C’est par la crise que l’homme se crée homme
Pourquoi agir sur les comportements
Qu’est-ce qu’une crise ? On pense généralement à un changement brusque et décisif dans le cours d’un pro-cessus, une perturbation temporaire des mécanismes de régulation d’un individu ou d’un ensemble d’indivi-dus. Il s’agit toujours d’une menace aiguë pour l’inté-grité du sujet, une menace de mort. Cette menace est généralement mobilisatrice de moyens d’action pour la survie, c’est-à-dire pour la mise en œuvre de nou-veaux comportements régulateurs. Les causes peuvent être externes – une situation conflictuelle dans l’envi-ronnement – ou internes – des crises de développe-ment en cours de croissance : la mise au monde, le huitième mois, la puberté, l’adolescence, le milieu de vie, l’entrée dans la vieillesse.
C’est bien une crise que vivent actuellement les entre-prises. Dans une étude remise en 1996 au Conseil éco-nomique et social, Hervé Serieyx liste dix changements majeurs dans les grandes entreprises :
• les grandes entreprises se globalisent (se mondiali-sent) ;
• les grandes entreprises se délocalisent ;
• les grandes entreprises externalisent, ce qui n’est pas le cœur de leurs compétences ;
• les entreprises s’atomisent ;
• les entreprises se transversalisent ;
• les entreprises se dématérialisent ;
• les entreprises se tertiarisent ;
• les entreprises se servicialisent ;
• les entreprises se coalisent ;
• les grandes entreprises se désocialisent.
C’est par la crise que l’homme se crée homme
Il s’agit bien d’un « changement brusque et décisif dans le cours d’un processus. »
Le mot « crise » s’écrit en chinois en deux idéo-grammes superposés : l’un signifie « danger » et l’autre « opportunité ». De tout temps, la crise a été vue par les hommes comme une occasion de progres-ser, d’apprendre, de se transformer, de grandir. Mais le changement est douloureux et on ne s’y livre pas spon-tanément. La tentation est grande de vouloir éliminer les aspects physiques douloureux de la crise, sans pour autant ouvrir la voie à un changement agissant sur la défaillance principale : placebo, bouc-émissaire, guerre. Dans l’ouvrage collectif Crise, rupture et dépassement1 René Kaës défend l’idée que la crise comporte un aspect bénéfique puisque : « elle rend possible, par un mouvement de retraite sal-vatrice, les modifications du comportement, des sys-tèmes de défense, des schémas de représentation de l’action. C’est par là que se justifie l’institution sociale de la formation, comme procédure d’extinction de la crise par la mise en œuvre de nouvelles régulations. »
La formation comme procédure d’extinction de la crise sage d’un code et d’une structure de relation à d’autres codes et d’autres structures relationnelles est conflictuel, et il doit être conflictuel pour pouvoir être dépassé. Mais cette élaboration requiert qu’une figu-ration conflictuelle soit possible dans l’ordre du jeu, de telle sorte que les composants de la crise et les élé-ments de solution, avec leurs conséquences, puissent être explorés sans dommage pour le sujet et son envi-ronnement transitionnel. Dans cet entre-deux, les sujets en transition ne disposent plus du code habituel. La formation est donc une procédure spécifiquement humaine pour résoudre les crises multiformes et répé-titives que nous avons à élaborer pour survivre. René Kaës voit un paradoxe si n’est pas prévue dans ce pro-cessus de formation la possibilité de sortir du système formation permanente pour instaurer, avec la cou-pure, le temps de la mise à l’épreuve et de la réalisa-tion. Pour lui, la formation devrait accompagner et stimuler un temps le processus de métamorphose, l’ac-quisition et la mise à l’épreuve de nouvelles res-sources2. Nous présenterons dans la troisième partie une réponse en formation « dans l’ordre du jeu », qui permet de reconstituer une crise afin d’expérimenter sans danger de nouvelles ressources et solutions.
Changement rapide ou changement en douceur ?
Guy Rullaud3, un de mes amis consultants qui met sa compétence de thérapeute au service des entreprises, a été appelé dans la région de Cognac auprès d’une entreprise touchée de plein fouet, comme tous les acteurs économiques de cette prestigieuse industrie d’eau de vie de raisin. Avec la mévente du Cognac dans le monde, la situation est telle que l’on craint un effet dominos : une chute en entraîne une autre, et ainsi de suite à l’infini. Ce n’est pourtant pas faute de s’être adapté, mais peut-être trop progressivement, sans que la crise se fasse ressentir, sans douleur. Son client, très lucide, lui raconte l’histoire de la grenouille plongée dans de l’eau froide progressivement portée à ébulli-tion. La grenouille n’a pas cherché à s’enfuir, elle s’est progressivement adaptée, mais elle est morte brûlée. Une autre grenouille plongée directement dans de l’eau bouillante a bondi aussitôt hors de l’eau et a eu la vie sauve. Cette expérience n’a aucune valeur scien-tifique – qu’Henri Laborit lui pardonne – mais illustre bien ce phénomène de la crise salvatrice, et des avan-tages d’une attitude proactive par rapport à une atti-tude adaptative. On ne saura jamais si l’on est capable de sauter une haute barrière tant que l’on n’est pas poursuivi par un taureau furieux. Le parti à tirer d’une crise est un thème récurrent de notre civilisation, que l’archétype du héros nous rappelle sans cesse.
Tout appelle à un changement des mentalités et des comportements. Le changement fait obligatoirement partie de la vie sociale d’une organisation. Selon Kurt Lewin, la modification de comportement comporte trois phases :
L’inadéquation entre notre routine et les changements imposés génère un décalage, une contradiction, une dissonance4. La dissonance cognitive est le terme donné par Festinger à l’inconfort ressenti lorsque nous sommes sur une voie qui est incompatible avec notre véritable conviction. Comme la théorie de l’équilibre, elle suggère que nous sommes motivés pour réduire son impact. Il y a pour cela trois manières :
• réduire l’importance des convictions dissonantes ;
• ajouter plus de convictions consonantes que l’on en élimine ;
• changer les convictions dissonantes de manière à ce qu’elles ne soient pas inconsistantes.
Par exemple, j’achète une voiture chère et je découvre qu’elle n’est pas confortable sur les longues distances. Une dissonance existe entre ma conviction que j’ai acheté une bonne voiture et que cette bonne voiture devrait être confortable. La dissonance peut être éli-minée en décidant que cela n’a pas d’importance, puis que cette voiture est surtout utilisée pour les courtes distances (en réduisant l’importance de la conviction dissonante) ou de se focaliser sur les points forts du véhicule tels que la sécurité, l’aspect, la maniabilité