Le concept de surdité phonologique en langue étrangère
Le concept de surdité phonologique en langue étrangère a été introduit par le linguiste Polivanov dans les années 30. Selon lui, les phonèmes et les autres représentations phonologiques de la langue maternelle sont étroitement liés à notre activité perceptive. Même quand nous percevons des mots d’une langue ayant un système phonologique tout différent, nous sommes enclins à les décomposer en des représentations phonologiques propres à la langue maternelle (Polivanov, 1931). Quelques années plus tard, Troubetzkoy, le père de la phonologie, illustre ce concept de surdité phonologique par sa métaphore célèbre du crible phonologique : « Le système phonologique d’une langue est semblable à un crible à travers lequel passe tout ce qui est dit. Seules restent dans le crible les marques phoniques pertinentes pour individualiser les phonèmes. Tout le reste tombe dans un autre crible où restent les marques phoniques ayant une valeur d’appel : plus bas se trouve encore un crible où sont triés les traits phoniques caractérisant l’expression du sujet parlant. Chaque homme s’habitue dès l’enfance à analyser ainsi ce qui est dit et cette analyse se fait d’une façon tout à fait automatique et inconsciente. Mais en outre le système des cribles, qui rend cette analyse possible, est construit différemment dans chaque langue. L’homme s’approprie le système de sa langue maternelle. Mais s’il entend parler une autre langue, il emploie involontairement pour l’analyse de ce qu’il entend le « crible phonologique » de sa langue maternelle qui lui est familier. Et comme ce crible ne convient pas pour la langue étrangère entendue, il se produit de nombreuses erreurs et incompréhensions. Les sons de la langue étrangère reçoivent une interprétation phonologiquement inexacte, puisqu’on les fait passer par le « crible phonologique » de sa propre langue. » (Troubetzkoy, 1939 : 54) Le concept du crible phonologique nous permet de comprendre les raisons d’une perception défectueuse en langue étrangère, cependant il se fonde sur les produits finis Différents modèles théoriques des traitements perceptifs. Il faut attendre le début des années 60, pour que la psycholinguistique et la psychologie cognitive prennent le relai et proposent de nouvelles explications de ce phénomène. Le concept de la perception catégorielle est ainsi introduit par ces disciplines pour expliquer la surdité phonologique. Le processus de perception catégorielle commence très tôt. Chaque enfant catégorise progressivement ce qu’il entend fréquemment, c’est-à-dire qu’il regroupe les unités sonores qu’il connaît dans une même catégorie, et il délimite graduellement des frontières entre elles afin de les discriminer. Ces catégories sonores, limitées en nombre, contribuent au processus de communication. Ainsi, chaque individu acquiert la maîtrise du système sonore de sa langue maternelle. Les travaux de Kuhl (Kuhl & Iverson, 1995) complètent cette notion de perception catégorielle, en développant une théorie traitant de l’effet aimant de la langue maternelle (Native Language Magnet). Dans chaque catégorie des éléments sonores, il existe un élément le plus représentatif, qui est appelé prototype. Il attire vers lui la perception des sons qui sont situés à proximité. Lorsqu’on apprend une langue étrangère, les phonèmes de la langue maternelle agissent comme des aimants, qui attirent vers eux des sons qui ont pourtant des propriétés acoustiques différentes. Autrement dit, le système phonologique de la langue maternelle constitue un filtre qui devient un handicap pour le processus de perception des phonèmes de la langue étrangère, car il nous empêche de percevoir des différences qui ne sont pas significatives en langue maternelle mais qui peuvent être significatives en langue étrangère (Anne-Flore, 2012). Selon Kuhl, ces interférences entre langue maternelle et langue étrangère sont responsables de notre difficulté à étendre notre carte de perception phonologique afin d’y intégrer les éléments sonores distinctifs en langue étrangère. Cependant, Kuhl considère qu’un apprenant en langue étrangère peut parvenir à créer de nouvelles frontières phonologiques suite à un entrainement intensif. Flege (1992, 2003) élabore un modèle de perception et de production de la parole, pour expliquer notamment les difficultés perceptives rencontrées par les apprenants adultes lors de leur apprentissage d’une langue étrangère. Le Modèle d’acquisition de la parole (Speech Learning Model ou SLM) est basé sur deux éléments principaux : le premier postule que pour les apprenants en langue étrangère, il est impossible de séparer 176 le système phonétique de leur langue maternelle et celui de la langue cible. La seconde stipule que les mécanismes qui nous permettent d’apprendre une langue restent intacts toute notre vie. Cependant, au fur et à mesure que les catégories pour la langue maternelle se développent, il est de plus en plus difficile de créer de nouvelles catégories qui correspondraient aux unités sonores de la langue étrangère. Ainsi, pour les enfants, dont les catégories phonologiques sont encore en construction, il est plus facile d’ajouter de nouvelles catégories. Cela explique, dans un certain sens, les différences concernant les performances en perception phonologique entre les enfants et les adultes. Flege indique également que, lors de l’apprentissage d’une langue étrangère, les sons les plus proches et les plus éloignés de la langue maternelle seraient les mieux maîtrisés. Pour les sons les plus proches, les apprenants peuvent les assimiler facilement aux catégories préexistantes, alors que pour les seconds, qui n’appartiennent pas aux catégories perceptives de la langue maternelle, les apprenants sont obligés de créer de nouvelles catégories. Ajoutons également que les différences perceptives entre la langue maternelle et la langue étrangère sont traitées sur une base du continuum. Selon le modèle de Flege, toutes les modifications des catégories existantes ainsi que les créations de nouvelles catégories amèneraient une réorganisation du continuum. Quant à la production, Flege constate qu’il existe une corrélation significative entre la perception et la production, mais il n’affirme pas que toutes les erreurs de production en L2 résultent des éléments perceptuels. Escudero (2005) introduit un nouveau modèle synthétique des théories antérieures : le modèle de perception linguistique d’une langue seconde (L2LP). Selon ce modèle plus souple et plus complet, l’apprenant en langue étrangère passe plusieurs étapes pour créer de nouvelles catégories phonologiques. Plus précisément, après avoir changé sa carte perceptive, l’apprenant devient plus sensible aux différences sonores qui ne sont pas distinctives dans sa langue maternelle mais qui le sont en langue cible. Ainsi, il est capable d’établir graduellement de nouvelles catégories. Escudero explique que ce processus commence par un état initial, passe par un stade d’apprentissage et de développement, et atteint enfin un stade final. A l’état initial, l’apprenant utilise les catégories phonologiques de sa langue maternelle, et une mauvaise perception phonologique provient donc d’un classement erroné des unités sonores de la langue étrangère dans les catégories de la 177 langue maternelle. Au fur et à mesure du contact avec la langue cible, l’apprenant commence à modifier sa carte perceptive et développe de nouvelles catégories phonologiques pour arriver au stade final. Ainsi, l’acquisition de la phonologie d’une langue étrangère entre dans un contexte dynamique. Grâce à ces théories concernant l’acquisition de la phonologie d’une langue étrangère, nous pouvons voir que tout individu est conditionné par les spécificités phonétiques originales de sa langue maternelle. Pour un apprenant adulte chinois du français L2, ses difficultés de perception phonologique pourraient s’expliquer par le filtre phonologique qu’il met en place très jeune au contact de la langue chinoise. Ce filtre a tendance, notamment au début de l’apprentissage, à réduire considérablement les capacités de discrimination et de catégorisation phonologiques des apprenants chinois. Cette fausse appréciation des phonèmes du français peut également se manifester au niveau de la production. Pour mieux comprendre les difficultés auxquelles les apprenants chinois sont confrontés lors de la perception et de la production du français, il nous semble important de décrire par la suite le système phonétique du chinois.
Difficultés lors de la production graphique
Partant de ce constat au niveau oral, nous vérifierons dans la partie suivante si les différences entre les systèmes phonologiques jouent également un rôle dans la production écrite. Autrement dit, la question de recherche est de savoir si les erreurs orthographiques à dominante phonétique sont dues à des difficultés au niveau phonique liées aux différences existantes entre le système phonologique du français et celui du chinois. En revenant à notre corpus d’écrits, nous constatons que l’effet probable de la dissemblance existant entre les deux systèmes phonologiques en jeu se manifeste dans la production orthographique des apprenants. Pour la confusion des voyelles, il existe les erreurs concernant la nasalisation ou la dénasalisation : (52) a. * Keu, le sénéchal, jaloux, aigre et {prèt}_{prêt} à se {monquer}_{moquer} a dit. (L2-01-003) 178 b. * {Aperceval}_{Perceval} +R[combattre]+R+//combat//+R avec un autre chevalier qui le {racontre}_{rencontre} dans {le}_{la} forêt quand il part sa maison. (L3-002) c. * Le roi observait le jeune homme inconnu et {rancontait}_{racontait} son [chagrin] ennemi qui [sa] +R[a]+R+//avait//+R saisi la coupe du roi et répandu sur la reine [vin] le vin qu’elle avait refusé. (L4-022) d. * Il est {audance}_{audacieux} et menaçant. (L4-026) e. * le roi ~~lui~~ donna son {explanation}_{explication} de son {ignanrance}_{ignorance} impolie et lui interrogea +R[son]+R+//sa//+R raison de venir à la cour. (L4-027) f. * Perceval {recontra}_{rencontra} un groupe de chevaliers. (L4-016, L4-19, L4-25, L4-27) Les erreurs concernent la consonne [R], qui n’existe pas dans le système phonologique du chinois : (53) a. * il {admisait}_{admirait} ça trop. (L2-01-001) b. * Mais [qu] il y a [eut] eu des [rit] {rites}_{rires}. (L3-018) Les difficultés relèvent de l’opposition de voisement de consonnes : (54) * Perceval n’a pas connu que{c_QUOTE_a}_{ç_QUOTE_a} été une {blaque}_{blague}. (L2-01-003) Les erreurs concernent la non réalisation de groupes consonantiques : (55) a. * Un jour qu’il chassait dans la forêt, il rencontrait une troupe de {chevalier}_{chevaliers}, et il ébahi puis {émereillé}_{émerveillé} par leurs épées. (L3-012) b. * Le roi dit à lui que s’il {renconte}_{rencontre}devant la porte et qui s’en 179 va avec ta coupe, il {veux}_{veut} être le chevalier {Vermeils}_{Vermeil}. (L3-016) c. * suivez les conseils des [prud]’hommes qui [est] sont {monte}_{montrés} honorable. (L4-008) d. * il a {renconté}_{rencontré} {du}_{le} roi ~~Arthur~~ et il ~~lui~~ demandait {de_être}_{d_QUOTE_être} son chevalier. (L4-009) e. * il n’y a [q] une seul[e] idée dans le cœur de Perceval que [l] leur {ressember}_{ressembler} et devenir un membre entre eux, comme un chevalier. (L4-026) La forme erronée provient de la non-réalisation de syllabes fermées : (56) * +R[Au]+R+//En//+R {contrait}_{contraire} de sa +R[mére]+R+//mère//+R, ce jeune homme s’est dépêché de prendre {sa}_{son} chemin. (L2-01-023) Cependant, tous les cas que nous venons de citer ne constituent pas de tendances orthographiques, et il ne s’agit que des erreurs sporadiques. Notons que l’interférence entre le système phonologique de l’apprenant et celui du français peut expliquer certains faits mais pas tous. De plus, contrairement aux recherche de Gonac’h & Mortamet (2011) et de Katoozian (2013), où les scripteurs afghans et iraniens rencontrent les difficultés spécifiquement vocaliques, et que les scripteurs hispano-américains sont confrontés particulièrement les difficultés consonantiques, les erreurs orthographiques à dominante phonétique trouvées dans notre corpus ne portent pas particulièrement sur les consonnes, même le système consonantique du français et celui du chinois font preuve de peu de similarités. Notons que la plupart de confusions de consonnes ou de voyelles ne pourraient pas s’expliquer, nous semble-t-il, par les dissemblances existant entre les deux systèmes phonétiques. Pour la forme erronée suivante, le scripteur a remplacé le phonème [o] par [ø]. Le dernier phonème n’existe pas dans le système vocalique du chinois, et pose souvent une difficulté pour les apprenants chinois lors de la production orale.