L’activité humaine dans le cours d’action
Le « cours d’action » aborde l’activité humaine dans ses situations naturelles ou écologiquement vraisemblables, selon plusieurs postulats ontologiques irréductibles et caractéristiques d’une anthropologie cognitive située. L’activité est ainsi considérée comme (adapté de Theureau, 2012, pp. 3-4) :
(i) cognitive : une notion de savoir est nécessaire pour en rendre compte en termes à la fois de manifestation de savoir et de constitution de savoir ;
(ii) autonome (ou opérationnellement close) : elle consiste en une dynamique de couplage structurel, c’est-à-dire en des interactions asymétriques, entre un acteur et son environnement ;
(iii) incarnée : toute séparation entre corps et esprit et entre pensée et action est récusée. Ainsi, la pensée est considérée comme une action, comme le verbe « penser » ;
(iv) située dynamiquement dans un monde où existent d’autres acteurs : ce monde et ces autres acteurs participent à cette activité pour autant qu’ils sont pertinents pour l’organisation interne de l’acteur considéré ;
(v) à la fois individuelle et collective : la participation d’autres acteurs à la situation dynamique d’un acteur fait de l’activité individuelle une activité individuelle-sociale, ou encore individuelle-collective, et de l’activité collective une activité sociale-individuelle, ou encore constamment collectivisée et décollectivisée ;
(vi) techniquement constituée : le monde partagé par l’acteur et d’autres acteurs étant techniquement constitué, il en est de même de l’activité de cet acteur ;
(vii) cultivée : l’activité est située culturellement, c’est-à-dire non séparable d’une culture, ce qui en fait un objet d’étude pour l’anthropologie (cognitive) et non seulement pour les sciences cognitives ;
(viii) vécue : la notion de conscience préréflexive et une approche phénoménologique sont nécessaires pour rendre compte de l’activité humaine (voir page suivante).
Ces présupposés reposent sur trois hypothèses de substance, qui constituent le noyau du programme du cours d’action : l’enaction, la conscience préréflexive et l’activité-signe.
L’enaction
Proposée par Maturana et Varela (Maturana & Varela, 1980 ; Varela, 1980, 1989) comme théorie générique du vivant en opposition aux théories computo-représentationnalistes du cognitivisme, l’enaction réfute l’idée d’un environnement objectif symbolique auquel les acteurs s’adapteraient avec plus ou moins d’efficacité. Cette théorie postule un environnement (parfois nommé aussi monde ou domaine) subjectif, vécu, et propre à chaque acteur (von Uexküll, 1966), qui l’enacte, c’est-à-dire qui le fait émerger dans le flux de son activité. L’activité est donc conçue comme une dynamique d’interactions entre l’acteur et son environnement, autonome, auto-organisée et qualifiée de « couplage structurel ». Ces interactions sont asymétriques : « l’acteur interagit seulement avec ce qui, à chaque instant et dans son environnement, est source de perturbations pour son organisation interne. Il interagit donc avec un environnement signifiant à l’émergence duquel il a lui-même contribué, à partir de l’histoire de ses propres interactions avec cet environnement jusqu’à l’instant précédent. » (adapté de Theureau, 2006, p. 39). Ces perturbations donnent lieu à mobilisation et élaboration de savoirs (l’activité est cognitive), et ainsi à transformation de l’organisation interne de l’acteur (toujours) et de l’environnement (dans le cas de la production d’un comportement). Aboutissant à un co-développement de l’acteur et de son environnement, cette propriété – vraie pour tout système vivant – à se produire lui-même malgré et grâce à des perturbations de l’environnement est appelée « autopoïèse ». Toute situation engendrée par l’activité d’un acteur dans/par/pour son environnement est assimilable à un système
« opérationnellement clos » qu’il est impossible de connaître de l’extérieur, c’est-à-dire seulement à partir de données d’observation (Theureau, 2010).
La conscience préréflexive
Selon Varela (1989), l’effet de surface de la dynamique du couplage structurel d’un acteur à son environnement peut faire l’objet d’une description symbolique admissible. Cette proposition relative à la première hypothèse de substance du cours d’action ouvre sur la seconde : celle de la conscience préréflexive comme effet de surface accessible du couplage structurel (Theureau, 2004). Telle que décrite initialement par Sartre (1943), la conscience préréflexive est vécue, spontanée, naïve : elle est toujours conscience de quelque chose et « absorbée » par ce quelque chose, auquel elle donne une signification. Selon Theureau (2010), (i) un acteur peut à chaque instant, moyennant la réunion de conditions favorables (de méthode mais aussi de confiance mutuelle par exemple), montrer, mimer, simuler, raconter et commenter son activité – ses éléments comme son organisation temporelle complexe – à un observateur-interlocuteur et (ii) cet effet de surface est constitutif, c’est-à-dire que sa transformation par une prise de conscience à un instant donné transforme l’activité qui suit cet instant. Lorsque cette possibilité est actualisée, comme à l’occasion d’un entretien d’autoconfrontation réussi, on peut parler d’expression de la conscience préréflexive. Ce sont les données produites par cette expression de la conscience préréflexive qui permettent de connaître l’activité d’un acteur de l’intérieur, c’est-à-dire en respectant l’asymétrie des interactions avec l’environnement qui la constituent, pour autant qu’elle donne lieu à conscience préréflexive (ce qui n’est pas le cas de tous les objets théoriques du cours d’action : voir plus loin « le cours d’in-formation »).
L’activité-signe
Les états (ou contenus) de conscience préréflexive sont conçus comme des expériences (ou sémioses), c’est-à-dire des unités significatives élémentaires d’activité. L’activité est donc une activité-signe (Theureau, 2006), qui peut être décrite comme une concaténation de signes, et non comme intuition, logique, flux d’information ou suite d’opérations mentales. Ce modèle de description de l’activité se base sur une composition de l’expérience significative en quatre à six composantes, proposée initialement par Peirce (1931-1935) puis adaptée par Theureau (2004, 2006). Le recours au signe hexadique permet une description de chaque expérience exprimée par l’acteur par sa décomposition en six composantes. Chaque composante suppose et inclut dans sa construction les composantes qui la précèdent dans la « liste » (Theureau, 2000, pp. 194-195). Les trois premières constituent la priméité, c’est-à-dire l’ensemble des possibles ouverts pour l’acteur par son cours d’action passé jusqu’à cet instant. Elles constituent la structure de préparation (ou d’attente) de l’acteur (notée E-A-S) :
– L’engagement (noté E) est le faisceau de préoccupations (ou d’intérêts immanents) de l’acteur en fonction des actions passées. Ces préoccupations ne se réduisent pas à des buts préétablis prêts à être concrétisés dans l’action, à des productions symboliques explicites et conscientes à tout instant : elles sont de pures possibles, syncrétiques et en partie indéterminés, hérités de l’histoire des couplages passés. L’engagement traduit l’ouverture et la fermeture de ces possibles par l’acteur en situation.
– L’actualité potentielle (notée A) est la délimitation des attentes potentielles de l’acteur dans la situation. L’activité étant située dynamiquement, elle est toujours
« rétention du tout juste passé » et « protension vers le tout juste à venir », dont l’anticipation correspond donc à l’actualité potentielle. Elle prolonge concrètement les préoccupations les plus saillantes dans la situation.
– Le référentiel (noté S) est l’ensemble des types (ou savoirs), relations entre types (ou dispositions) et principes d’interprétation constituant la culture de l’acteur, et en attente de détermination à chaque instant. Le référentiel est un répertoire d’actions possibles, d’invariants relatifs, non figés et hérités de l’histoire des couplages vécus et « typifiés » (voir plus loin la composante « interprétant »).
Les deux composantes suivantes constituent la secondéité, c’est-à-dire l’actuel, l’ici et maintenant, le fait, le choc vécu par l’acteur :
– Le representamen (noté R) est une perturbation, ce qui « fait signe » pour l’acteur au moment considéré. Il n’est pas une information qui s’impose à l’acteur mais une émergence interdépendante des autres composantes de l’expérience. Il est ce qui se manifeste à la conscience préréflexive de façon perceptive, mnémonique ou proprioceptive. Il sélectionne la fraction de la structure d’attente (E-A-S) qui s’actualise dans la situation, et qui devient alors un objet de connaissance pour la recherche (E-A-S n’étant qu’un ensemble de possibles). La structure actualisée par le representamen est notée eR, aR et sR.
– L’unité élémentaire (notée UE) est l’action. Elle est la plus petite fraction d’activité dont un acteur peut rendre compte. Elle est à la fois la résultante des autres composantes du signe et l’expression synthétique de l’activité en cours. En modifiant l’environnement, elle modifie l’ensemble des possibles déjà actualisés par le representamen. Elle peut être une action pratique, une communication, un sentiment, une focalisation ou une interprétation.
La sixième et dernière composante constitue la tiercéité, c’est-à-dire l’élaboration des normes, règles, lois, dispositions prenant une valeur dépassant la situation actuelle :
− L’interprétant (noté I) est la mise en relation d’éléments présents et passés, le repérage de régularités, l’évaluation normative, et donc l’apprentissage. Il est conceptualisé en tant que typification (ou typicalisation), c’est-à-dire comme attribution d’une validité (ou d’une invalidité) et d’une certaine valeur de généralité à tout ou partie d’une expérience vécue sur la base d’un gradient de similarité avec des expériences et des circonstances passées (Rosch, 1978 ; Schütz, 1962). Il est une élaboration continue des types et réseaux de types de l’acteur.
En tant qu’activité-signe, l’activité s’organise de façon temporellement complexe, synchronique et diachronique, d’où la nécessité de la précision d’objets théoriques permettant de décrire cette organisation à différents niveaux.
Les objets théoriques du cours d’action
Un objet théorique est une réduction acceptable d’un domaine de phénomènes permettant leur explicitation et leur modélisation. Le paradigme du cours d’action compte quatre objets théoriques pour l’étude de l’activité individuelle, auxquels s’ajoute la possibilité d’articulations collectives que nous ne mobilisons pas dans cette thèse : (i) le cours d’expérience et (ii) le cours d’action, utilisés durant toute la recherche, (iii) le cours de vie relatif à une pratique (ou à un intérêt pratique, ou à un projet), utilisé pour l’étude de l’influence des situations d’utilisation de NP@ sur les situations de travail des enseignants, et (iv) le cours d’in-formation, essentiellement source d’hypothèses spéculatives dans l’analyse des résultats de notre recherche.
Le cours d’expérience
Le cours d’expérience est l’histoire de la conscience préréflexive de l’acteur au cours d’une période de son activité, autrement dit l’enchainement et l’enchâssement des unités élémentaires d’activité donnant lieu à expérience. Ces unités significatives se succèdent à chaque instant, mais peuvent aussi se répéter de façon semblable et composer des unités de rang supérieur (Theureau & Jeffroy, 1994). Aussi, l’analyse locale du cours d’expérience porte sur l’activité au fil des situations qu’elle engendre et l’analyse globale sur son organisation en rangs supérieurs, sur des empans temporels plus longs. En tout état de cause, le primat étant donné au point de vue de l’acteur, le cours d’expérience constitue la description intrinsèque de l’activité.
