au chant XII, alors que les Troyens ont réussi à repousser les Grecs jusqu’à leurs vaisseaux, lors d’une offensive spectaculaire, Polydamas et Hector hésitent à franchir le fossé qui les en sépare encore. Voici ce qu’on peut lire alors : Un présage leur vient d’apparaître, quand ils brûlaient de franchir [le fossé] : un aigle, volant haut, qui laisse l’armée sur sa gauche. Il porte dans ses serres un serpent rouge, énorme, qui vit, qui palpite encore et qui n’a pas renoncé à la lutte. À l’oiseau qui le tient il porte un coup à la poitrine, près du cou, en se repliant soudain en arrière. L’autre alors le jette loin de lui à terre : saisi par la douleur, il le laisse tomber au milieu de la foule, et, avec un cri, s’envole, lui, dans les souffles du vent. Les Troyens frissonnent à voir à terre, au milieu d’eux, le serpent qui se tord, présage de Zeus porte-égide. 282 Le présage est aussitôt interprété comme une image de l’avenir par Polydamas : l’aigle qui a lâché le serpent « avant d’avoir atteint son aire », qui « n’est pas arrivé à le porter, à le donner à ses petits », lui évoque clairement le camp troyen qui, ivre de sa victoire, ne doit pas s’aventurer trop loin, au risque de perdre le bénéfice de l’offensive. On devine l’idée que les Achéens, actuellement en déroute, pourraient se retourner contre eux s’ils abusaient de leur position, s’ils perdaient toute mesure. Un retournement de situation vient déjà d’avoir lieu, au chapitre XI, où les « prédateurs » grecs se sont retrouvés soudainement la proie des Troyens. Et c’était justement grâce à Zeus, qui a pris le parti d’Hector et lui a parlé par l’intermédiaire d’Iris : dans ce message, il lui était confié qu’il serait à ses côtés, à partir du moment où Agamemnon serait blessé et jusqu’à ce qu’Hector parvienne aux vaisseaux, le soir arrivé. Le lecteur perçoit donc que Polydamas a raison : la protection de Zeus a ses limites. Son interprétation est pourtant contestée par le fils de Priam, qui fait la forte tête et semble refuser les présages : « tu nous invites, toi, à mettre notre foi dans des oiseaux qui volent ailes déployées ! » Dans le débat qui les oppose, Homère n’en donne pas moins raison au premier, puisqu’il a décrit dès le début l’apparition de l’aigle comme un présage, et que le malheur en question finit par arriver, au chapitre XIII : les Troyens connaissent à nouveau la déroute. Ce qui nous intéresse le plus, ici, ce n’est pas le présage en tant que tel, mais la façon dont il est interprété : pour cela, Polydamas utilise une comparaison. Après avoir rappelé les faits, l’aigle qui n’a pas réussi à nourrir ses petits, à revenir chez lui avec sa proie, il explique : « de même, si nous enfonçons la porte et le mur des Achéens, en déployant une force infinie et en faisant céder les Achéens, nous ne reviendrons pas en bon ordre des nefs par le même chemin, mais nous laisserons là des milliers de Troyens, mis en pièces par le bronze des Achéens dans leur défense de leurs nefs.

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Il peut être utile de se pencher sur ce nouvel exemple. En effet, l’idée de correspondances me semble justifiée pour décrire l’effet produit par Remorques, de Jean Grémillon. Pour commencer, un parallèle est clairement posé, dans le film, entre le capitaine Laurent et un membre de son équipage, Poubennec, qui se marie au début du film : Geneviève Sellier l’a bien établi dans Jean Grémillon, le cinéma est à vous. 296 Elle indique notamment que « dès la première séquence, la caméra filme sous le même angle et avec le même cadrage les jeunes mariés et le couple Laurent », elle montre bien que « leur équivalence est fortement soulignée » et que « tout au long du film, le couple Poubennec fonctionne comme un double du couple Laurent ». Geneviève Sellier relève par ailleurs que Grémillon apparaît « plus intéressé par le jeu des contradictions internes aux personnages que par le monde quelque peu manichéen qu’affectionne Prévert », et notamment que le « méchant » du scénario, le capitaine du Myrva, « est rapidement neutralisé, alors que le personnage “positif”, d’abord présenté comme un modèle (cf. le discours du docteur au repas de noce : “le moule est cassé !”), dévoile peu à peu les défauts de ses qualités ». Et de noter, toujours à propos du capitaine André Laurent joué par Gabin, que « cet homme à la morale intransigeante, qui fustige l’adultère dans son équipage, se retrouve bientôt dans la même situation 296 Geneviève Sellier, Jean Grémillon, le cinéma est à vous, Méridiens Klincksieck, Paris, 1989, p. 155-157. 342 et doit affronter le regard de ses hommes ». C’est là qu’intervient la seconde comparaison, plus intéressante en effet : le capitaine Laurent n’est pas seulement comparé à Poubennec, mais aussi à un autre membre de son équipage, Le Gall, qui entretient une liaison avec la femme du second du navire, Tanguy. Cette symétrie entre le capitaine Laurent et son marin volage est particulièrement nette quand le capitaine arrive en retard au bateau. La première fois qu’un tel retard est montré dans le film, c’est au début, après le mariage : Le Gall avait quitté la noce avec la femme de Tanguy, il n’avait donc pas pu rejoindre le bateau aussi vite que les autres. Quand cela se produit une seconde fois, aux trois quarts du film, avec André Laurent, c’est le même signe – le retard, faute grave – et la même cause – un amour adultérin – qui rapproche les deux hommes. Mais on pourrait dire que cette seconde comparaison est complétée par une troisième, étrangement voisine, apparemment contradictoire, qui témoigne de la subtilité du film : André ne semble pas seulement comparé au marin séducteur mais aussi au mari trompé, à Tanguy, qui se trouve être son second sur le navire. Avant de se retrouver dans la même situation que Le Gall, dans le dernier quart de Remorques, il passe en effet par où Tanguy est passé : après avoir donné le conseil à son second de quitter sa femme qui le trompe, et donc de faire preuve de volonté, il se laisse séduire par une femme, emporter par un amour qui lui fait faire ce qu’il ne voulait pas et qui contribue à ruiner tout ce à quoi il croyait – il trompe sa femme, il « abandonne » son équipage. Il est donc capable de « faiblesse » lui aussi, de céder à la séduction. Bien plus qu’à Le Gall, c’est à Tanguy que la majeure partie du film cherche à comparer André, de façon discrète mais insistante : il présente la même passivité face à son destin, il est dépassé par l’amour, il s’y abandonne. L’idée est insistante, dans ce long-métrage qui nous présente le thème de l’adultère dès le discours du docteur, pendant la noce, dans la première séquence, où la réputation des marins fait l’objet d’une allusion. Nous comprenons d’ailleurs qu’André se repent de s’être cru en mesure de donner des conseils à son ami trompé : il n’est pas différent de lui. Le choix de Gabin pour incarner le personnage est de ce point de vue intéressant : de même que le capitaine ressemble à Le Gall par ses actes, mais à Tanguy par la façon dont il est dépassé par les événements, l’acteur donne à son personnage le même aplomb que Le Gall mais lui apporte un registre mélancolique très différent. La richesse et la beauté de la structure « métaphorique » du film me semble résider précisément là, dans ce double ou triple rapprochement, dans ces rapprochements croisés avec Tanguy et Le Gall qui troublent le premier rapprochement avec Poubennec, qui le complètent et l’infléchissent (le bonheur sans nuage du tout début de la première séquence apparaît très vite comme une fausse piste, ou du moins un paradis perdu) : celui qui « trompe », le capitaine Laurent, est aussi un homme qui se trompe, trompé par lui-même, qui se fait piéger à son tour. Mais il ne résulte pas de cette configuration le moindre jugement moralisateur, du type « tel est pris qui croyait prendre ». Au contraire, l’effet produit, pour le spectateur, est plutôt de faire réfléchir sur les mots employés par les uns et les autres, sur les situations montrées, sur ce que c’est que « tromper », sur la façon de percevoir et de juger l’adultère – ou de ne pas le juger, précisément. En effet, André trompe (et se trompe) comme Tanguy est trompé, en n’y pouvant rien, en subissant l’événement d’abord, puis l’humiliation des conséquences imprévues ensuite. Car, si Le Gall trompe, il n’en subit pas beaucoup les conséquences, il n’est pas humilié : c’est Tanguy qui l’est, et que le capitaine doit défendre, tant bien que mal. En revanche, dans le cas d’André, ce n’est pas le mari de Catherine, ou sa femme Yvonne, qui sont humiliés : c’est lui qui ressentira une humiliation. La métaphore qui retient notre attention (ou, si l’on préfère, ces comparaisons entremêlées) ne réside donc dans aucun de ces rapprochements pris isolément, dans la répétition chez quelqu’un d’autre, en l’occurrence 343 André, d’une situation déjà connue, mais dans la coexistence chez le même individu du comportement ou de la situation déjà observés chez les autres – comportements ou situations qui se trouvent être inverses. Autrement dit, la métaphore ici est tout sauf « ponctuelle », on ne trouve dans Remorques aucun « signe », aucun comparant explicite sur lequel la métaphore cristallise ; tout est dans la structure des différents rapprochements, dans leur superposition paradoxale. C’est à travers le capitaine que les deux situations, les deux profils – celui du marin « trompé », du camarade dépassé par les événements, et celui du marin « trompeur », du camarade indélicat – prennent sens, et forment une métaphore émouvante. C’est par le complexe de sa personnalité qu’André devient le creuset de la métaphore, et qu’il est possible de l’énoncer, par exemple sous la forme donnée plus haut : André trompe comme Tanguy est trompé ou il trompe (comme Le Gall) et se trompe. L’adultère n’est pas ce qu’il croyait. Il est et n’est pas comme Le Gall, de même qu’il est et n’est pas comme Tanguy. L’intérêt du film réside là, dans cette capacité à tisser des liens entre tous les personnages sans en écraser aucun. À la différence des correspondances mystiques, les différentes séries ne se superposent pas « parfaitement » (comme le microcosme, le macrocosme et le monde archétype). Elles n’expriment pas, elles ne présupposent pas l’idée d’une unité mystérieuse. Au contraire, les analogies jouent de leur aspect paradoxal.

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