Les événements de précipitations intenses
Outre l’activation du cône en période printanière, le cône alluvial étudié s’active également lors d’événements de précipitations intenses. Les caractéristiques morphométriques (faible taille du bassin versant et pentes prononcées) et sédimentologiques (sédiments mal triés à support clastique, accumulations de faible extension latérale de quelques dizaines de cm de hauteur, axe a des galets majoritairement parallèle à l’écoulement ou sans orientation préférentielle) observées suggèrent une mise en place et une évolution se rapprochant d’avantage des écoulements hyperconcentrés que des autres types d’écoulements (tableaux 1 et 2). Depuis le début des années 1980, trois événements ont été rappOliés par le MTQ pour cette section de la route 198. Le premier événement est survenu le 6 juillet 1980. Les stations météorologiques de la région (Mont-Louis, Cap Madeleine, Murdochville) ont enregistré cette journée-là entre 66 et 110 mm de pluie. L’activation des différents torrents a sectionné une portion de la route 198 isolant le village de Murdochville situé au sud-est de la région touchée.
Des éléments des infrastructures routières ont été complètement détruits et le roc a été mis à nu à certains endroits (verbatim, Gaétan Daraîche, MTQ). Le deuxième événement est survenu le 13 juin 1991: 50 à 73 mm de pluie sont tombées en une journée (Stations de Mont-Louis et de Murdochville). La route 198 fut endommagée, mais non sectionnée grâce à l’intervention des employés du MTQ qui ont réussi à détourner l’eau des torrents afin d’empêcher la destruction de la route (verbatim , Alain Boucher). Finalement, un dernier événement est survenu le 7 août 2002 lorsque 76 mm de pluie sont tombés en moins d’une journée (Station de Cap Madeleine). Les dommages occasionnés par cet événement furent importants (figure 3a,b) et ont été estimés à plus d’ un million et demi de dollars (Briand, 2002). C’est la dernière fois que des accumulations de graviers ont atteint la partie basale du cône, c’ est-à-dire à l’est de la route 198. Ces accumulations, qui ont dépassé le mètre sur la route 198, avaient plus de 70 cm d’épaisseur dans l’érablière qui borde la route 198 du côté est (dans le secteur des coupes 17 et 18). Couvrant une superficie de 800 mètres carrés, elles se sont mises en place sous forme de lobes (figure 3d,e) et ont recouvert la litière de même que la base des arbres.
Les trois événements recensés soulignent que le cône semble s’activer lorsque des précipitations sont supérieures à 60 mm par jour. Une analyse des données météorologiques disponibles pour la station de Murdochville indiquent que 14 événements dépassant 50 mm, dont six de plus de 60 mm de pluie par jour, sont survenus entre 1952 et 1995 (données non continues disponibles pour cette station) (tableau 4). Les précipitations importantes ne sont pas restreintes à la saison estivale puisque la station de Murdochville a enregistré des quantités dépassant les 50 mm en février 1970 et en mars 1976. Les événements extrêmes de 1980 et de 1991 sont inclus dans les six événements de plus de 60 mm. Il semble donc que 60 mm de pluie par jour soit une estimation assez fiable du seuil d’activation du cône alluvial de l’Anse-Pleureuse. Afin de valider ce seuil, il serait important de confirmer qu ‘aucun événement de plus de 60 mm ne soit survenu après 1995, à l’ exception du 7 août 2002. Cependant, le manque de données météorologique nous empêche cette vérification. Il importe de préciser que le seuil présenté ici est une estimation puisque les stations météorologiques ne sont pas situées dans les bassins versants. De plus, la quantité réelle de pluie tombée peut varier considérablement entre le bassin versant et la station météorologique la plus proche ou encore entre deux stations météorologiques près du site d’ étude (tableau 4). En effet, la station de Mont-Louis enregistre généralement des quantités de précipitations nettement inférieures à la station de Murdochville.
Régime hydro-sédimentaire
Trois principaux types d’ écoulements contribuent à la mise en place des cônes alluviaux en milieu tempéré : les coulées de débris, les écoulements fluviatiles et les écoulements hyperconcentrés (Blair, 1987; Wilford et al. , 2004; Wilford et al. , 2005). Les caractéristiques identifiées dans la littérature pour chaque type d’écoulements sont présentées dans les tableaux 1 et 2. Dans le cas du cône de l’ Anse-Pleureuse, les caractéristiques morphométriques et sédimentologiques du bassin versant (coefficient de Melton de 0,48 et coeffici ent du relief de 0,26) suggèrent que les écoulements hyperconcentrés co nstituent le principal processus hydrogéomorphologique actif. Nous penso ns que le cône alluvial étudié a été mis en place par de tels écoulements, générés lors d ‘événements d’ intenses précipitations. Plusieurs arguments soutiennent cette hypothèse: les caractéri stiques du bassin versant, les données stratigraphiques et sédimentologiques, l’ impact des derniers événements de précipitati ons intenses et la faible activité entre ces derniers. Les types d’ écoulements actifs sur les cônes alluviaux varient en fonction des caractéristiques morphométriques du bassin versant. Plusieurs études ont exploré les mécanismes de formation des cônes alluviaux à travers les relations morphométriques qui existent entre le cône et le bassin versant qui l’alimente (Bull, 1964; 1972; 1977; Denny, 1965; Hooke, 1968; Church et Mark, 1980; Kostaschuk et al. ,1986; De Scally et al. , 2001; De Scally et Owens, 2004; Wi1ford et al., 2004; 2005). Selon Wilford et al. (2004), le coefficient de Melton et la longueur du bassin versant sont la meilleure combinaison de variables pour différencier les écoulements actifs dans les bassins versants.
L’ approche morphométrique de Wilford et al. (2004) a permis de définir de trois classes de bassins versants qui se distinguent par un type d’écoulement prédominant (figure 9). Lorsque nous transposons les paramètres morphométriques du bassin versant du cône étudié sur le graphique de Wilford et al. (2004), celui-ci semble appartenir à la catégorie des écoulements hyperconcentrés (figure 9). Cette transposition n’est présentée pour le moment qu ‘à titre indicatif. Il faudra analyser quelques dizaines de cônes alluviaux gaspésiens afin de vérifier si les seuils (longueur du bassin versant, coefficient de Melton) trouvés pour les cônes alluviaux forestiers de la Colombie-Britannique peuvent être transposés en Gaspésie. L’ étude des paramètres morphométriques doit être complétée par des vérifications sur le tenain, car en milieu forestier il peut être difficile d’identifier les différents dépôts par photo-interprétation. Dans le cas de l’Anse-Pleureuse, les données stratigraphiques et sédimentologiques présentent des faciès typiques des écoulements hyperconcentrés. Les dépôts sont massifs, composés de fragments angulaires grossiers en contact les uns avec les autres et entre lesquels on retrouve une matrice moyenne à grossière plutôt mal triée. La présence de levées ou de lobes n’a pas été notée ni dans les coupes ni à la surface du cône.
Évolution postglaciaire
Le cône de la Vallée de l’Anse-Pleureuse semble avoir été actif durant tout l’ Holocène. Le début de la sédimentation se situe peu de temps après la déglaciation de la Vallée. C’est lorsque la rivière de l’ Anse-Pleureuse s’ est déplacée vers l’est de la vallée que le cône a pu s’établir sur l’ unité d’alluvions anciennes. Bien qu ‘actif depuis la déglaciation, la mise en place du cône ne semble pas s’être déroulée de faço n continue, mais plutôt de faço n épisodique. Les lits grossiers se mettent en place rapidement lors d’ événements de précip itations intenses alors que les lits fi ns s’ établissent lentement loin des axes de transports majeurs. Il apparaît donc difficile d’ établir des taux de sédimentation fiables et significatifs. De plus, la coupe stratigraphique numéro 4 laisse vo ir une érosion et une resédimentation dans la partie supérieure de l’unité II, et les datations qui supporteraient ces taux so nt limitées et peu représentatives de la variabilité latérale trouvée dans les différentes coupes stratigraphiques. Cependant, le cône de l’ Anse-Pleureuse semble avoir été plus actif avant 9 000 ans BP et après 5 000 ans BP, du moins dans la portion centrale du cône. Ces observations permettent d’avancer deux hypothèses quant aux phénomènes qui ont régi l’évolution du cône. Tout d’ abo rd, il est fo rt probable que la variabilité observée dans les coupes stratigraphiques soit simplement liée à la migration des chenaux sur le cône lors d’ avulsions. La présence de la végétation sur les versants et la formation d’embâcles ont pu favoriser des accumulations massives dans la portion sommitale et créer un déséquilibre dans le profil du cône.
Les périodes d’ activité peuvent donc être liées à un réajustement du profil du cône suite à ce déséquilibre sédimentaire ou simplement à une migration durable du chenal principal. Quant aux périodes de faible activité, elles peuvent être associées à leur localisation éloignée des principaux axes de transports, ce qui permettait la mise en place des unités fines et des lits organiques. Il est possible également que les changements environnementaux survenus au cours de l’Holocène aient influencé l’évolution postglaciaire du cône alluvial. Il importe de mentionner ici qu’il ne s’agit que d’hypothèses puisque, d’une part, nous n’avons étudié qu’un seul cône et, que d’ autre part, toutes les datations disponibles proviennent d’une seule coupe située dans la partie centrale du cône. Il reste que le ralentissement de la sédimentation observé entre 9 000 et 5 000 ans BP dans la partie centrale du cône de l’Anse-Pleureuse coïncide avec l’ optimum climatique, période chaude durant laquelle le couvert forestier s’est densifié et où des espèces plus thermophiles ont colonisé les versants (Marcoux et Richard, 1995). Quant à la reprise de l’ activité après 5 000 ans et la mise en place de l’ accumulation après 3 515 ans BP, elle pourrait avoir été favorisée par les néoglaciations, période caractérisée par une reprise de l’ activité périglaciaire sur les versants (Payette et Boudreau, 1984; Hétu et al. , 2003; Hétu, 2008). En effet, c’ est également à l’ Holocène supérieur que les cônes limoneux de la Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent se sont mis en place, les conditions plus humides ayant favorisé une augmentation des écoulements de sous-bois (Hétu, 2008).
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