Le concept d’implication globale au travail (« work commitment »)
Le concept et son intérêt empirique
De l’implication multiple à l’implication globale
Le concept d’implication multiple au travail (« multiple commitment in the workplace ») a émergé dès lors que les auteurs ont tenté de recenser, puis d’étudier simultanément les divers domaines dans lesquels le salarié pouvait s’impliquer [ex : Morrow & Mc Elroy – 1986, Reichers – 1985]. Par implication multiple, ou implication globale au travail, nous entendons parler en priorité des divers objets ou cibles de l’implication, et non pas simplement de ses différentes composantes (affective, calculée, normative32). Cette approche est généralement celle qui est adoptée par les chercheurs dans le domaine de l’implication multiple [Morrow- 1993 ; Blau & al. – 1993 ; Cohen2003] : on peut en effet noter que si certains auteurs adoptent une vision « doublement multidimensionnelle » de l’implication [Meyer & Allen – 1997], d’autres ne retiennent que la multiplicité des cibles, en tentant de conserver l’unidimensionnalité dans chacun des objets de l’implication [Cohen- 2005 ; Blau & al.– 1993] ou en considérant seulement certaines objets comme multidimensionnels [Morrow & Mc Elroy – 1986 ; Randall & Cote – 1991 ; Hackett & al. – 2001] 1.1.2 L’intérêt du concept d’implication globale au niveau empirique La possibilité qu’un individu puisse être simultanément impliqué dans plusieurs domaines liés à son travail est communément admise dans la littérature sur l’implication : les auteurs [ex : Cohen2003, Gallagher & al. – 2001 ; Redman & Snape – 2005] se réfèrent souvent aux travaux de Lawler sur la « théorie de l’attachement », qui considère que la structure des sociétés actuelles amène les individus à se sentir impliqués dans plusieurs collectifs, dont ils sont simultanément membres. Lawler remarque en effet que « les acteurs développent des liens affectifs plus forts envers les sous-groupes appartenant au système social qu’envers le système social global », ils développent de même des liens plus forts envers les communautés locales ou les groupes de collègues qu’envers les Etats, ou les organisations. 32 Les auteurs emploient généralement l’adjectif multidimensionnel pour faire référence à la nature multiple de l’implication (ex : Meyer & Allen – 1997) L’implication globale au travail (wor notre cadre d’étude ment) : 54 Il s’ensuit que la compréhension et la prédiction des comportements est très difficile si on prend comme référence d’étude l’implication dans un collectif unique [Lawler – 1992]. La tentative de prendre en compte simultanément les différents objets d’implication dans la sphère professionnelle des salariés a progressivement conduit les chercheurs à envisager pour chaque individu un « portefeuille d’implication », selon l’expression de Maurice Thévenet [1992] : autrement dit, si l’on veut mieux comprendre les comportements au travail des salariés, il faut tenter de prendre en compte la multiplicité des objets de leur implication professionnelle. Il est alors possible de dresser des « profils » d’implication, caractérisés par des degrés d’implication plus ou moins forts vis-à-vis des différentes cibles : un salarié très impliqué dans son métier peut par exemple être très peu impliqué dans l’organisation qui l’emploie si celle-ci ne lui permet pas d’exercer et d’accroître ses compétences : il pourra alors apparaître comme peu impliqué si l’on s’en tient à la seule implication organisationnelle (comme c’est souvent le cas dans les études empiriques), alors qu’en réalité son implication dans le domaine du travail est réelle, mais elle porte sur un objet différent. Dans le domaine de l’implication multiple, les premières recherches ont porté sur l’étude de l’implication duale des salariés syndiqués dans leur organisation de travail et dans leur syndicat d’appartenance [ex : Stagner – 195433]. A la suite de ces travaux, plusieurs situations d’implication organisationnelle duale, dans lesquelles les salariés montrent un niveau de loyauté et d’attachement élevés envers deux organisations distinctes ont été mises en lumière : implication duale des salariés intérimaires envers les entreprises clientes leur agence de travail temporaire [Linden & al. – 2003 ; Benson – 1998], implication duale des salariés expatriés envers leur entreprise d’origine et l’entreprise d’accueil [Gregersen & Black – 1992], ou encore implication des médecins responsables d’unités de soin envers leur organisation et leur profession [Hoff & al. – 2001]. Si l’on s’en tient aux salariés travaillant dans une organisation unique (cas le plus fréquent), les travaux de Reichers [1985], enrichis par Becker [1992] ont montré que les individus pouvaient s’impliquer dans plusieurs constituants de l’organisation, à la fois internes (collègues, managers…), et externes (clients). Le concept d’implication globale apparaît de plus en plus comme une voie de recherche prometteuse, car il pourrait permettre de surmonter un certain nombre de difficultés théoriques et empiriques récurrentes dans l’étude de l’implication au travail. Au niveau théorique tout d’abord, plusieurs chercheurs considèrent que l’évolution des relations d’emploi doit conduire à enrichir les conceptualisations habituelles de l’implication [ex : Cohen 33 Pour une présentation détaillée et critique de ces travaux, voir Neveu [1991], p. 114 et suivantes. 55 2003]. La grande majorité des études envisagent aujourd’hui encore l’implication sous l’angle organisationnel34, alors même que les notions d’attachement et de loyauté envers l’organisation semblent remises en cause, à la fois par les chercheurs [ex : Cascio – 1995 ; Gilbert – 1996] et par les salariés eux-mêmes, comme le montrent différentes études : près de 60% des cadres français interrogés par le cabinet d’étude OTC en 2004 déclarent par exemple se sentir « détachés de leur entreprise »35 , seuls 14% des 86000 salariés interrogés dans une étude du cabinet Tower-Perrin en 2004 se sentent « fortement impliqués dans le succès de leur entreprise »36). Meyer & Allen [1997, p5] remarquent que, si l’attachement organisationnel des salariés semble diminuer, cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas impliqués, mais simplement que leur implication se développe dans d’autres domaines (la carrière, le secteur d’activité…). M. Thévenet développe une réflexion similaire lorsqu’il affirme que « les personnes sont plus impliquées qu’on ne croit, mais ce n’est pas forcément le type d’implication que l’on attend » [Thévenet – 2002, p 11]. L’usage du concept d’implication multiple permettrait donc, dans ce cadre, de mieux comprendre les ressorts de l’implication des salariés, même lorsque leurs liens avec les organisations se trouvent affaiblis, que ce soit pour des raisons psychologiques (désenchantement, perception d’un manque de réciprocité) ou parce que leur forme d’emploi est atypique (intérimaires, travailleurs indépendants…). J. Meyer et N. Allen concluent leur ouvrage consacré à l’implication [1997, p. 114] en faisant remarquer que « le plus grand défi pour les chercheurs qui s’intéressent à l’implication sera de déterminer comment cette implication est affectée par les nombreux changements qui bouleversent le monde du travail ». Les travailleurs intérimaires, dont le nombre croissant témoigne de l’évolution des modes d’organisation du travail, constituent un terrain tout à fait pertinent, selon nous, pour une application du concept d’implication multiple : ces salariés ont en effet un lien en général assez distendu avec leur employeur (qu’il s’agisse de l’agence de travail temporaire ou des entreprises utilisatrices) : leur implication au travail apparaît cependant comme réelle, comme nous le verrons dans l’étude de littérature du chapitre suivant. Le concept d’implication globale permet dans ce cas d’étudier toutes les facettes de l’implication de ces salariés atypiques, et de mieux expliquer certains comportements (notamment le fait de s’investir fortement dans une tâche sans être réellement impliqué auprès de l’entreprise). Plusieurs auteurs ayant publié des recherches dans le domaine de l’implication multiple [ex : Cohen – 2003, p. 293, Gallagher & al. – 2001] reconnaissent que ce domaine mérite d’être exploré, en raison de la 34 Une interrogation de la base de données « EBSCO – Business source premier » permet par exemple de relever 1744 articles traitant de l’implication organisationnelle, mais seulement 278 traitant de l’implication dans l’emploi (job involvement) et 176 traitant de l’implication dans la carrière (career commitment / occupational commitment / professionnal commitment) 35 baromètre OTC /Les échos – résultats publiés dans Les Echos – 12/10/2004 36 Tower Perrin 2005 worforce study (enquête menée auprès de 86000 salariés issus de 16 pays). 56 montée en puissance des emplois atypiques : A. Cohen remarque par exemple que très peu de recherches ont été entreprises pour tenter d’appliquer des modèles d’implication multiple aux salariés contingents ou intérimaires. Au niveau pratique, le concept d’implication global semble également prometteur en raison de son pouvoir explicatif et prédictif : les spécialistes de l’implication ont en effet souvent constaté que le lien entre implication et « comportements-cibles » (fidélité, comportements de citoyenneté organisationnelle, réduction de l’absentéisme) n’est pas toujours aussi clair et aussi solide que prévu dans la théorie, surtout lorsque seule l’implication organisationnelle est prise en compte [ex : Mowday & al. – 1982 ; Mathieu & Zajac – 1990]. La corrélation entre l’implication dans l’organisation et le turnover (considéré comme sa principale conséquence) est par exemple modeste (r = -0.28 dans la méta-analyse de Mathieu & Zajac – 1990, confirmé dans une métaanalyse plus récente de Griffeth & al. – 2000). A partir du moment où l’on admet que l’organisation n’est qu’une cible d’implication parmi d’autres, l’adoption d’un modèle multipolaire d’implication au travail semble avoir un meilleur effet prédictif sur les comportements au travail que l’usage de facettes particulières [Wiener & Vardi – 1980]. Plusieurs études ont par exemple montré que l’intention de quitter l’organisation est beaucoup mieux prédite en utilisant un modèle d’implication globale qu’en mesurant seulement l’implication dans l’organisation [ex : Cohen – 1993 ; Hunt & Morgan – 1994].
Les problèmes de terminologie posés par l’étude de l’implication globale
L’étude de l’implication multiple au travail « en français » nous expose à un problème de vocabulaire : le terme « implication au travail» est généralement considéré comme la traduction de l’anglais « work commitment »…mais il arrive souvent dans les sondages, les articles de presse, ainsi que dans la littérature scientifique francophone canadienne et belge [voir par exemple Lapalme & Doucet – 2004], que « work commitment » soit traduit par « engagement au travail ». Certains auteurs français [ex : Commeiras & Charles Pauvert- 2002], suivant la voie proposée par J.P Neveu [1993], proposent donc de différencier conceptuellement engagement (« involvement ») et implication (« commitment ») en se basant sur les théories psychologiques de l’engagement développées en France par Beauvois & Joulle [1987]. L’engagement se différencierait de l’implication car il intègre une dimension comportementale : selon Neveu, l’implication se réfère à des attitudes de type affectif ou cognitif, tandis que l’engagement se réfère à des actes. Ceci posé, ce point de vue n’a pas été adoptée par les chercheurs canadiens [ex : Guay & al. – 2000 ; Lemire & Saba – 2005] et belges [ex : Stinglhamber & al. – 2002] qui continuent aujourd’hui à 57 traduire implication par engagement, surtout dans le domaine de l’organisation. Au niveau français, la situation n’est pas toujours claire : le terme d’implication domine en GRH, mais il arrive que certains chercheurs lui préfèrent le terme d’engagement [ex : Paillé 2006 ; Galois – 2006], ou utilisent alternativement les deux termes [ex : Herrbach 2004 ; 2005]. Nous adoptons pour notre part la traduction de commitment par implication, qui apparaît finalement comme dominante auprès des auteurs en GRH (on peut se référer par exemple à un ouvrage collectif intitulé « L’implication au travail » publié en 2002). La deuxième source de confusion terminologique provient du terme « travail », qui possède plusieurs sens. Le concept de « work commitment » (implication dans le travail) fait à la fois référence à une facette de l’implication (implication dans le travail en lui-même, ou « work involvement » au sens de Kanungo – 1982) et à un construit multidimensionnel (« work commitment » au sens de Morrow – 1983]. Il paraît ici préférable d’adopter la voie proposée par Morrow [1983], qui considère que l’implication au travail est un construit global et fédérateur qui regroupe toutes les facettes d’implication appartenant à la sphère professionnelle de l’individu. Pour éviter les confusions, le terme « work involvement » peut simplement être traduit par implication dans les valeurs du travail ou dans la valeur-travail [voir par exemple Thévenet – 2003]. Plus récemment, Cohen [2003], adaptant l’expression d’Allen & Meyer [1997] parle d’implication multiple sur le lieu de travail (« multiple commitment in the workplace »). Dans les travaux francophones, G. Bijeire [1996], repris par Commeiras [2002] propose le terme « d’engagement professionnel » (qui pose selon nous problème, car il peut être confondu avec l’implication dans la profession). Lapalme & Doucet [2004] proposent enfin simplement de parler « d’engagement multiple ». L’absence du terme « travail » brouille un peu les pistes dans ce cas, c’est pourquoi nous proposons finalement d’utiliser le terme fédérateur « d’implication globale au travail » pour traduire le concept de « work commitment ».