Le chronotope de la route

Le chronotope de la route

Le chronotope de la route selon Bakhtine

À la suite d’une brève introduction destinée à présenter le concept envisagé, le troisième volet d’Esthétique et théorie du roman, intitulé « Formes du temps et du chronotope dans le roman », se propose de mettre en lumière le fonctionnement du chronotope « à partir de l’évolution des diverses variantes du genre romanesque en Europe149 ». Ainsi, les neuf premières sections qui constituent cet essai consistent en l’analyse de textes représentatifs de l’histoire littéraire – du « roman grec » à Rabelais, sans oublier quelques incursions dans les siècles ultérieurs – et en l’identification des principaux chronotopes qui les caractérisent. S’il arrive qu’un chronotope se rapporte aux œuvres d’un seul et même auteur (Bakhtine introduit le chronotope « rabelaisien », par exemple) ou à un sous-genre romanesque particulier (le chronotope du « monde des merveilles dans le temps de l’aventure » détermine ainsi précisément le roman de chevalerie), il en est un qui revient de façon récurrente au fil des analyses : il s’agit du chronotope de la route, mentionné dès la première étude dévolue au roman grec, et qui réapparaît dans la partie suivante, lorsqu’il est question d’Apulée et de Pétrone, avant de faire l’objet d’un développement spécifique dans la dernière section d’« Observations finales ». La pérennité de ce chronotope, qui semble traverser les âges et les diverses formes adoptées par le roman, tend à en faire un élément fondamental pour l’étude du récit, et il convient d’en préciser les traits distinctifs. Il appert tout d’abord que le chronotope de la route est intimement lié au thème de la rencontre, ce qui en constitue, pour Bakhtine, l’intérêt principal.

Le chronotope de la route et le thème de la rencontre

 La première occurrence du chronotope de la route, dans l’essai de Bakhtine, intervient dès le chapitre d’ouverture consacré à l’étude du roman grec, qui représente pour l’auteur le premier de trois types de romans antiques. Cette forme littéraire, aussi appelée « roman d’aventures et d’épreuves », rassemble un corpus d’œuvres composées entre le 2e et le 6e siècle de notre ère et se déroule selon ce que Bakhtine appelle « le temps des aventures » dans « un monde étranger » 150. Pour exposer brièvement de quoi il retourne, le roman grec ainsi identifié met généralement en scène un couple de jeunes amants séparés par un enchaînement d’obstacles avant de se retrouver et de célébrer leur union. « Dans ce temps, écrit Bakhtine, rien ne change : le monde reste le même, l’existence biographique des héros ne change pas davantage151 . » Entre ces deux extrémités du récit, que sont la naissance d’un amour et sa légitimation par le mariage, se succèdent quantité d’épreuves qui surgissent comme gouvernées par le hasard. Le temps des aventures, tel qu’il se manifeste dans cette forme narrative, est ainsi « […] composé d’une série de brefs segments, correspondant à chaque aventure. […] Ces segments temporels sont introduits et s’entrecroisent par le truchement de ces mots spécifiques : “tout à coup”, et “justement”152 . » Bakhtine poursuit alors son analyse en évoquant l’existence de thèmes « spatio-temporels153 » – au nombre desquels figure la rencontre – intervenant dans la composition du roman grec mais aussi d’œuvres littéraires représentatives de tous les genres (épique, dramatique, lyrique) et de toutes les époques. La rencontre, qui constitue en soi un chronotope – car « dans toute rencontre la définition temporelle (“au même moment”) est inséparable de la définition spatiale (“au même endroit”)154 » – s’avère essentielle d’un point de vue narratif dans la mesure où autour d’elle peuvent s’élaborer les grandes étapes du récit : « Très souvent, en littérature, le chronotope de la rencontre remplit des fonctions compositionnelles : il sert de nœud à l’intrigue, parfois de point culminant ou de dénouement (de finale) à l’histoire155 . » De fait, il est difficile de concevoir un récit qui ferait l’économie de la confrontation d’un sujet à l’altérité, qu’elle qu’en soit sa forme. Jean Douchet, auteur d’une conférence prononcée dans le cadre d’un colloque consacré au motif de la rencontre au cinéma, considère en effet que cette dernière constitue un « thème capital, puisqu’il semble impossible de mener un récit sans le fonder sur un système d’interférences que tisse le jeu simple ou multiple des rencontres. » et plus loin, il précise : L’évolution du récit à travers les âges et les cultures démontre que la totalité des récits sont fondés sur le rapport de l’un avec l’autre (humains, animaux, nature,objets, êtres mythiques, etc.). D’une rencontre va naître nécessairement une aventure, et cette aventure se doit de captiver le lecteur, l’auditeur ou le spectateur156… La rencontre apparaît alors comme l’un des piliers fondamentaux du récit. Or, c’est dans le prolongement de ces considérations sur l’importance du thème de la rencontre que Bakhtine introduit le chronotope de la route. Il s’en explique plus loin en insistant sur le potentiel narratif – d’une infinie richesse – des voies de circulation : Dans le roman, les rencontres se font, habituellement, « en route », lieu de choix des contacts fortuits. Sur « la grande route » se croisent au même point d’intersection spatio-temporel les voies d’une quantité de personnes appartenant à toutes les classes, situations, religions, nationalités et âges. Là peuvent se rencontrer par hasard des gens normalement séparés par une hiérarchie sociale, ou par l’espace, et peuvent naître toutes sortes de contrastes, se heurter ou s’emmêler diverses destinées. […] En ce point se nouent et s’accomplissent les événements157 . Parce qu’on y voit défiler quantité de personnes de toutes origines et mues par des obligations diverses, la route devient le lieu suprême de la confrontation à l’Autre : son parcours a pour effet d’abolir la distance qui sépare d’autrui et permet le contact. Or, l’existence pouvant elle-même être perçue comme une succession de rencontres (rappelons en effet que l’être humain n’a de commencement que par l’union du masculin et du féminin), la route est alors susceptible d’acquérir la valeur imagée de « chemin de la vie ». 

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La métaphore de la route comme « chemin de la vie »

La route se charge d’une dimension métaphorique en ce qu’elle matérialise le déroulement de l’existence à travers l’espace et le temps. Bakhtine s’en explique dans la deuxième section de « Formes du temps et du chronotope dans le roman » : Ici se réalise la métaphore du « chemin de la vie » […] La métaphore du « chemin de la vie », avec ses variantes, joue un grand rôle dans tous les aspects du folklore.On peut affirmer que dans le folklore la route n’est jamais une simple route, mais toujours une partie ou la totalité du chemin de la vie158 . Le langage courant porte les traces de cette vision de l’existence, et les courbes de la route servent souvent de métaphores pour évoquer les méandres de la vie : « “Choisir sa route”, écrit Bakhtine, c’est décider de la direction de sa vie. La croisée des chemins, c’est toujours un tournant pour l’homme du folklore159 . » Plus loin, dans ses « Observations finales », Bakhtine ajoute : « Il semble qu’ici le temps se déverse dans l’espace et y coule (en formant des chemins), d’où une si riche métaphorisation du chemin et de la route : “le chemin de la vie”, “prendre une nouvelle route”, “faire fausse route”, et ainsi de suite… Les métaphores sont variées, et de divers niveaux, mais leur noyau initial, c’est le cours du temps160 . » Les formules de ce type sont légion. À cela nous pourrions ajouter d’autres expressions, telles que : « croiser la route de quelqu’un » ou encore « prendre un chemin de traverse » lorsqu’on s’éloigne de la « voie royale ». Quant au terme « déviance », qui caractérise parfois les héros de la route, il traduit littéralement le fait de s’écarter du chemin tracé et donc, symboliquement, de la norme. Une connotation morale et sociale est donc associée ici au thème de la route. Dans la lignée de ce qui vient d’être établi, le parcours de la route sert également à représenter le déroulement d’une vie entière : « Quitter sa maison natale, s’en aller sur la route pour revenir au pays, représente d’habitude, les âges de la vie : le jouvenceau s’en va, l’homme mûr revient. Les signes, le long de la route, sont ceux du destin, etc161 . » La route, ses méandres et ses embûches apparaissent donc comme la manifestation spatiale de l’expérience et du vieillissement pour mener, ultimement, jusqu’à la mort – que l’on présente fréquemment comme étant le « bout du chemin ». La route constitue ainsi l’un des chronotopes majeurs mis au jour par Bakhtine, en ce qu’il devient le lieu privilégié de la rencontre et permet de donner une vision imagée du cheminement de l’humanité à travers l’espace et le temps. Or nous allons voir qu’en raison de son extraordinaire malléabilité, il est en mesure de se décliner selon différentes formes, ce qui explique sans doute sa pérennité. 

La malléabilité du chronotope de la route 

Bakhtine rappelle dès le début de son argumentation que « l’importance du chronotope de la route est énorme dans la littérature ; rares sont les œuvres qui se passent de certaines de ses variantes, et beaucoup d’entre elles sont directement bâties sur lui, et sur les rencontres et péripéties “en route”162 ». Non seulement le chronotope de la route est récurrent, mais il finit par constituer un chronotope de base dans certaines œuvres littéraires et se trouve même à l’origine de catégories romanesques spécifiques. Dans le chapitre d’« Observations finales », Bakhtine retrace ainsi des siècles d’histoire littéraire profondément déterminés par ce chronotope. Du roman grec au roman picaresque espagnol et à son adaptation par Fielding et Defoe, en passant par le roman de chevalerie et le Bildungsroman, les exemples abondent d’œuvres où le chronotope de la route s’affirme comme un principe organisateur essentiel : « On comprend donc l’importance thématique de la route pour l’histoire du roman163 », finit-il par conclure. Mais Bakhtine établit des nuances, montrant que la signification attribuée à la route et à la notion de hasard qu’elle implique est susceptible de varier d’un contexte à l’autre. Ainsi, la route empruntée par le personnage du Parzifal de Wolfram von Eschenbach est fortement teintée de spiritualité (« le chemin réel pris par le héros pour se rendre à Montsalvat, devient insensiblement une métaphore de la route, du chemin de la vie, de l’âme, qui tantôt se rapproche de Dieu, tantôt s’en éloigne, selon les erreurs et les chutes du personnage et les occurrences survenues sur sa vraie route164 . »), tandis que le chemin suivi par Don Quichotte est davantage caractérisé par l’écoulement d’un temps historique (« Cette route-là est profondément marquée par le cours du temps historique, par les empreintes et les signes de son écoulement, par les indices de l’époque165 . »),

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