L’enfant: un être en processus d’individuation au XXE siècle
L’histoire de l’enfance est un domaine de notre historiographie en développement. Ce qui ressort des études disponibles, c’est qu’au XXe siècle, l’enfant québécois est progressivement devenu un individu, un être à part entière, digne d’une pleine considération. Il s’est mis à exister en soi et pas seulement dans sa relation de dépendance. Dans la famille, dans la culture, dans le droit, à l’école, son statut a changé. Il n’est plus perçu seulement comme un être incomplet, la propriété de ses parents, ou l’un parmi une fratrie imposante, comme un mineur sans droits ou encore comme un ignorant à instruire et à éduquer pour être utile à la société. Marie-Aimée Cliche a beaucoup travaillé sur l’histoire de l’enfance. Le spectre de ses travaux est particulièrement large car elle a suivi certains de ses objets de recherche parfois sur de très longues périodes, et même depuis la Nouvelle-France. Elle s’est notamment intéressée à l’enfance maltraitée, victime d’ inceste ou d’ infanticide, soumise à la puissance paternelle ou encore à la violence des adultes 1
• À partir des archives judiciaires et des manuels d’éducation qui fondent son ouvrage Maltraiter ou punir ?, Cliche a constaté qu’entre 1850 et 1969, juges et éducateurs ont légitimé l’utilisation de la violence pour des fins d’ éducation2 . Appuyée sur les discours de différents experts, la violence physique envers les enfants n’a été interdite que peu à peu au cours du premier XXe siècle. Les travaux de Gilles Houle et Roch Hurtubise sont particulièrement intéressants pour la perspective que nous souhaitons adopter. Comme Cliche, ils suivent les évolutions sur des temps longs. Ils ont dégagé quatre étapes de la construction sociale de l’enfance comme moment distinct de la vie. Avant 1930, il est difficile de définir l’enfant. La famille prend toute la place, les petits sont au coeur de ce cercle comme la raison première du mariage de leurs parents, mais sans qu’on leur accorde une attention exclusive. De 1930 à 1950 environ, la religion donne de l’enfant une définition qui fait de lui un être né de l’amour que Dieu a mis au sein du couple. Quelques années plus tard, l’amour devient une affaire personnelle et le couple cherche à mieux décider du nombre d’enfants qu’il aura et du moment où ils naîtront. C’est seulement à partir des années 1970, selon ces deux auteurs, que les enfants se distinguent les uns les autres, et que divers modèles servent à les définir – psychologique, médical, sociologique ou autre. La société québécoise est passée du « nous» au «je» au long du XXe siècle: « Il s’est opéré un processus social d’ individuation» qui touche aussi les enfants3
• La Deuxième Guerre mondiale semble d’ ailleurs marquer réellement un changement dans les conceptions de l’enfance. L’historiographie en donne plusieurs exemples à partir de l’étude d’un grand nombre de situations. Denise Lemieux a étudié la socialisation de l’enfance du XIXe siècle à nos jours grâce à la littérature ; elle montre qu’après la Deuxième Guerre mondiale, l’enfant devient un personnage-clé dans les romans et prend même parfois le rôle principal, signe que sa place est en train de changer dans la société4 . Jacinthe Archambault a, quant à elle, utilisé les publicités parues dans La Presse, La Revue moderne et le catalogue du grand magasin Dupuis et frères. Elle en a dégagé les normes sociales qui se rapportent aux familles et aux enfants de la décennie 1944-1954. On y voit la mère « modèle », qui cajole son enfant et s’assure de sa santé, écoutant les experts en blouse blanche qui savent ce qui est bon pour son petit. Déjà, dans ces annonces, la famille idéale compte tout au plus deux enfants qui ont moins de dix ans et le père y apparaît surtout en pourvoyeur. C’est pourquoi il est surtout présent dans les publicités d’ assurance. C’est particulièrement l’American Way of Life qui est représentée dans les revues étudiées par Archambault5 .
Le film : un double propos
Nous avons pensé qu’une analyse de l’enfance et des rapports entre les enfants et les adultes, incluant bien sûr les parents, dans les films québécois pourrait confirmer mais aussi renouveler les conclusions de l’historiographie sur l’enfance. Mais utiliser le cinéma comme source, c’est d’abord faire une réflexion critique sur ce qu’est le propos dans un film. Plusieurs historiens du cinéma ou de faits sociaux québécois ont donné leur réponse à cette question. Par exemple, pour Christian Poirier, qui s’intéresse à la représentation de l’identité québécoise dans notre cinéma des trente dernières années: L’identité étant – en grande partie mais non totalement – de l’ordre du discours et de la mise en récit, pourquoi ne pas considérer le cinéma sous l’angle d’un discours, d’un texte susceptible d’être analysé? [ … ] Les films ne sont-ils pas l’expression de la réalité d’une société, des questions qui la préoccupentl9 ? Pour lui, les cinéastes montrent la société à l’écran comme un écrivain la mettrait en mots. Il ne s’agit donc pas de considérer le cinéma à l’instar d’une source brute, comme pourrait l’être un simple fait. Lorsque l’historien travaille sur un film, il doit être bien conscient qu’il s’agit déjà d’une construction du réel et non d’un simple reflet de celui-ci C’est aussi l’analyse que fait Yves Lever20 .
Il a voulu savoir si les films des années 1960 reflétaient bien la Révolution tranquille. Il en arrive à la conclusion que non, si l’on s’attend à ce que les grands événements de cette période mouvementée soient présents dans les films ; mais oui, si l’on sait entendre le discours des cinéastes. Ainsi, plusieurs personnages ne se définissent plus comme des Canadiens français mais comme des Québécois. Quant à la valeur suprême du Canada français traditionnel, la famille nombreuse, elle est désormais malmenée: la famille perd beaucoup de son importance, elle devient même aliénante pour certains personnages. C’est donc dans le message des cinéastes plus que dans ce qu’ils mettent en scène qu’on peut saisir le changement culturel profond de la Révolution tranquille. Claire Portelance va encore plus loin2′. Selon elle, le cinéma d’auteur, tout particulièrement, exprime d’abord et avant tout la subjectivité du réalisateur. Au point que le message du film est plus important que l’intrigue. À la limite, cette intrigue ou les scènes filmées ne sont que le support du message. C’est d’abord et avant tout le cinéaste qui se livre dans son film, et ce même s’il crée un film « réaliste » ou qu’il met en scène une « réalité» qui, factuellement, semble incontestable. Ainsi, tous ces chercheurs avertissent ceux qui veulent utiliser le cinéma comme source: il faut être attentif à une double dimension du propos de chaque film, à son intrigue, certes, mais aussi à son message. Un film « réaliste» reflète sans doute la « réalité », mais cette réalité, elle est médiatisée par le propos du réalisateur.
Le cinéma comme source pour étudier les représentations de l’enfance et les rapports enfants-parents, enfants-adultes Jusqu’à présent, en histoire et en sociologie, la filmographie a servi de source principalement dans des études consacrées à la représentation de l’identité québécoise ou à l’évolution de celle-ci au cours du dernier demi-siècle22 . Par ailleurs, une chercheuse telle qu’Andrée Fortin a pour sa part utilisé les films pour cerner la représentation de la banlieue dans notre imaginaire collectif23. Mais les films ont aussi été utilisés pour réfléchir des aspects particuliers de l’enfance ou de la famille. Yves Lever, par exemple, a constaté que dans la décennie 1960, la famille perd son statut de « valeur-refuge» de l’identité canadienne-française. Les Québécois se seraient alors rendu compte que la lutte contre leur minorisation ne passant plus par la fondation de familles nombreuses, ils allaient devoir entreprendre un combat politique pour lequel une famille deviendrait même encombrante; et c’est pourquoi, selon lui, dans plusieurs films de cette période, les personnages semblent être seuls au monde, sans parents ni fratrie. De son côté, Lori St-Martin a étudié la figure du père dans le cinéma québécois24 . Figure du père pour son fils, doit-elle préciser après avoir constaté que très peu de films proposent une fille comme personnage important ou principal. Le père est perçu comme un buveur toujours absent par un fils qui est joué parfois par un enfant, et parfois par un adulte se remémorant son enfance. La figure paternelle, conclut-elle, est connotée de manière particulièrement négative dans le cinéma québécois.
Andrée Fortin, de son côté, a observé que la ville y apparaît comme un lieu choisi surtout par des jeunes couples sans enfants. Ceux-ci préfèrent s’ installer en banlieue lorsque vient le temps de fonder une famille. Le cinéma présente souvent les enfants qui habitent en ville comme des jeunes malheureux, victimes de problèmes de violence, de pauvreté, d’alcoolisme ou d’autres situations défavorables. La banlieue est au contraire proposée comme un lieu d’épanouissement et d’avenir souriant. Même si les enfants n’y sont pas nécessairement heureux, ils ne manquent jamais de rien dans ces films. Plus récemment, Fortin est revenue sur le thème de la famille au cinéma2s. Son corpus s’étend de 1966 à 2013. Fortin désire étudier les permanences et les inflexions des relations familiales telles qu’on peut les repérer dans le cinéma québécois. Les films montrent surtout des conflits entre les parents et leurs enfants, que ces derniers soient jeunes ou adultes. En effet, le père a beaucoup d’ attentes envers son fils, attentes qui ne se réalisent que rarement. Le silence entre la mère et sa fille crée de nombreuses tensions qui mènent souvent à la maladie mentale. La monoparentalité est particulièrement présente dans les films québécois et lorsque les parents sont encore ensemble au début du film, ils seront bien souvent séparés avant la fin du récit. La monoparentalité n’est pas vécue de la même manière par la mère ou le père: la première a choisi ou du moins assume sa situation, le second est bien souvent dépassé par celle-ci. Ce qu’ il y a de plus fort dans les films québécois, selon Fortin, ce sont les fratries qui, malgré les mésententes, ne se brisent pas. La plupart des films adoptent le point de vue de l’ enfant, devenu bien souvent adulte au moment où se déroule l’ action, et cet enfant cherche son identité par les relations qu’ il entretient avec ses parents. Malheureusement, peu de transmission entre les générations : chaque individu devra créer sa propre identité.
RÉSUMÉ |