Je l’ai été trois fois (1952) : un acteur créateur de fiction dans le réel
Dans ce film, le dernier où Guitry joue le rôle d’un séducteur, Jean Renneval est un acteur vieillissant mais qui se croit toujours fringant. Tout commence, comme dans Le Comédien, dans une loge de théâtre où une spectatrice, Thérèse Verdier (Lana Marconi) vient le voir jouer tous les soirs. L’acteur rencontre son admiratrice et la séduit en faisant apparaître, d’un simple claquement de doigts, tout un orchestre et ses clients, dans un night-club désert. Les deux futurs amants fixent ensemble un rendez-vous pendant l’entracte de la pièce dans laquelle Renneval joue un cardinal dont il gardera le costume et le maquillage. Malheureusement pour eux, le mari furieux et trompé de la dame (Bernard Blier) les interrompt. Mais quand la porte de la chambre où fut consommé l’adultère s’ouvre enfin, ce n’est pas l’acteur embarrassé qui apparaît mais le personnage du cardinal qui fait une entrée majestueuse. L’acteur continue à jouer son rôle de cardinal et le mari le croit, puis finit par l’excuser car il éprouve beaucoup de respect pour les ecclésiastiques. Renneval réussit à persuader le mari que Dieu seul est responsable de l’adultère et il sauve sa maitresse, en ayant recours à une fiction. L’acteur devient ainsi une sort de démiurge qui recrée le réel à sa guise, que ce soit le décor de l’orchestre ou le personnage de la pièce. Il rivalise, en quelque sorte, avec le Créateur. Guitry est rarement allé aussi loin dans sa célébration de l’acteur qui franchit ici la barre de la rampe comme Guitry a toujours souhaité le faire. Le cardinal devisant avec le cocu fait penser à ces personnages de dessins animés (Tom and Jerry par exemple) qui dansent parfois avec Gene Kelly ou Fred Astaire. La fiction danse avec le réel. Renneval est par ailleurs doublement acteur puisque, Guitry l’a dit, le prêtre et l’acteur ont beaucoup de choses en commun. Comme le dit Yann Lardeau , « le comédien fait rêver et il ouvre les portes d’un monde imaginaire qui présente l’avantage Deux études de cas 110 d’être modifiable à volonté305 . » Le prêtre aussi sans doute. Rappelons la formule incisive de Guitry « Ne pas croire en Dieu, c’est se priver d’une hypothèse ravissante306 » .
Le Comédien (1947) : la passation des pouvoirs
Le film est consacré à la vie et à la carrière de Lucien Guitry qui n’était pas nommément désigné dans la pièce de 1921 dont le film est une adaptation partielle. La pièce fut créée par Lucien Guitry lui-même, qui vécut donc une expérience exceptionnelle puisqu’il joua, de son vivant, sa propre biographie. Charlotte Lysès se plaindra sans résultats de voir sa vie étalée au grand jour dans les œuvres de Guitry et, de nos jours, Marianne Denicourt intentera un procès à Desplechin pour les mêmes raisons. Mais Lucien Guitry est un acteur très cabotin (un peu comme son fils !) et il n’est pas choqué de se voir mis en scène et d’avoir à jouer, lui-même, son propre personnage. Il existe sans doute très peu d’exemples, au cinéma et ailleurs, d’une biographie interprétée par le personnage principal. La Recherche en est un exemple imparfait puisque Proust qui « joue » dans cette œuvre diffère beaucoup du « Narrateur ». Sacha demande donc à son père de jouer son propre rôle, ce qui ne surprend pas le critique Adolphe Brisson du Temps – ancêtre de notre Monde – qui remarque que Guitry « se raconte et se confesse » dans ses œuvres. Il dit que « ses pièces, avant d’être conçues, furent vécues307.» Il s’agit, semble t-il, d’une sorte de passation des pouvoirs entre Sacha et Lucien puisque Sacha dirige son père, et lui impose son texte dans un rôle qui le dépeint. Bien entendu, au cours des deux années qui ont suivi leur réconciliation, Sacha lui a déjà donné trois rôles : Pasteur dans la pièce éponyme, le rôle du vieillard hédoniste dans Mon père avait raison et Talleyrand dans Béranger. Quand ils se sont réconciliés, la carrière de Lucien était un peu en veilleuse et il venait de subir trois échecs, nous l’avons vu, en tant qu’auteur. Son roman de 1918 Risquetou avait déçu et ses deux pièces récentes : Grand-père, en 1918 et L’archevêque et ses fils avaient été des fours noirs. Lucien cherchait donc un peu sa voie. Il ne se présenta pas devant Sacha avec sa superbe habituelle et quand il lui déclara, selon une légende un peu fastidieuse, « Fais-moi vite une pièce ! », on peut se demander si c’était par amour paternel ou parce qu’il avait vraiment besoin d’un second souffle et d’un auteur à succès. La pièce évoque, on le sait, les malheurs d’un comédien vieillissant qui tombe amoureux d’une jeune femme ambitieuse. Il pense en faire une excellente actrice et une compagne idéale, sur scène comme dans la vie, mais il n’y parvient pas et, après d’interminables répétitions (tout l’acte III) et une lamentable représentation, il lui dit ce qu’il pense de son jeu. Furieuse, elle le quitte. Il se consacrera désormais uniquement à son public. Sacha qui adorait son père s’empressa de répondre à son désir de jouer et il forma avec sa nouvelle conquête Yvonne Printemps et Lucien, un très brillant trio dans Mon père avait raison (1919), dans Béranger(1920) et plusieurs fois par la suite. Lucien arriva même juste à temps (1919) pour assister au mariage d’Yvonne et de Sacha, en compagnie de la « mère » de théâtre que Sacha s’était choisie, Sarah Bernhardt. Sacha n’y alla pas par quatre chemins et il évoqua, plus tard, les renoncements que le vieil acteur avait dû accepter : « Il n’y a pas un seul mot qui soit de toi dans cette pièce. Je suis donc obligé de penser que ce portrait ne t’a pas déplu », dit-il. Il ajouta que Lucien ne lui avait pas demandé de changer son texte quand il lui faisait dire des choses qu’il ne pensait pas. Il y avait donc dans Le Comédien, une sorte d’élimination sournoise de Lucien qui parlait désormais avec la voix de Sacha. Lucien vieillissait et il devait se contenter d’être l’acteur de son brillant fils. Avec une certaine fatuité, Sacha dira même à son père, dans le film de 1947: « Je n’ai pas de rôle pour toi dans ma prochaine pièce. Tu risques donc d’être trois mois sans jouer ! » . Sacha devient donc l’unique metteur en scène possible de l’acteur vieillissant qu’est devenu Lucien. Sacha parle donc un peu à la place de Lucien dans cette pièce de 1921 où se retrouvent toutes ses obsessions personnelles. Par exemple, celle de l’idéal du couple d’acteurs amoureux : « J’ai vu une salle debout qui nous acclamait tous les deux ». Celle de l’amour indispensable de ses partenaires : « Devant les acclamations, moi qui croyais ne pas l’aimer, je me suis mis à l’adorer ». Celle de l’amour du théâtre qui l’emporte sur tous les autres : « Vous êtes seul ! », dit la camériste. « Oui ! » répond Lucien, mais j’ai un rendez-vous d’amour avec douze cent personnes ». Celle des faux acteurs : « Je combats les amateurs, ceux qui prennent le théâtre pour un pis-aller, ceux qui paient pour exercer notre magnifique métier ». Celle de l’existence réelle des personnages virtuels : « La dernière d’une pièce donne aux acteurs une mélancolie si particulière qu’ils s’efforcent de prolonger un peu la vie de leur personnages ». Les critiques cités par La Petite Illustration du 5 mars 1921 furent enthousiastes. Robert de Bauplan écrivit : « Sacha Guitry a aboli la barrière entre la scène et le public. La comédie tout entière est consacrée au théâtre » Adolphe Brisson310 déclara que Guitry « se racontant et se confessant (on le lui a reproché), n’exprime que ce qu’il a pensé ou senti ». Il dit aussi « A cet amour du métier, s’allie la piété filiale. Il admire, il vénère celui qui, à ses yeux, dans son cœur, incarne idéalement, totalement l’une des deux professions qui lui sont chères.» Sacha Guitry, lui-même, cité par Castans qui n’en donne pas l’origine, fait dire à Lucien : « Sacha, tu as voulu faire un portrait de moi311 ».Tous les critiques soulignent le rôle que joue le père véritable dans cette pièce de son fil.s Le film de 1947 est assez différent et se divise en trois parties. D’abord, une biographie de Lucien et de sa famille jusqu’au Comédien, c’est-à-dire de 1860 à 1921 (pour la famille il remonte beaucoup plus haut !). Une seconde partie est consacrée à la transposition à l’écran de la pièce de 1921 mais l’acte III qui décrivait les répétitions fastidieuses de l’actrice débutante est supprimé, comme dans la version théâtrale de 1938. Par ailleurs, Sacha donne beaucoup plus de relief au personnage de la camériste joué par Pauline Carton qu’il ne connaissait pas en 1921 (elle ne jouera dans Désiré qu’en 1927). C’est un rôle de témoin affectueux et ironique de son activité théâtrale et de sa vie sentimentale. Enfin, une troisième partie analyse la création de Pasteur et décrit la fin de Lucien. Que nous apporte ce film de 1947 sur le comédien Guitry? D’abord Guitry nous révèle enfin clairement qu’il s’agit bien de son père, et il le fait mourir à la fin du film. La transmission des pouvoirs se poursuit donc, 25 ans après la première représentation de la pièce, et c’est maintenant Pauline Carton, amie intime de Sacha, qui assiste Lucien dans ses derniers moments. De même, la rencontre de Lucien avec le vieil acteur pédophile est tirée de l’expérience personnelle déconcertante que raconte Sacha (et non Lucien) avec l’acteur- professeur Talbot312 , mais la scène est édulcorée dans le film. Osmose toujours, il fait de son père un mauvais élève comme lui, et il choisit d’interpréter le rôle de Louis XI, pour lequel Lucien lui fit faire un costume de scène semblable au sien à Saint Petersbourg. Enfin, il fait dire à Lesurques du Courrier de Lyon : « Tuer mon père? Jamais! », ce qui est un vrai cri du cœur. Il cite tout de même un certain nombre des aphorismes préférés de Lucien: « Mais mon cher petit, je ne cesse jamais de jouer. J’ai toujours joué – toujours et partout, en tous lieux, à toute minute – toujours, toujours et je ne m’imagine pas qu’il n’ait jamais pu en être autrement tout le long de ma vie. Mon double, c’est moi-même. L’initial c’est le comédien. Je joue comme le sourd est sourd. Il l’est en permanence, moi de même. Au restaurant, quand je redemande du pain, je joue. Si je m’informe de la santé de Mme X auprès de son mari, je joue. Et, lui, il joue, à mes yeux, en me répondant et je le juge, je le juge comme acteur me donnant la réplique et je la lui renvoie. Il est merveilleux, et j’improvise313 ! » Il fait également tenir à Lucien des propos aussi violents que ceux qu’il cite dans son Notes de Lucien Guitry « Le métier d’acteur, l’état de comédien est, pour moi, le plus beau du monde. Des gens le considèrent comme l’abjection la plus déshonorante. Qu’ils soient roulés, ceux–là, roulés sur une pelle avec un peu de cendre pour que ça ne colle pas et qu’ils soient jetés à l’égout.». Physiquement même, il jongle dans le film avec son père et, grâce aux truquages, il rattrape au vol la canne et le chapeau que celui-ci lui lance et dont il se débarrasse comme s’il le jetait à son valet de chambre, ce qui est une autre métaphore de la passation des pouvoirs, sans doute. Enfin, un journaliste argentin les confond et prend Sacha pour Lucien. Le moment fort de la dernière partie c’est la représentation de Pasteur et le fameux : « Papa ! » que prononce la fille de Pasteur en voyant Lucien-Sacha paraître en scène. Ce « Papa ! » est suivi du « Non ! Papa ! » que prononce Sacha-Sacha en se montrant lui-même. Il a, en quelque sorte, vampirisé Lucien car « papa ! » signifie « Je suis le fils de Lucien et en même temps, je suis un acteur qui joue à la fois Lucien et Pasteur! Pour Alain Keit, il s’agit là de « jeux presque schizophréniques» et il n’a pas tout à fait tort..