La portée de l’article 8 de la CEDH
La notion de vie privée
La protection de la vie privée garantit à chacun un droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Selon la jurisprudence de la Cour, la vie privée est une notion à interpréter largement et qui n’est pas susceptible d’une définition exhaustive . Elle est composée d’éléments relatifs à l’identité d’une personne, comme son nom, sa photographie et son intégrité physique et morale . Certains auteurs ont tenté de définir cette notion notamment comme englobant : « la vie familiale, personnelle de l’homme, sa vie intérieure, spirituelle, celle qu’il mène lorsqu’il vit derrière sa porte fermée » et constitue une sphère de l’existence dans laquelle nul ne peut s’immiscer sans y être convié ou encore un droit pour l’individu d’avoir « une sphère secrète de vie d’où il a le pouvoir d’écarter les tiers (…), (un) droit à être laissé tranquille » .
La notion de réputation d’autrui
Olivier De Theux définit la notion de réputation comme celle qui « implique le droit pour chaque individu à ce que la probité de sa personne ne soit pas mise en doute auprès de l’opinion publique, à ce que sa personnalité ne soit pas ternie par des propos calomnieux ou diffamatoires, à ce que l’estime que l’on peut avoir pour elle ne soit pas diminuée fautivement, par exemple en lui attribuant un fait immoral ou l’exécution d’un délit » . Désormais, la réputation d’une personne représente une partie de son identité personnelle et psychique, qui relève de sa vie privée . Il y a donc un lien entre le droit à la réputation et le droit au développement personnel .
La distinction entre vie privée et réputation d’autrui
Les notions de vie privée et de réputation sont à distinguer. La protection de la vie privée tend à assurer la liberté, le secret et la tranquillité de l’individu, tandis que l’honneur et la réputation ont pour but de protéger les personnes contre des atteintes illégitimes à leur bonne considération .
Le droit à la réputation entre fréquemment en conflit avec la liberté d’expression. Lorsque l’expression dépasse les limites admissibles sous l’angle de l’article 10 de la CEDH, elle s’expose à une sanction sur le fondement de l’article 8 de la Convention et sur la nécessité de protéger de manière effective l’honneur et la réputation de la personne visée .
L’obligation de réglementer la liberté d’expression en vue de protéger la réputation d’autrui
Dans l’affaire Cumpana et Mazare c. Roumanie, les juges ont mis en évidence le fait que « les États contractants ont la faculté, voire le devoir, en vertu de leurs obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention […] de réglementer l’exercice de la liberté d’expression de manière à assurer une protection adéquate, par la loi, de la réputation des individus » . La Cour a conféré au droit au respect de la vie privée une efficacité horizontale. Bien que les violations de ce droit soient fréquemment le fait des particuliers eux-mêmes, l’État peut être tenu responsable dans l’hypothèse où il s’est abstenu de prendre des mesures nécessaires à la protection effective de la vie privée. L’affaire Von Hannover c. Allemagne aborde pour la première fois ce type de conflit. En l’espèce, la requérante mettait en cause l’absence de protection suffisante, de la part de l’État, de sa vie privée et de sa propre image . Dès lors où les juges de Strasbourg ont pris en compte le fait que le droit à la réputation faisait partie intégrante du droit au respect de la vie privée, les hypothèses se sont multipliées. Dans l’affaire Petrina c. Roumanie, la Cour souligne que « le requérant ne se plaint pas d’une action de l’État, mais du manquement de celui-ci à protéger sa réputation contre l’ingérence de tiers » . En l’espèce, les deux journalistes qui avaient faussement déclaré que Liviu Petrina était un ancien agent de la police secrète Securitate avaient été acquittés devant les juridictions internes. La Cour n’a pas été convaincue par la motivation du juge national : elle estime que les affirmations litigieuses étaient claires et directes, contrairement à ce qui avait été jugé par les autorités nationales. Dépassant les limites de l’expression acceptable, la Cour conclut à l’unanimité à la violation de l’article 8. Bien que soit reconnue l’obligation pour les États de prendre des mesures dans le but de protéger la vie privée d’autrui, la Cour précise que les autorités nationales doivent tout de même éviter « d’adopter des mesures propres à dissuader les médias de remplir leur rôle d’alerte du public (…). Les journalistes d’investigation risquent d’être réticents à s’exprimer sur des questions présentant un intérêt général (…) s’ils courent le danger d’être condamnés » . Tel est le cas lorsque le législateur prévoit, par exemple, des sanctions telles que des peines de prison ou encore l’interdiction d’exercice de la profession.
L’évolution du conflit entre les différents droits
Depuis l’affaire Hachette Filipacchi Associés (« Ici Paris ») c. France de 2009, l’article 10 et l’article 8 méritent « a priori un égal respect » en cas de conflit entre ces derniers . Néanmoins, nous devons interpréter cette égalité comme garantie en amont. A contrario, en aval, c’est-à-dire à l’issue du conflit, le juge doit choisir de faire prévaloir l’un des intérêts en jeu . Toutefois, il n’y a pas toujours eu l’égalité entre ces droits. C’est pourquoi, nous nous devons d’évoquer brièvement l’évolution de l’importance de ces droits dans le conflit.
La prééminence de la liberté d’expression
Il y a eu une période très protectrice de la Cour en faveur de la liberté d’expression. Celle-ci primait sur la vie privée en dépit du texte conventionnel . L’une des raisons de la conception quasi absolutiste de la liberté d’expression était due au fait que cette liberté répond à « un intérêt supérieur (…) indissociable de la démocratie » . La Cour estimait qu’il convenait de faire « pencher la balance des intérêts en présence en faveur de celui de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique » . Si l’État souhaitait limiter la liberté d’expression, elle ne pouvait le faire qu’en justifiant un intérêt particulièrement important . Quant à la protection de la réputation, elle était protégée par l’article 10 § 2 et non l’article 8. En effet, la haute juridiction la voyait comme un simple motif légitime de restriction . Il y avait ainsi une valorisation quasi systématique de la liberté d’expression sauf dans trois cas, notamment en présence d’un discours d’intérêt général . Selon le juge Loucaides, la Cour refusait de voir le droit à la réputation comme un droit fondamental autonome ayant pour source la CEDH .
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