Le corps comme symbole de souffrance

Autofiction

Puisqu’une de nos hypothèses tend à montrer comment les parts autobiographiques et fictionnelles qui composent le récit autofictif de Gendreau se décomposent et se lient afin de favoriser le legs individuel, nous devons, dans un premier temps, définir ce que nous entendons par autobiographie et par fiction avant de définir l’ autofiction. En 1975, après des années de recherches et de réflexions, Philippe Lejeune tente de fixer le cadre de l’ autobiographie dans Le pacte autobiographique3 . Ce théoricien place les premières assises solides de l’ écriture autobiographique en établissant les caractéristiques du concept: « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu ‘ elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’ histoire de sa personnalité 4 ». Cette définition, qui à première vue correspond aux oeuvres de Gendreau, met en lumière la nécessité de la rétrospection et indique clairement qu’ il doit s’agir de l’ histoire de l’auteur même du récit. Pour que l’autobiographie puisse exister, trois instances doivent représenter le même je, c’ est-à-dire l’ auteur, le narrateur et le personnage.

Or, bien que les trois instances soient majoritairement désignées par je, l’ utilisation de la troisième personne du singulier n’ est pas chose rare. Il est parfois complexe d’ identifier le réel locuteur dans le récit. C’est pourquoi l’onomastique a une place capitale dans le récit autobiographique. Puisque l’énonciation peut parfois porter le lecteur à confusion, le nom propre sert de repère fixe et fiable pour le lecteur ; l’ autobiographie l’ utilisera pour créer une cohésion volontaire afin de respecter le « contrat d’ identité ». Ce « contrat d’ identité », qui est une des composantes du pacte de lecture de l’autobiographie, peut se faire implicitement (par le paratexte, le préambule, l’ avertissement ou l’épilogue) ou directement dans le texte (lorsque l’auteur assume ouvertement les trois identités et les conséquences qui découlent des aveux). La vie ne peut pas être construite que sur une adhérence totale au réel ; elle est surtout composée de « souvenirs et d’espérances, de regrets, d’ anticipations positives ou négatives qui enrichissent à tout instant le vécu de leurs significations latentes5 ». L’ autobiographie, qui impose la « capacité de regarder sa vie comme une totalité et d’en rendre compte6 », ne peut pas exposer des évènements que dans leur teneur objective puisqu ‘ elle « recompose la vie en idée? ».

Lors de l’écriture de son autobiographie, l’ auteur a l’ occasion de donner « la pleine mesure de ce qu’ il aurait pu être, mais n’a pas été. Les récurrences de l’ imaginaire autorisent la construction d’un irréel du passé, qui permet au réd acteur de prendre sa revanche sur les faux sens, les contresens et les incompréhensions de l’ histoire8 ». Ainsi, le caractère autobiographique d’une oeuvre permettrait de clarifier certains éléments identitaires et mémoriels de l’ auteur afin que ce dernier puisse s’ offrir en héritage à ses lecteurs. Pour Mattussi, « la plus authentique connaissance de soi est celle que l’on atteint par le biais de la fiction9 », puisque c’ est par la création que la structure du moi réel se manifeste. Toutefois, à l’ aide des éléments péritextuels, le lecteur n’ a d’autre choix que de faire confiance à l’ auteur et de considérer qu’ il exprime les évènements et ses souvenirs sur une base de bonne foi et de bonne volonté, désirant ainsi transmettre ce qu’ il croit être la vérité. Les lecteurs doivent fixer leur « attention sur le travail même, opéré à partir de fragments et de manques, plutôt que sur la description exhaustive et véridique de tel ou tel élément du passé, qu’ il s’ agirait seulement de traduire 10 ».

Le lien de confiance créé entre l’ auteur et le lecteur favori se donc la transmission d’un héritage mémoriel individuel. Prenant en compte les variations possibles de la véracité des évènements racontés, Georges Gusdorf propose une définition de l’autobiographie qui semble plus juste: Tout texte rédigé par un individu s’exprimant en son nom pour évoquer des incidences, des sentiments, événements qui le concernent personnellement. De tels documents ont le caractère de témoignages engageant leur auteur à propos de faits qui mettent en cause sa vie privée et même sa vie publique et sociale, pour autant qu’ elle est envisagée du dedans par le sujet de l’ aventure 11 • Ainsi, la singularité de l’autobiographie résiderait dans l’ adoption obligatoire du point de vue interne du sujet. Pour Gasparini, le récit autobiographique est aussi une « réflexion critique sur la genèse du sujet, sur son identité, sur sa précarité, sur ses mutations 12 », comme nous pouvons le constater à certains endroits dans Testament et Drama Queens de Gendreau. Réfléchir sur soi et sur son parcours en auto-position donne l’occasion à l’ auteure de mieux se connaitre et se représenter afin de léguer une part de son identité.

Écriture testamentaire

Écrire sa mort est strictement impensable. Comment écrire les évènements pendant qu ‘ ils se déroulent tout en perdant ses capacités cognitives et motrices? Soumettre ses dernières volontés sur papier, c’est offrir au lecteur un accès direct et pur à qui nous sommes réellement. Puisque le texte est écrit dans la perspective d’être lu postmortem, les filtres et la pudeur de l’auteur ne sont plus les mêmes. L’ écriture testamentaire est un genre qui permet de dire ce qui doit être dit et de léguer ce qui doit être légué, et ce, avant la fin d’une vie unique. Il offre la possibilité à l’ auteur de se dégager de tous secrets ou souvenirs qui alourdissent l’ esprit. Il s’ agit parfois d’une façon de se repentir, d’assumer des gestes ou des erreurs, de pardonner, ou tout simplement de raconter afin qu ‘ il y ait une mémoire de soi qui reste après le passage sur terre, comme l’a fait Vickie Gendreau. Bien que la fiction soit nécessaire dans l’ écriture de sa propre mort, il n’en demeure pas moins qu’ il s’ agit tout de même d’une écriture personnelle qui reste près de la réalité puisqu’ il y est question des impressions, des angoisses, des peurs et des appréhensions de la personne qui vit avec une date de péremption qui approche. C’est le cas de Gendreau, qui par ses écrits testamentaires, livre ses dernières pensées et sa vision du monde avant de perdre toutes capacités motrices et cognitives nécessaires à l’ écriture.

La thanatographie, qui se définit comme étant « l’ écriture de la vie au seuil de la mort42 », explore l’ inconnu de la route vers la mort pour l’ auteur et permet de s’y familiariser. Ce type de récit donne l’ occasion de faire le «deuil de soi43 » et d’« accueillir en soi une étrangeté extrême, à s’ouvrir à l’ inconnu, à préfigurer ce qui par nature demeure inou’IM ». Selon Jean-Bertrand Pontalis, l’ écriture de soi est souvent perçue« comme une nécrologie anticipée, comme un geste ultime d’appropriation de soi45 ». Elle serait aussi « la plus commode des préparations à la mort46 », puisque comme le précise Maurice Nadeau, « écrire, c’ est faire l’ apprentissage de la mort47 ». On comprend donc facilement qu’additionnée à l’ écriture en autoposition, l’ écriture de la mort est en fait une tentative de « maîtriser sa propre disparition [ .. . ] afin de résorber, d’ atténuer tout au moins, la perte incommensurable de soi48 ». On retrouve dans ce type de récit une nécessité de contrôle, souvent parce que la situation difficile de la vie est en soi incontrôlable. L’ auteur d’ écriture testamentaire cherche à contrôler son image et sa représentation en laissant au monde un dernier portrait de sa propre vie qui constitue une autodéfinition qui ne saurait être modifiée par quiconque. L’aspect irrévocable, permanent et immuable de l’ écriture assure à l’auteur une pérennité sans contredit, car « l’auteur s’assure par le testament d’être entendu et rappelé à la mémoire des vivants par la présence de cet écrit49 ».

Considérée comme étant « une proposition de sens pour ses contemporains50 » et « une signification, en inscrivant [la] mort à l’ intérieur d’une conception personnelle ou collective du monde5 l », l’ écriture testamentaire est une « tentative de mise en scène de la more2 » qui « agit comme témoin et relique du disparu53 ». On retrouve dans l’acte testamentaire une affirmation d’existence et de la présence dans le monde, comme le souligne Doubrovsky : « l’écris ma vie, donc j ‘ ai été54 ». L’écrivain tente, par ce moyen, d’échapper à l’oubli collectif par l’ ancrage de son propre récit dans l’ Histoire. Selon Bernard Demers, l’ écriture testamentaire serait « l’ultime moyen dont dispose l’ individu pour influencer les autres55 ». De ce fait, céder par écrit ses derniers souvenirs, ses dernières impressions et ses derniers désirs impose aux lecteurs une vision du monde. Offrir sa vie en écrit aurait donc pour fonction d’ influencer la vie des autres et deviendrait une façon de marquer la société. De plus, écrire à l’aube de la mort permet de se « réapproprier une existence et appelle une expérience de vie qui autrement n’aurait pu s’ actualiser56 ».

On retrouve dans le testament un certain pouvoir, une domination qui offre une légitimation à l’ auteur. Puisque le temps du malade pour écrire s’amenuise au fur et à mesure que le récit progresse, la temporalité des écrits testamentaires possède des caractéristiques bien singulières. « L’ instant de ma mort », comme le dit Blanchot57 , est un temps qui restera àjamais inconnu et inénarrable. L’écoulement du temps dans l’écriture de sa propre mort se trouve être synonyme de fin et d’achèvement. L’étude d’ Isabelle Décarie démontre que « l’ écriture de soi confrontée avec l’expérience de la dernière heure, ne saurait s’énoncer par le biais d’une temporalité linéaire58 ». Les analepses, prolepses et tout autre procédé littéraire visant à déconstruire la chronologie narrative d’un récit testamentaire sont donc nécessaires afin d’exposer au lecteur la réalité du malade. La préfiguration de la mort de soi serait donc lisible dans des éléments scripturaux et esthétiques qui, en brisant la temporalité régulière, cr~ent un « temps fictif59 », lequel favoriserait une écriture totale de soi.

Legs individuel

De façon générale, on définit le legs comme étant des « biens donnés en partage, par une personne décédée, à ses descendants ou héritiers63 ». D’un point de vue légal, il se définit comme étant une « donation à cause de mort64 » et est donc considéré par le Code civil comme étant une disposition testamentaire65 . Dans son acception moderne et contemporaine, la notion de legs se rattache directement à celle de testament puisqu’effectivement, le legs « constitue une disposition faite à titre gratuit par testament66 ». Gilles Dupuis mentionne que les termes legs et héritage sont pratiquement interchangeables puisqu’ ils « se définissent suivant la même notion générale de biens donnés en partage, par une personne décédée, à ses descendants ou héritiers67 ». Le legs commande donc la mort d’un individu ou du moins, la prévision de la mort d’un individu en faisant référence au verbe léguer qui signifie « laisser en testament ou par testament68 ». Dans le langage courant, on définira le legs comme étant des biens ou des valeurs qui seront transmisses par une personne qui anticipe sa mort dans le but d’ assurer une mémoire de soi. Le sens général de ce terme veut que nous l’associions d’emblée au testament puisque la première signification se rattache au don suite à la mort.

En ce sens, l’ inscription du legs dans le testament comprend nécessairement la notion de légataire ou d’héritier. Le destinataire, celui qui est choisi pour recevoir le legs, n’est pas anodin. Il est choisi avec soin et précision puisque le legs constitue habituellement ce dont une personne a de plus précieux. Il « n’est pas forcément un membre de la famille» et peut être consentant ou récalcitrant à la réception de ce don. Comme le mentionne Anne Trépanier dans son article L ‘héritage est une fiction intime, « le legs a ceci de particulier qu’ il désigne un héritier, lui accorde de la valeur et une certaine exclusivité. Le legs nomme son destinataire, crée des envieux, bouleverse les relations, récompense et reconnaît. Le legs refuse d’être générique ; l’ héritier refuse d’ être incognito69 ». Le legs a donc un pouvoir, soit celui d’être percutant et de toucher son légataire puisqu’un lien particulier et unique l’unit à celui qui partage son bien ou ses valeurs. Chez Gendreau, l’ héritier est certes le lecteur qui est choisi, sélectionné et même interpelé dans Testament et Drama Queens. Le legs personnel et intime de Gendreau aurait pu se faire de la même façon, c’ est-à-dire sous forme de roman, mais sans être publié. Ces mêmes textes auraient pu être offerts à ses proches sans qu’ils ne soient distribués au Quartanier. Le désir de publication met en lumière la volonté de l’auteure de cibler un héritier précis afin de léguer un héritage qui est à la fois intime puisqu’une partie du vécu, des souvenirs et de la vision du monde de l’auteure est partagée, mais aussi afin de léguer un héritage littéraire par la transmission d’une vision, de procédés de création et d’une forme littéraire unique.

Table des matières

RÉSUMÉ
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 HÉRITAGE LITTÉRAIRE ET MÉMORIEL
1.1 Hybridation des genres
1.1.1 Autofiction
1.1.2 Écriture testamentaire
1.2 Vaincre l’oubli
1.2.1 Legs individuel
1.2.2 Legs social et filiation
CHAPITRE 2 INSCRIPTION DE SOI: S’OFFRIR EN HÉRITAGE
2.1 L’oeuvre de Gendreau : confusion des moi
2.1.1 Moi autobiographique
2.1.2 Moi fictionnel
2.2 Procédés unificateurs
2.2.1 Amalgame des pactes
2.2.2 Unité linguistique
2.2.3 Transparence intérieure
CHAPITRE 3 INSCRIPTION SOCIALE: OFFRIR UN HÉRITAGE
3.1 S’inscrire dans une société
3.1.1 Filiation littéraire
3.1.2 Filiation sociale
3.1.3 Omniprésence onomastique
3.1.4 Le corps comme symbole de souffrance
3.2 L’urgence d’écrire
3.2.1 Lecteur comme légataire
3.2.2 Conscience d’écriture
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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