Le cinématographe contemplateur dans la transmission du territoire nordique québécois

Il est difficile de savoir aujourd’hui quel a été mon premier rapport à la contemplation. Lorsque j’en parle autour de moi, je relie cette expérience au film Samsara réalisé par Ron Fricke en 2011 , mais je ne pense pas que ce soit réellement mon premier contact avec la contemplation. Peut-être est-ce avec le cinéma de Gus Van Sant ? Dans ce cas, c’est certainement avec Elephant (2003) , après l’avoir étudié dans mes premiers cours de cinéma, dès l’âge de 16 ans, ou bien même Gerry (2002) . Puis, en lisant Christophe Pellet , je me suis rendu compte que la contemplation était présente dans ma vie depuis bien longtemps sans même en être conscient. Souvent, et ce depuis toujours, je me surprends à observer ce qui m’entoure, sans rien faire. Je reste là, à écouter, à voir, à sentir les choses autour de moi, sans porter aucun jugement. S’il faut que j’attende quinze minutes avant un rendez-vous, je ne m’ennuierai pas. S’il faut attendre trois heures avant mon prochain vol, l’aéroport est l’endroit le plus divertissant que je connaisse. Parfois, je suis même excité à l’idée de devoir attendre, car je trouve un grand plaisir à observer chaque personne dans son individualité et sa position face à l’environnement. Grâce à cette démarche en recherche-création, et par l’écriture de ce mémoire, je comprends maintenant que tous ces moments n’étaient ni plus ni moins que des expériences contemplatives. J’espère donc qu’en partageant cet essai, je serai en mesure de transmettre au lecteur une compréhension de la contemplation, et plus particulièrement de la contemplation appliquée au cinéma et à l’image en mouvement.

Le cinéma est apparu dans mon quotidien pendant mes études secondaires alors que j’étudiais les mathématiques et les sciences. À cette époque, et à travers mes premières réalisations hasardeuses, j’essayais déjà de transporter le spectateur dans une ambiance, une atmosphère fictionnelle et puissante. Aujourd’hui, le cinéma fait partie intégrante de ma vie, si bien que je souhaite transmettre mes expériences contemplatives à travers mes films.

À l’heure actuelle, notre société se développe très rapidement. En quelques décennies à peine, les progrès technologiques, médicaux, environnementaux ou autres ont été plus grands que durant les cinq derniers siècles. On constate un développement incroyable dans de nombreux pays et l’apparition d’une société dans laquelle tout est possible, et où tout y est disponible. Mais dans cette course au développement, le mode de vie s’accélère lui aussi. On achète plus rapidement, on profite plus rapidement, on se lasse plus rapidement, puis on jette plus rapidement. L’évolution de la société de consommation ne sera pas le sujet de cet essai, mais je pense qu’elle a transformé la vision du cinéma. Non pas sur l’aspect de la fréquentation des salles ou de l’état de la production cinématographique, mais sur l’apparition d’un nouveau type de créateur-filmeur en opposition à cette accélération. On constate avec le temps que les productions mondiales diminuent la durée de chaque plan pour ainsi dynamiser le film et ne pas perdre l’attention du spectateur, aujourd’hui rapidement ennuyé . Aux côtés de l’accélération de la vie quotidienne, le cinéma suit le mouvement et accélère ses films. Aucune place n’est alors accordée à la lenteur et la notion de temporalité est totalement mise de côté . C’est cette accélération même qui me pousse aujourd’hui à m’intéresser davantage à la contemplation et à son application au cinéma. En opposition à ce mouvement de consommation rapide (de produits physiques et visuels) est né un nouveau courant esthétique : le cinéma contemplatif, ou, comme nous le verrons plus loin, le slow movie. Au contraire, le cinéma lent met l’emphase sur la durée de chaque plan et sur le sujet présent à l’intérieur de celuici.

La notion de contemplation

La contemplation fait donc partie de ma vie depuis longtemps. Cet état jusqu’à tout récemment inconnu pour moi, dans lequel je me plongeais sans même le savoir, a dorénavant un nom et je suis maintenant en mesure de mieux le comprendre. Selon le dictionnaire Larousse, contempler consiste à « Regarder longuement quelque chose, quelqu’un avec beaucoup d’attention, en s’absorbant dans cette observation». On retrouve le terme s’absorbant, qui pour moi est primordial à la compréhension de la contemplation, et qui fait appel à l’occupation entière et totale de l’esprit. On retrouve alors l’idée d’observation passive et celle d’action intense de l’esprit. Dans cette première partie, nous tenterons d’éclaircir la définition de la contemplation en s’appuyant sur l’ouvrage de Christophe Pellet, ainsi qu’en analysant la représentation de la contemplation plus spécifiquement dans l’art et par l’intermédiaire de l’ouvrage De la peinture de paysage dans l’Allemagne romantique (Carus et Friedrich, 1983) et les œuvres de Caspar David Friedrich.

L’art de la contemplation

Christophe Pellet, à travers son ouvrage Pour une contemplation subversive suivi de Notes pour un cinéma contemplatif (2012), nous propose une définition de la contemplation et par continuité, de ce qu’est un contemplateur que ce soit dans une dimension artistique, politique, sociale ou spirituelle. Christophe Pellet n’est pas un  théoricien de l’art mais un écrivain et réalisateur. Son ouvrage est teinté de sa subjectivité et il aborde la contemplation seulement à travers ses propres expériences. Cependant, il développe un raisonnement autour de la contemplation dans l’art, mais aussi dans le cinéma, que j’estime tout à fait pertinent pour l’approfondissement de mes recherches. Essentiellement, son ouvrage constitue l’une des rares analyses de la position de contemplateur dans un processus de création artistique. En tant qu’écrivain, il relie très régulièrement l’expérience de la contemplation à l’écriture, sans pour autant éloigner les autres formes d’art, si bien que les dernières pages de son ouvrage sont consacrées plus spécifiquement à la contemplation au cinéma. Pour Pellet, la contemplation peut être présente partout : dans la vie quotidienne, dans la vie politique, mais aussi dans tout type d’art. À l’instar de Pellet, dans un premier temps, il sera pertinent de comprendre ce qu’est l’état de contemplation, sans le relier à quelque forme d’art que ce soit.

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Pour Christophe Pellet (2012, p.13-14), la contemplation est un état de l’esprit et du corps qui permet à celui qui la pratique d’adopter un nouveau point de vue sur le monde qui l’entoure. Il n’existe pas de procédures spécifiques pour arriver à cet état-là, ni de règles, ni de lois, et encore moins d’instants précis pour la pratiquer ; il s’agit d’un état qui peut survenir à tout instant, dans tout endroit et à toute personne. Par le biais de l’inaction du corps et une disposition complète de l’esprit, les sens sont mis en éveil et l’on peut alors observer ce qui nous entoure sans perturbations. C’est un état qui ne demande aucun jugement, aucune interprétation, mais plutôt une attention précise aux évènements qui se déroulent autour du contemplateur et qui lui permet alors de les voir, de les écouter, de les sentir sous un angle nouveau, généralement révélateur. Le contemplateur serait alors celui qui contemple, qui atteint l’état de contemplation. Cependant, il est intéressant de noter la différence entre le contemplateur et le contemplatif. Selon Christophe Pellet, « Le (la) contemplatif (ive) est une personne “qui se plait dans la contemplation, la méditation” (Petit Robert). L’action est réduite à la pensée. […] Le (la) contemplateur (trice) est une “personne qui contemple” (Petit Robert), et rien d’autre » (p.13). Pellet se permet de préciser la définition du contemplateur en nous expliquant qu’il « s’ancre dans le réel pour percevoir le concret des choses et des êtres jusqu’à les rendre abstraits » (p.13). Le contemplatif serait donc davantage lié à l’esprit, à la pensée, et aurait pour volonté de mieux s’intégrer dans le monde dans lequel il évolue et par conséquent atteindre un état d’apaisement. En opposition, le contemplateur serait lié à la matière, et par ce retour à l’état originel laisserait libre cours à sa réflexion, délié de toute éducation ou toute loi, « dans une pure appréhension physique de l’univers » (p.14). Le contemplatif se relie à l’esprit, alors que le contemplateur se relie à un corps à corps. Mais pour autant, le contemplateur n’est pas réduit qu’à une vision matérialiste : tout comme le contemplatif, il possède une vision idéaliste. Il s’agit d’une forme d’idéalisation de l’objet contemplé, mais aussi du contemplateur, qui, sensible à ses contemplations, se met à l’écoute du réel et de son idéalisant, sans censures. Ainsi, Pellet reprend les mots de Gaston Bachelard et parle de « psychologie des profondeurs » (p.14). Pour atteindre cet état, le contemplateur possède une capacité particulière qui, selon Victor Hugo et Le Clézio, consiste à s’ouvrir à un temps autre, un temps non productif (p.15). Ainsi, selon Pellet, le contemplateur entre en opposition à une société actuelle basée sur la rentabilité, la vitesse et la production de marchandises, une société qui « enferme et casse l’individu et plus particulièrement les femmes » (p.17). Il s’agit d’un point de vue féministe très intéressant, puisque Christophe Pellet pense ici l’état de contemplation comme un acte politique fort, à l’allure de rébellion. Par conséquent, le contemplateur peut être vu comme un révolutionnaire, ou tout du moins comme un acteur critique.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I : L’EXPÉRIENCE CONTEMPLATIVE
1.1. La notion de contemplation
1.1.1. L’art de la contemplation
1.1.2. La contemplation dans l’art
1.2. Contemplation et image cinématographique
1.2.1. Le temps contemplatif
1.2.2. L’espace de la contemplation
1.2.3. Le récit contemplatif
CHAPITRE II : L’APPROCHE CONTEMPLATIVE DU TERRITOIRE NORDIQUE
2.1. Le Nord contemplatif
2.1.1. Le temps nomade
2.1.2. L’Imaginaire du Nord
2.2. Problématique
2.3. Méthodologie
CHAPITRE III : L’IMAGE RÉCIT
3.1. Samsara et le langage des images
3.2. Les Rendez-vous d’Anna : scénariser la lenteur
3.3. Tuktuq et l’espace du contemplateur
CHAPITRE IV : DE LA CONTEMPLATION À L’IMAGE
4.1. De l’analyse à l’exploration
4.1.1. Cinématographie et photographie
4.1.2. Méthodologie de création
4.1.3. Problématique de création
4.2. Le cinématographe contemplateur
4.2.1. D’immersion à contemplation
4.2.2. Anticosti ou le temps suspendu
4.2.3. Un retour à Manicouagan
4.3. Tshiuetin : de Sept-Îles à Schefferville
4.3.1. Le premier voyage
4.3.2. L’analyse expérientielle
4.3.3. Le deuxième voyage : le tournage
4.3.4. Le montage contemplatif
CONCLUSION 

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