Au moment de choisir un livre sur les rayons d’une librairie ou d’une bibliothèque, plusieurs éléments retiennent l’attention du lecteur, à savoir : l’auteur de l’ouvrage, le titre, l’illustration, la présentation sur la quatrième de couverture, la préface et, peut-être parfois, la maison d’édition. Sous le titre, figure habituellement un sous-titre générique qui revêt lui aussi une importance extrême, puisqu’il annonce la nature de l’œuvre. Ainsi, les sous-intitulés « Roman », « Méditations », « Recueil de poésie », « Nouvelles » ou autres, placent le lecteur dans une perspective particulière. En effet, tous les livres ne se lisent pas de la même façon parce que les règles d’élaboration et de réception varient selon les genres littéraires.
Les livres d’Annie Ernaux ne présentent, eux, aucune indication concernant leur nature. Ils déroutent le lecteur qui doit s’embarquer dans les pages pour pouvoir se situer. Cette entreprise n’est cependant pas évidente, l’écriture d’Ernaux se révélant bien dense au fil des pages. La vie réelle y est tantôt reproduite dans toute sa vérité, tantôt amalgamée à un imaginaire fait sur mesure par Annie Ernaux elle-même. L’autobiographie semble y être largement investie; la narratrice relate en effet des événements et des faits de sa vie quotidienne réelle, dans un cadre spatio-temporel véridique. Mais ces récits semblent parfois amalgamés à un monde imaginaire rappelant, par ce procédé, la nouvelle d’Aragon, intitulée Le Mentir-vrai, dans laquelle il évoque son enfance en mélangeant réalité et fiction.
Le réel d’Annie Ernaux n’est pas toujours satisfaisant, les difficultés de toutes sortes peuvent parfois s’amonceler, la communication avec autrui devenir impossible et la souffrance dure à supporter. Une affreuse solitude en résulte, étouffant la narrée et l’enlisant davantage dans la tristesse. Le refuge dans un monde imaginaire reste à ce moment-là le seul salut, faute de bonheur réel et palpable. Comme le dit la narratrice des Armoires vides, « je me satisfais par l’imagination » , pour compenser les lacunes engendrées par les autres ou par la vie, pour combler les failles laissées par une absence, une mort, pour panser les blessures causées par l’indifférence, l’opportunisme, l’incompréhension ou au moins, pour tenter de le faire puisque le résultat n’est pas toujours garanti.
Dans les œuvres de notre corpus, La Place, Une femme, Passion simple, L’Occupation et L’Événement, Annie Ernaux essaie de remplir justement ses «armoires vides », symbole d’un cœur vide, de mains et de bras vides, d’une vie vide sans la personne aimée ou sans la communion avec les autres, la confiance et l’entente avec eux. Pour le faire, elle vogue sans cesse entre le réel et l’imaginaire, le vrai et l’inventé, le possible et l’impossible, souvent dans une atmosphère d’angoisse et de peur, traversée par de fugitives éclaircies de joie et de tranquillité. Cela s’applique également quelquefois au récit concernant ses parents, sans toutefois atteindre le même degré d’intensité.
Comment classer alors les cinq œuvres sur lesquelles porte notre étude? La mention « Autobiographies » serait-elle appropriée? Celle de « Roman » conviendrait-elle davantage? En fait, est-il possible de coller une étiquette définitive sur ces livres? Galilée, lui, prétend qu’ « un texte ne saurait appartenir à aucun genre. Tout texte participe d’un ou de plusieurs genres, il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n’est jamais une appartenance » . Quelle est la part de réel chez Ernaux? Quelle est celle de fiction? Comment les deux se mêlent-elles dans l’esprit puis sur les feuilles d’Ernaux? Quel en est le résultat? La présente partie tentera d’y répondre en étudiant les ouvrages cités qui paraissent se détacher, par leur singularité, des œuvres littéraires traditionnelles.
Même s’il était considéré séparément du dossier consacré à l’autobiographie dans la revue Magazine littéraire, le dessin de la page précédente suffirait à lui seul pour expliquer le sujet traité. Une créature bizarre y est représentée assise face à un chevalet, son unique main tenant un stylo pointé vers son nombril en un mouvement centripète. Telle est la signification du mot « autobiographie » : écrire (graphie) sa vie (bio) soi-même (auto). Telle en est la définition élaborée par Philippe Lejeune :
Un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.
La première condition à vérifier est donc la forme du langage. La Place, Une femme, Passion simple, L’Événement et L’Occupation sont tous des récits en prose. La dimension rétrospective exigée est, elle aussi, applicable aux œuvres d’Annie Ernaux citées. Rédigé en 1982-1983, La Place relate la vie du père de la narratrice mort en 1967, conformément à la page 73 : En 1967, mon père est mort d’un infarctus en quatre jours.
Une femme est écrit en 1986-1987 et raconte la vie de la mère de la narratrice décédée en 1986, puisqu’Ernaux écrit à la page 21 : Il y aura trois semaines demain que l’inhumation a eu lieu Et la date figurant à la fin du livre est « dimanche 20 avril 1986 ».
La rédaction de Passion simple s’est terminée en février 1991, mais le livre relate une passion consumée le 20 janvier 1991 : « Il n’est nulle part dans le temps de notre histoire, juste une date, 20 janvier », écrit la narratrice à propos de son amant à la page 74; or, la date figurant à la fin du livre est « 6 février 91 » . L’Événement, lui, est écrit en 1999 pour raconter l’interruption de grossesse de la narratrice en 1963 : « Au mois d’octobre 1963, j’ai attendu pendant plus d’une semaine que mes règles reviennent », dit-elle à la page 17. La date finale est « de février à octobre 99 » .
Vient en dernier L’Occupation, rédigé en 2001 et retraçant l’histoire d’une jalousie survenue durant l’été 2000 : « J’ai beau chercher, en dehors du Concorde s’écrasant après son décollage sur un Hotellissimo de Gonesse, rien dans le monde de l’été 2000 ne m’a laissé de souvenir », avoue Annie Ernaux à la page 15; or, la date à la fin de l’ouvrage est « mai-juin et septembre-octobre 2001 » .
L’identité nominale entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal est en outre l’un des traits distinctifs de l’autobiographie. L’auteur est bien Annie Ernaux puisque son nom est inscrit sur la première de couverture des cinq œuvres du corpus. Il n’est cependant pas mentionné à l’intérieur des pages, sauf une seule fois dans L’Événement à la page 23 : « Mademoiselle Annie Duchesne ». La répétition n’en est que partielle, le prénom étant le même mais le nom de famille différent. Nous le retrouvons toutefois sous la forme de l’initiale « D » suivie de trois points de suspension dans La Place :
Elle a fait poser un beau monument de marbre sur la tombe. A…D… 1899-1967 .
Et dans Une femme : Allez, madame D…, prenez un bonbon, ça fait passer le temps.
INTRODUCTION GÉNÉRALE |