Une adaptation du chronotope du salon
Les véhicules collectifs que sont les automobiles, les camions ou les autocars sont intéressants d’un point de vue narratif, dans la mesure où ils créent une intimité propice à la révélation de soi. Parce qu’ils constituent un espace clos, dont l’étroitesse engendre une certaine promiscuité, ils permettent un rapprochement momentané entre des individus qui ne partagent rien ou si peu, mais qui finissent par apprendre à se découvrir. Au fil des échanges surgissent alors certaines réponses à des questionnements existentiels, qui font évoluer les personnages dans un sens qu’ils ne soupçonnaient pas. Ainsi, Philip Winter, le héros solitaire d’Alice in den Städten de Wenders, se voit confier malgré lui la garde d’une fillette qu’il a à charge de ramener auprès de sa famille. Partis de New York, ils traversent ensemble les Pays-Bas puis la Ruhr où demeure supposément la grand-mère d’Alice.
D’abord réticent à l’idée de jouer les nourrices, Philip finit par s’accommoder de son rôle, et la relation qu’il noue avec la fillette lui permet finalement de surmonter le blocage créatif qui l’avait habité durant son séjour aux États-Unis. La rencontre forcée semble donc avoir eu un effet bénéfique sur le personnage, et la confrontation à l’Autre a pu contribuer à sa propre évolution. Dans Thelma and Louise, c’est la vraie nature de Thelma qui se révèle au fur et à mesure de la course poursuite. Jadis épouse soumise à l’autorité de son mari, elle découvre la jouissance sexuelle dans les bras d’un jeune voyou ramassé sur le bord de la route, et gagne en assurance au point de commettre quelques infractions à la loi avec un plaisir non dissimulé. Et c’est alors que les deux fugitives sont amenées à choisir leur itinéraire afin de gagner la frontière mexicaine que Thelma devine le secret de Louise (un viol dont cette dernière aurait été victime au Texas quelques années auparavant, et dont le souvenir la dissuade de retraverser cet État). Le voyage en automobile permet ainsi de faire tomber les dernières barrières que la pudeur avait érigées entre les deux femmes et renforce l’amitié qui les unit, scellée dans la dernière scène par un pacte de suicide.
Ainsi, ces véhicules collectifs deviennent des microcosmes où se nouent des relations privilégiées. À ce titre, le chronotope du véhicule collectif reprend et transforme en quelque sorte le chronotope du salon, particulièrement rattaché aux romans du 19e siècle, que Bakhtine identifie dans son Esthétique et théorie du roman, et dont il définit en ces termes les spécificités : « Là se nouent les intrigues et ont lieu souvent les ruptures, enfin (et c’est très important), là s’échangent des dialogues chargés d’un sens tout particulier dans le roman, là que se révèlent les caractères, les “idées” et les “passions” des personnages. »
Le chronotope du salon est emblématique d’une société particulière : une certaine aristocratie du 19e siècle, dépeinte notamment dans les romans de Stendhal et de Balzac.
Les dames de la haute reçoivent en leur demeure des invités triés sur le volet, car pour faire partie de ce microcosme, il faut y avoir ses entrées. Les rencontres qui se produisent dans ces salons n’ont rien d’accidentel ; on se retrouve entre soi, entre gens du beau monde : « Du point de vue du sujet et de la composition, c’est là qu’ont lieu les rencontres qui n’ont plus l’ancien caractère spécifique de la rencontre fortuite, faite “en route”, ou dans “un monde inconnu” . » En résumé, c’est à l’intérieur de ces salons que se nouent les alliances et les idylles, que se détruisent les carrières et que se bâtissent les réputations. À ce titre, ces lieux de sociabilité jouent un rôle important, narrativement parlant, dans la mesure où peuvent s’y tramer les différentes péripéties.
Le chronotope des lieux de transit
L’esthétique de la route, telle qu’elle se perpétue au cinéma mais également en peinture (voir par exemple le tableau intitulé Gas d’Edward Hopper réalisé en 1940), et en photographie (on peut renvoyer au recueil The Americans de Robert Frank ou encore à Errance de Raymond Depardon) déborde le simple ruban d’asphalte pour s’étendre aux abords de la voie où, çà et là, sont disséminés des sites dévolus au repos et au ravitaillement des voyageurs. Dans sa monographie consacrée au road movie, David Laderman évoque en ces termes l’importance de ces lieux de transit que sont les stations-service, motels et autres diners, pour la construction du récit : Most often, the sense of some wilderness beyond culture becomes heightened in road movies with sundry detours, motels, diners, and gas stations. These various pit stops are often exploited for significant narrative developments. First of all, logic necessitates the drivers must stop somewhere temporarily to meet various rudimentary needs (rest, food, fuel). Second, the journey narrative can gain dramatic intrigue from unexpected plot twists resulting from such intermissions meeting some new character, committing a crime), or from simply developing the travelers’ relationship.
De fait, l’errance des personnages de road novels et road movies est ponctuée de fréquentes escales dans des lieux de passage, où se nouent les différentes péripéties (dont nous avons dit plus haut qu’elles présentaient parfois un aspect décevant). Ainsi, par exemple, au cours de la première séquence d’Im Lauf der Zeit, Robert stoppe sa Coccinelle devant une stationservice désertée par ses propriétaires, mais où s’amusent des enfants à qui il demande son chemin, avant de se lancer, par un geste suicidaire, dans les eaux de l’Elbe. Plus tard, en compagnie du projectionniste ambulant, il effectue un arrêt dans un garage et, par jeu,réquisitionne un side-car pour improviser une courte balade dans la région, ce qui permet au passage de ramener Bruno sur les lieux de son enfance et favorise le surgissement de l’anamnèse. Les deux compagnons se restaurent dans un snack, après une séance de projection, et s’amorce entre les personnages un semblant de dispute, vite résolue. Plus tard, Bruno se détend dans une fête foraine, où il s’adonne aux joies de la conduite d’autos tamponneuses. C’est là qu’il rencontre l’ouvreuse avec qui aurait pu se nouer une relation amoureuse. Ces haltes de bord de route, qui empruntent souvent directement à une certaine imagerie de la culture américaine (rappelons l’influence exercée par le travail photographique de Walker Evans sur l’esthétique d’Im Lauf der Zeit), favorisent les rencontres mais demeurent néanmoins peu invitantes : on y effectue une courte pause avant de reprendre son voyage et en cela, elles viennent renforcer l’impression de mouvement.
L’errance semble ici ne jamais devoir cesser, dans la mesure où elle ne mène à rien de stable, et la route ne permet finalement de faire le lien qu’entre des lieux de passage. Ces derniers finissent par constituer un chronotope mineur du road novel et du road movie, entièrement subordonné à la route, et que l’on pourrait caractériser par le temps de l’attente et de l’ennui dans un espace public intermédiaire. Or nous allons voir que ce chronotope des lieux de transit, s’il appartient aujourd’hui en propre à l’univers du récit de la route, a d’abord constitué une caractéristique d’un autre genre cinématographique : le film noir.
L’héritage du film noir
Le « lounge time » de Vivian Sobchack
Ces lieux intermédiaires que sont les stations-service, motels, gares intermodales et autres points de ravitaillement participent de l’imaginaire américain depuis les années 1930, notamment à travers les tableaux d’Edward Hopper ou les photographies de Walker Evans, qui témoignent d’une transformation radicale de la société corrélative au développement des transports routiers. Avant de contribuer à forger l’identité narrative et esthétique du récit de la route, ils constituent les éléments de décor d’un autre genre cinématographique en vogue dans l’immédiat après-guerre : il s’agit du film noir, qui connaît ses années les plus prospères approximativement entre 1941 (avec la sortie de l’emblématique The Maltese Falcon de John Huston) et 1958289. Ce genre cinématographique l’objet d’une analyse chronotopique approfondie dans un article de Vivian Sobchack publié en 1998, déjà mentionné plus haut mais dont il convient de retracer ici les grandes lignes.
L’auteur y considère ces lieux de transit que nous venons d’énumérer comme un chronotope majeur et fondamental du film noir. Ils définissent à ses yeux une spatio-temporalité particulière qu’elle nomme le « lounge time » : « Specifically, I designate the life-world (both cultural and narrative) spatialized from nightclubs, cocktail lounges, bars, anonymous hotel or motel rooms, boarding houses, cheap roadhouses, and diners as constituting the temporalization of what I call lounge time290 . » Pour Vivan Sobchack, le chronotope du film noir se construit en opposition à celui de l’idylle. En cette période tourmentée consécutive à la Seconde Guerre mondiale, l’innocence apparaît rejetée dans un passé lointain, faisant place à un sentiment généralisé d’instabilité et de vulnérabilité : Whereas the idyllic chronotope has relevance to the familiarity, stability, and rootedness of home and the familial and generational and even national solidarity of the wartime home front, the noir chronotope of lounge time evokes the life-world and space-time of a parallel, yet antinomic, universe.
Parce qu’il participe de l’idylle et d’un sentiment de paix et d’harmonie, le foyer est rarement représenté dans le film noir, ou bien apparaît la plupart du temps comme un idéal inaccessible, un âge d’or : « In noir, then, a house is almost never a home. Indeed, the loss of home becomes a structuring absence in film noir. » En l’absence de ce point d’ancrage rassurant, l’espace privé semble ainsi se diluer dans la sphère publique, où les protagonistes finissent par accomplir les gestes les plus intimes : « They transport spatially contiguous and intimate familial activity (eating, srinking, sleeping, and recreating) from private and personal to public and anonymous domain293 . » Habités par un sentiment de perte, les personnages semblent alors condamnés à errer seuls, d’un espace intermédiaire à l’autre, dans l’incapacité de se fixer une fois pour toutes.
De fait, ces lieux stériles (la sexualité ne donne pas lieu à la fondation d’une famille) et mortifères (puisque les meurtres y sont légion) que sont les diners et autres haltes routières gouvernent un temps répétitif, cyclique et improductif, et n’appellent pas à la reconstruction de soi294 . L’article de Vivian Sobchack sur le film noir permet donc de mettre au jour les caractéristiques de ce chronotope des lieux intermédiaires – qu’elle choisit de désigner par l’appellation de « lounge time » – , marqué par un pessimisme et une nostalgie pour un passé idyllique à jamais révolu. Or, le chronotope ainsi défini par Sobchack permet-il de qualifier en propre le récit de la route au sens où nous l’entendons ? Autrement dit, sommes-nous en mesure de discerner une évolution de la signification du chronotope des lieux de transit depuis le film noir ?
Des non-lieux
Parce qu’ils brassent quotidiennement quantité d’individus et suscitent le contact, ces lieux de transit pourraient apparaître de prime abord comme un facteur de lien social.
Cependant, les gens n’y font que se côtoyer sans véritablement se rencontrer.
Contrairement au café du coin, où les habitants d’un même village ou d’un même quartier se retrouvent, et où, par le truchement du jeu et de la conversation, se soude la communauté (ce qui, d’une certaine manière, pourrait constituer une variation autour du chronotope du salon évoqué plus haut), les lieux de transit sont des endroits qui n’appellent pas à rester indéfiniment et qui maintiennent un certain degré d’anonymat. À ce titre, ils constituent des non-lieux, selon la terminologie avancée par Marc Augé :