Le concept de chronotope
Définition
C’est dans une étude rédigée entre 1937 et 1938 intitulée « Formes du temps et du chronotope dans le roman » que Bakhtine développe le concept de chronotope dans le champ des études littéraires ; l’essai constitue alors l’une des parties de son ouvrage Esthétique et théorie du roman. L’auteur russe revient, certes, sur la question du chronotope dans d’autres écrits – celle-ci est évoquée à l’occasion de la publication d’un texte rédigé sensiblement à la même époque, « Le roman d’apprentissage dans l’histoire du réalisme », et l’on retrouve quelques allusions éparses dans des travaux ultérieurs – mais c’est véritablement dans cet essai que s’élabore le concept et que Bakhtine jette les bases d’une analyse chronotopique du roman. L’une des particularités de ce texte est d’avoir été rédigé en deux temps, puisqu’une dernière section intitulée « Observations finales » a été ajoutée en 1973. Mais paradoxalement, on peut reprocher à cet épilogue son caractère non conclusif, car plutôt que de récapituler l’ensemble des éléments abordés, il semble ouvrir de nouvelles perspectives et permet finalement d’entrevoir l’ampleur et l’incomplétude du Méthodologie Bakhtine et le concept de chronotope 52 projet entrepris par Bakhtine. Il s’agit donc d’une étude composite et qui, de l’aveu même de son auteur, ne prétend pas produire une contribution définitive au domaine de l’analyse littéraire mais se veut davantage une réflexion en mouvement, demandant à être approfondie par les nouvelles générations de chercheurs. Le concept de chronotope s’origine à la fois dans le prolongement de la philosophie kantienne et dans la théorie de la relativité d’Einstein, qui sont mentionnées par Bakhtine en passant, dans l’introduction de son essai. L’auteur y puise son inspiration pour la conception d’un temps et d’un espace littéraires qui ne seraient plus considérés individuellement mais au contraire dans leur articulation : espace et temps doivent être embrassés d’un même regard, ce que cherche d’ailleurs à exprimer le terme même de « chronotope » dans lequel nous reconnaissons les racines grecques « chronos » – temps et « topos » – espace. Bakhtine pose alors en ces termes les éléments de définition de son concept : « Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par “tempsespace” : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature91 . » On constate au préalable que cette proposition visant à envisager le temps et l’espace comme un tout constitue une réelle innovation dans le domaine des études littéraires. Tara Collington, qui consacre un ouvrage complet au concept développé par l’auteur russe, remarque en effet : Par rapport à la perception esthétique, le chronotope de Bakhtine représente un changement radical dans la façon de considérer l’espace et le temps. Il insiste sur le fait que l’espace et le temps sont inséparables et que le développement générique se manifeste non pas dans une alternance entre les deux mais plutôt dans l’évolution de modèles ou de normes chronotopiques92 . Il ne s’agit donc plus, lors de l’étude d’une œuvre littéraire, de repérer les déictiques renvoyant à l’espace ou au temps, mais plutôt de rechercher les traces rendant compte de cette intime alliance entre les dimensions spatiales et temporelles. Tout texte devient ainsi porteur d’éléments qui disent cette indissociabilité, comme s’en explique Bakhtine : Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps93 . La recherche des chronotopes à l’œuvre dans un texte revêt un intérêt particulier pour l’herméneutique littéraire, puisque la détermination d’un ou de plusieurs chronotopes doit alors permettre de rendre compte des spécificités du texte considéré. En effet, les chronotopes se présentent pour Bakhtine comme « […] les centres organisateurs des principaux événements contenus dans le sujet du roman, dont les “nœuds” se nouent et se dénouent dans le chronotope. C’est lui, on peut l’affirmer, qui est le principal générateur du sujet94 ». Compte tenu de cette propriété, Bakhtine perçoit l’avantage que peut représenter le chronotope dans le cadre d’une étude générique, dans la mesure où « les chronotopes […] se placent à la base de variantes précises du genre “roman”, qui s’est formé et développé au long des siècles95 ». L’identification de ces relations spatio-temporelles particulières doit ainsi permettre de caractériser non plus seulement une œuvre individuelle mais un ensemble de productions romanesques relevant d’un même contexte et d’une même visée ; et c’est à cet exercice que se livre Bakhtine dans la suite de son étude, retraçant chronologiquement plusieurs siècles de littérature, de l’Antiquité jusqu’à Rabelais, tout en se permettant quelques incursions dans l’histoire du roman du 19e. 2. Les principes de l’analyse chronotopique À l’issue d’une brève introduction au cours de laquelle il expose les origines de son concept, Bakhtine consacre une large section de son essai, subdivisé en neuf parties, à l’étude chronotopique de diverses formes littéraires : celle du roman grec, par exemple ou encore celle du roman dit biographique tel qu’il se manifeste dans l’Antiquité. Ce passage en revue de littératures – qui pour certaines d’entre elles ne nous apparaissent pourtant pas proprement romanesques – lui permet ainsi d’identifier un certain nombre de grands chronotopes susceptibles de traverser les âges : le chronotope de l’idylle qui se décline luimême en différentes variantes mais qui a pour particularité de reposer sur un espace profondément marqué affectivement : « le pays d’origine – avec tous ses recoins, ses montagnes, vallées, prairies, rivières et forêts natales, la maison natale96 . » ; celui des aventures marqué par une temporalité spécifique du « tout à coup » selon laquelle se multiplient les rebondissements ; ou encore celui de la route – dont l’importance est capitale dans le cadre de la présente recherche comme nous aurons l’occasion de le montrer. À côté de ces « grands chronotopes fondamentaux97 » qui se manifestent de façon récurrente dans l’histoire de la littérature apparaissent des chronotopes plus spécifiques, intimement reliés à l’existence de formes romanesques bien précises. Ainsi par exemple, Bakhtine consacre un chapitre entier au roman de chevalerie qui reposerait sur un chronotope résumé sous la formule « le monde des merveilles dans le temps de l’aventure98 . » De la même manière, l’essai permet d’établir le « chronotope de Rabelais », rendant compte de l’unité de l’œuvre de l’auteur français. Les « Observations finales » sont par ailleurs l’occasion pour Bakhtine de mettre au jour – quelque 35 ans plus tard – de nouveaux chronotopes oubliés lors de son premier tour d’horizon. C’est alors qu’il introduit le chronotope du château, emblématique de la littérature gothique, et – plus important pour nous – le chronotope du seuil dont il examine la portée chez Dostoïevski, de même que le chronotope du salon, caractéristique selon lui des grands romans français de Balzac et de Stendhal. Ainsi, comme nous l’avons signalé, Bakhtine ne prétend nullement à l’exhaustivité : son travail n’amène le lecteur qu’aux portes du 19e siècle et laisse de côté quantité de formes plus récentes, comme le Nouveau roman, par exemple, sur lequel s’attarde longuement Tara Collington dans ses lectures chronotopiques. Il ressort de ces premières considérations que le chronotope est extrêmement protéiforme, régnant en maître sur un type de récit particulier ou au contraire se partageant entre plusieurs variantes de la littérature romanesque. Il s’agit en outre d’un concept inépuisable, puisqu’il est toujours possible d’identifier a posteriori le chronotope d’une œuvre non encore étudiée, et toute nouvelle production est susceptible de faire l’objet d’une analyse chronotopique.
Questions méthodologiques soulevées par l’approche chronotopique
Les exégètes de Bakhtine reprochent parfois à l’auteur russe un certain manque de cohésion dans la conduite de son travail sur le chronotope : l’aspect fragmentaire de son essai, construit en deux temps – les « Observations finales » constituant finalement une sorte de réécriture de l’étude qu’elles sont supposées conclure – y est sans doute pour quelque chose101. Mais plus manifestement, l’auteur semble épisodiquement perdre de vue les considérations spatio-temporelles qui devraient présider à son analyse pour adopter, dans le cours de son propos, d’autres approches plus classiques. C’est ainsi qu’il envisage un temps la littérature sous l’angle du personnage et consacre un chapitre entier à la présentation de trois figures folkloriques – le fripon, le bouffon et le sot. S’ils lui permettent d’introduire le « chronotope des tréteaux » devant favoriser une certaine mise à distance du sujet, leur évocation évacue presque totalement les catégories de l’espace et du temps. De la même manière, Bakhtine procède à une analyse de l’œuvre de Rabelais en établissant une liste de sept séries à partir de la combinaison desquelles se construisent les divers romans de l’auteur : celle du corps humain, des vêtements, de la boisson et de l’ivresse, des excréments, etc. Ces séries participent certes d’une « aplanisation » de l’espace et d’une destruction de la verticale médiévale en ramenant le récit aux catégories du corps humain, mais elles s’inscrivent davantage, nous semble-t-il, dans une lecture thématique du roman. Il paraît donc assez facile de s’égarer dans des considérations n’ayant plus qu’un rapport lointain avec les dimensions spatiales et temporelles, et il s’agit là d’un écueil qu’il faudra éviter lorsque nous procéderons nous-même à l’analyse chronotopique du récit de la route. Mais il nous semble que l’essai de Bakhtine soulève une autre difficulté d’importance qui, si elle est effleurée par l’auteur, ne fait cependant pas l’objet d’un traitement approfondi : il s’agit de la question de l’immuabilité du chronotope. Ainsi, nous avons évoqué plus haut ce que Bakhtine regroupe sous l’expression de « grands chronotopes fondamentaux » : il s’agissait, entre autres, du chronotope des aventures, de celui de l’idylle ou plus particulièrement de celui de la route, dont l’importance dans l’histoire de la littérature est manifeste puisqu’ils se trouvent, selon l’auteur lui-même, à l’origine de nombreuses formes romanesques. Or, si le chronotope doit pouvoir permettre d’embrasser une œuvre ou un ensemble d’œuvres romanesques comme le prétend Bakhtine (puisque, rappelons-le, l’auteur développe le concept dans une perspective d’analyse « générique » et selon ses vues, chaque catégorie romanesque est susceptible d’être identifié au moyen d’un chronotope), comment expliquer dès lors qu’un même chronotope se trouve à la base de types romanesques différents ? Faut-il comprendre le chronotope comme une donnée impermanente et mouvante ? Et comment dans ce cas expliquer l’évolution de la valeur d’un même chronotope ? Le sujet est partiellement abordé dans les « Observations finales », à travers notamment l’examen du chronotope de la route. Bakhtine énumère ainsi les différentes formes romanesques structurées par ce chronotope : La route est particulièrement propre à la représentation d’un événement régi par le hasard (mais pour d’autres également). On comprend donc l’importance de la route 58 pour l’histoire du roman : elle passe par le roman de mœurs et de voyages antique, par le Satiricon, de Pétrone, par l’Âne d’or, d’Apulée. Les héros du roman de chevalerie médiéval prennent la route. […] Celle-ci a marqué les sujets du roman picaresque espagnol du XVIe siècle .