Le chronotope du seuil

Le chronotope du seuil

Le chronotope de la route apparaît ainsi comme une condition nécessaire mais non suffisante du road novel et du road movie. En effet, sa présence structurante au sein d’une œuvre ne garantit pas l’appartenance de cette dernière à ce que nous considérons comme un récit de la route à proprement parler. Nous avons eu l’occasion d’observer – sans pour autant l’expliquer – que, quoique construits autour du motif de la route, les films de motards, de course automobile ou d’action comportant au moins une scène de poursuite ne pouvaient pas véritablement faire figure de road movies. Ceci tient sans doute au fait que, dans les exemples que nous venons de citer, la route se déploie toujours de façon « centripète » : d’un bout à l’autre de l’intrigue, elle tourne autour d’un point fixe, qu’il s’agisse du cœur d’un circuit automobile (Le Mans, Grand-Prix), du down-town d’une grande métropole (French Connexion, Speed) ou d’une petite communauté rurale (The Wild Ones). Les personnages sont, certes, en déplacement constant, mais demeurent accrochés à un lieu déterminé, et leurs déambulations se concentrent sur une surface restreinte et bien délimitée. C’est ce que remarque David Laderman au sujet du film de Laslo Benedek : « […] the film’s story more or less stays put within the topographical boundaries of the town of Wrightsville311 . » Ce constat l’amène à conclure, un peu plus loin, toujours au sujet de The Wild Ones : « [It] is not a road movie : most of the film, in fact, takes place in specific locations where, perhaps ironically, the stability – the lack of movement – is emphasized312 . » Nous pourrions alors considérer l’éloignement géographique et l’absence de mouvement pendulaire à l’intérieur d’un espace étroit et circonscrit comme l’une des marques distinctives du récit d’errance qui nous intéresse. La route y apparaît au contraire comme « centrifuge » (même si, nous l’avons vu, elle est susceptible, au terme d’un long voyage, de ramener le personnage à son point de départ) et se déploie sur un espace beaucoup plus vaste. Le récit de la route suppose donc une forme de détachement, de coupure avec un milieu d’origine, qui coïncide avec une rupture psychologique de la part du personnage. Or, ce motif de la rupture s’exprime à travers un chronotope déjà identifié par Bakhtine : celui du seuil. Nous avançons donc que le road novel et le road movie reposent nécessairement sur la présence du chronotope du seuil, dont l’association avec celui de la route permet d’exprimer un mouvement de déprise de la part d’un individu visà-vis de son environnement familier. Nous envisageons, dans un premier temps, d’exposer les caractéristiques de ce chronotope du seuil en partant du texte de Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, avant d’étudier ses manifestations dans les différentes œuvres de notre corpus. Il s’agira, à travers l’analyse d’exemples représentatifs, de déterminer la valeur des différentes ruptures introduites dans les films et textes à l’étude. Afin de vérifier la validité de notre hypothèse, nous nous proposons enfin de procéder à l’analyse chronotopique d’une œuvre qui fait toujours l’objet d’un dissensus. Il s’agit de The Grapes of Wrath de John Steinbeck, adapté au cinéma par John Ford, dont la critique peine encore à décider s’il constitue un road novel et un road movie. À l’issue de notre analyse, nous devrions alors être en mesure d’établir la nécessité ou non de mettre au jour l’existence d’un troisième élément déterminant pour rendre compte de la spécificité du récit de la route.

Expression du chronotope du seuil

La présentation du chronotope du seuil dans Esthétique et théorie du roman intervient très tard dans l’argumentation de l’auteur, et occupe une place relativement marginale dans l’ensemble de ses analyses. En effet, ce n’est que dans le chapitre des « Observations finales » que Bakhtine en brosse une définition succincte, tout en en reconnaissant la portée, en vertu de sa « grande valeur émotionnelle » et de sa « forte intensité313 ». Comme le laisse entendre le langage courant, à travers certaines expressions populaires, telles que « franchir un seuil » ou « au seuil de », ce chronotope matérialise une rupture dans le cours normal des choses, et se définit comme « le chronotope de la crise, du tournant d’une vie314 ». En cela, il présente de grandes affinités avec le chronotope de la route, dont nous avons précisé plus haut qu’il était lui-même conçu comme la métaphore du « chemin de la vie ». Les deux chronotopes peuvent donc être amenés à s’exprimer conjointement, le seuil venant ponctuer la route pour en marquer les bifurcations. Le chronotope du seuil se manifeste ainsi à un moment décisif dans l’existence du personnage dépeint et constitue une césure dans le récit, assurant le passage entre deux phases bien distinctes. À ce titre, il se déploie sur un temps très bref : « en somme, écrit Bakhtine, dans ce chronotope, le temps apparaît comme un instant, comme s’il n’avait pas de durée, et s’était détaché du cours normal du temps biographique315 . » Le chronotope du seuil se présente à bien des égards comme une sorte d’éclair qui vient foudroyer le personnage, comme une manifestation brutale qui le fait basculer dans une autre phase de son existence, presque comme une interruption de la durée. Corrélativement à cela, il se concentre dans un espace circonscrit et restreint et se définit par son caractère transitoire, puisqu’il doit faire le lien entre deux espaces antagonistes : le dedans et le dehors, le familier et l’étranger, etc. En s’appuyant sur l’œuvre de Dostoïevski qui lui sert de principale référence sur ce sujet, Bakhtine mentionne bien évidemment le pas de la porte, qui sépare l’intérieur et l’extérieur, mais aussi d’autres lieux intermédiaires comme les couloirs ou les antichambres, qui relient certaines pièces entre elles, ou encore les escaliers, qui assurent la communication entre deux étages : dans tous ces lieux clos et étroits, on ne fait que passer316. Métaphoriquement, ils traduisent le processus de transformation du personnage et la réflexion qui l’anime avant la prise de décision. Le seuil acquiert alors une importance capitale pour la structure même du récit, dont il peut constituer le nœud principal, mais aussi les scansions et les différents rebondissements. 

Le seuil comme expression du « tournant d’une vie »

Tout récit de la route commence nécessairement par un déchirement. Avant l’errance, il y a un geste, décisif et irrévocable, qui amène le personnage à laisser derrière lui ce qui faisait sa vie pour célébrer l’avènement d’une ère nouvelle. Or, cet élément de déprise par rapport à un quotidien qui n’a plus de sens nous semble aussi caractéristique du road novel et du road movie que peuvent l’être les déambulations d’un individu sur un territoire. Ce point de rupture dans le flot de l’existence que constitue le chronotope du seuil est peut-être d’abord un point de rencontre avec l’altérité : la confrontation du personnage à un individu charismatique entraîne une forme de découverte de soi et l’accession à un nouvel état de conscience qui oblige à une remise en question absolue de son ancien mode de vie. On retrouve cet effet régénérateur de la rencontre à travers Alice in den Städten, dans lequel un auteur à la dérive parvient, à l’aide du regard naïf d’une fillette posé sur lui, à la découverte de sa propre identité et à l’émergence de sa créativité. Or, nous allons voir que cette évolution du personnage, qui franchit plusieurs seuils avant de retrouver une forme de coïncidence avec lui-même, trouve sa plus concrète expression dans le rapport à la photographie. 

Le seuil comme point de rencontre : Alice in den Städten

 Alice in den Städten se présente comme l’histoire d’un auteur, Philip Winter, qui vient de traverser les États-Unis à la recherche d’une histoire à raconter. Incapable d’écrire une ligne depuis son départ, il s’apprête à rentrer chez lui en Allemagne, sans le sou et débarrassé de ses illusions. Seules traces de son périple : quelques centaines de clichés, réalisés mécaniquement à l’aide d’un polaroïd, et qui ne signifient rien. À New York, alors qu’il s’efforce de trouver un avion susceptible de le ramener chez lui – au moment où une grève paralyse le trafic aérien – il fait la connaissance d’une jeune femme, allemande elle aussi, qui lui confie la garde d’Alice, sa fille de dix ans, le temps de se réconcilier avec son 188 conjoint. Winter accepte d’emmener l’enfant avec lui jusqu’à Amsterdam, où la mère est supposée les rejoindre le lendemain, avant de regagner sa patrie d’origine. Mais cette dernière n’est pas au rendez-vous, et Winter se voit contraint de partir à la recherche d’une hypothétique grand-mère, dont Alice garde un souvenir confus et qui habiterait quelque part dans la Ruhr. Commence alors une exploration géographique impromptue qui amène le personnage à la découverte de lui-même, grâce à la présence authentique et « authentifiante » de cette fillette qui lui sert de guide. L’errance de Winter de part et d’autre de l’Atlantique, nous l’avons mentionné, est jalonnée d’instantanés réalisés à l’aide d’un polaroïd et qui, mis bout à bout, traduisent le cheminement intérieur du personnage. Dans Theory of film, Kracauer compare le photographe à l’explorateur : l’un comme l’autre semblent à l’affût d’une révélation que leur apportent, respectivement, la photographie et l’expérience directe du monde. Bien plus, Kracauer, inspiré par la lecture de Proust, définit le photographe par un état permanent d’aliénation, et parle à son sujet de « self estrangement » pour souligner la distance le séparant du réel qu’il s’efforce de saisir à travers l’objectif de son appareil : « And yet Proust is right in relating the photographic approach to a state of alienation » et plus loin : « Now melancholy as an inner disposition not only makes elegiac objects seem attractive but carries still another, more important implication : it favors self-estrangement317 . » Or, cette sensation de détachement que constitue le « self-estrangement » semblerait constitutive du mal-être de Winter, et la source de son errance initiale à travers les ÉtatsUnis. La rencontre avec Alice aurait alors pour vertu de favoriser le retour de cette coïncidence primordiale de l’homme avec lui-même, et conduirait à l’acceptation de soi. La photographie devient dans le film le fil conducteur de cette démarche introspective accomplie par le personnage, et le médium par lequel nous accédons à cette prise de conscience. Nous sommes dès lors en mesure de déterminer trois grandes phases dans la progression de la quête identitaire de Winter, correspondant chacune à un espace géographique précis, ainsi qu’à une valeur spécifique de la photographie : dans la première 317 Siegfried Kracauer, Theory of Film, p. 16-17. 189 partie du film, qui se déroule en Amérique – avant la rencontre avec Alice – la photographie se fait écran, matérialisant en cela cette forme de distanciation avec le réel que traduit l’expression self-estrangement. Lorsqu’après avoir franchi un premier seuil, Winter parvient ensuite aux Pays-Bas, la photographie devient miroir pour le personnage qui, au contact de la fillette, commence à renaître au monde et à lui-même. Le retour en Allemagne, enfin, marque le franchissement d’un dernier seuil ; il coïncide avec l’avènement de la photographie comme mémoire, conférant ainsi une « épaisseur existentielle » au personnage de Winter et parachevant la reconstruction de son identité.

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