Le chronomètre de l’épouvante

Livre à couverture argent : mode d’emploi

Dans la soirée, Alex reçoit un appel téléphonique de Camille. Pour être tranquille, il emporte le combiné du sans-fil dans sa chambre et s’installe sur son lit.
— Voilà, je suis dans ma forteresse, dit-il.
— Finalement, j’ai regretté qu’on ne soit pas restés ensemble après cinq heures, avoue-t-elle.
— Tu serais venue avec moi à la librairie ?
— Non, mais je t’aurais attendu au café de la Poste. Comment ça s’est passé ?
— Bizarrement.
— Raconte !
L’adolescent lui explique en quelques mots comment il a obtenu, sans avoir à céder ses yeux ni la peau de ses fesses, le livre qu’il convoitait. Il a envie de lui confier aussi l’état d’esprit dans lequel il a couru chez Natas, mais il choisit de rester discret sur ce point. Songeur, il marque une longue pause. Camille s’inquiète :
— J’ai l’impression que tu ne vas pas bien, Alex. Tu veux que je vienne ?
— Ta mère te laisserait sortir, à cette heure ?
— Bien sûr que non ! Mais tu sais que j’habite au premier. En passant par la fenêtre, il me faut moins de dix secondes pour me retrouver dans la rue.
Alex se laisserait bien tenter par cette visite, mais il déclare :
— Non, reste au chaud. Je t’appellerai si j’ai vraiment les boules. Et dans ce cas, c’est moi qui viendrai.
— Promis ?
— Juré.
— Bon. Maintenant, dis-moi ce qu’il y a dans le bouquin que tu as acheté.
Alex ouvre son sac à dos et en sort l’ouvrage sur lequel se reflète la lumière orangée de sa lampe de chevet. Il s’assoit en tailleur et, sans lâcher le combiné, il essaie de l’ouvrir… en vain.
— La couverture est collée, maugrée-t-il. Attends, je pose le téléphone…
Malgré ses efforts, le livre refuse de s’ouvrir.
— Je ne comprends pas, dit-il à Camille. Les pages sont toutes collées.
— Tu t’es fait avoir.
— Mais non ! Tout à l’heure, dans le bus, je l’ai feuilleté sans problème. C’est dingue !
Il le secoue, sans plus de succès.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Camille après un silence.
— Je le ramènerai demain.
— Je t’accompagnerai.
— Allez, on parle d’autre chose, propose-t-il, la mine à nouveau contrariée.
Camille enchaîne sur une histoire qu’on lui a racontée au collège, une farce censée être drôle, visant un prof, mais qui n’a amusé que son auteur. Alex l’écoute d’une oreille distraite, le regard rivé sur le livre posé devant lui. Se rendant compte qu’elle parle dans le vide, Camille se propose de le rappeler le lendemain, mercredi.
— On pourra se voir, l’après-midi, si tu veux, précise-t-elle.
— Bien sûr.
— À demain ?
— À demain.
Elle raccroche. Alex soupire, se disant qu’il n’est vraiment pas fait pour les histoires de filles. Il reprend son livre… et l’ouvre !
— C’est quoi, ce truc ? murmure-t-il.
Il le parcourt, picore au hasard quelques fragments de texte qui lui paraissent correspondre à un récit ordinaire, écrit au passé. Puis il s’intéresse au début du livre, qui commence par un avertissement :
« L’œuvre que vous venez d’acquérir, comme vous le savez sans doute, n’appartient pas à un genre classique de la littérature à suspense : thriller, policier, épouvante… Il faudrait lui inventer une catégorie particulière comme « Farce sévère » ou « Funeste destin ». De quoi s’agit-il ? En apparence d’un roman d’aventures, avec des héros bien campés, un environnement décrit avec soin, une intrigue habilement ficelée… À la différence que les personnages seront des plus réels, l’environnement sera le vôtre. Quant à l’intrigue… elle dépendra essentiellement de vous. Ajoutons qu’elle s’écrira au passé, tandis que nous vous guiderons, au présent, à mesure que se mettront en place les événements. Le futur n’appartenant à personne, pas même au diable, le dénouement n’est pas acquis, comme il le serait par la volonté d’un écrivain. À vous donc de le décider.
Lisez avec attention les consignes qui suivent. Comme le mode d’emploi d’une machine, elles sont indispensables au bon déroulement de votre aventure.
Tournez la page, s’il vous plaît. »
N’étant pas sûr d’avoir compris, Alex relit le texte, mais ne s’en trouve guère plus avancé. Être le héros du livre, très bien, et alors ? Le personnage de fiction s’appelle-t-il Alex ? Et un récit qui « s’écrira au passé, tandis que nous vous guiderons » ? Qui est « nous » ? Tout cela n’est pas très clair, mais bigrement excitant. Il tourne la page et lit la suite avec attention.
« Les livres dont vous êtes la victime obéissent à des règles de fonctionnement extrêmement précises qu’il est strictement interdit de contourner. Quand bien même vous seriez tenté de lire ce qui suit, vous n’en tireriez qu’incompréhension et finalement ennui mortel. C’est pourquoi nous vous demandons de vous conformer aux consignes répertoriées ci-dessous :
— Il est obligatoire d’accomplir la première action pour que l’aventure démarre.
— Il vous est interdit de revenir en arrière et impossible de devancer les événements.
— Nos suggestions d’actions répondent à des nécessités conformes à l’objet de cette œuvre explicité en page précédente. Vous ne chercherez pas d’autre solution, au risque de ne plus obtenir d’informations sur le déroulement des événements et, par là même, d’amoindrir fatalement vos chances d’arriver au bout de vos peines. Si vous essayiez malgré tout de contourner cette obligation, nous vous accorderions une tolérance, mais ce serait la seule. »
Alex saute allégrement les consignes trop longues ou trop obscures. Il fait tout de même l’effort de lire la dernière :
« — Il est fortement déconseillé de négliger la lecture des consignes ci-dessus. »
Il éclate de rire… puis obéit en relisant l’ensemble avec attention. Le livre l’invite à se rendre à la page 12, ce qu’il fait avec un pincement d’émotion.
« Pour lancer votre aventure, vous devrez vous rendre cette nuit au cimetière Saint-Blaise. Dans le secteur C, allée 22, vous trouverez trois caveaux au nom du docteur Kamal, de Boris Strogonov et de Marthe Laponge. Deux minutes avant minuit, ouvrez votre livre à la page 66 pour obtenir les instructions suivantes. Soyez ponctuel et n’oubliez pas de vous munir d’un moyen d’éclairage. »
Alex se gratte le crâne, s’interroge et conclut : « N’importe quoi ! » Car il se voit mal braver la nuit et la fraîcheur de mars pour caracoler parmi les tombes du vieux cimetière de la rue Saint-Blaise. Par curiosité, il cherche la page 66, mais ne trouve que la 65 et la 68. En les examinant de près, il constate que les deux feuillets sont collés si solidement qu’il faudrait les déchirer pour les séparer. Mais il n’a pas l’intention de réduire en charpie un livre qui lui a coûté vingt-deux euros quatre-vingt-quinze et soupire :
— Bon, demain j’essaierai de me faire rembourser.
Une voix intérieure lui susurre pourtant qu’il n’en fera rien. De là à courir les rues en pleine nuit ! Et puis comment faire ? Sa mère est si soupçonneuse que, au moindre craquement de parquet, elle se lèvera et visitera tout l’appartement, persuadée qu’un cambrioleur s’y est introduit.
— Alex ! À table ! crie Mme Ascoët de la cuisine.
Il saute de son lit, et à l’instant de franchir la porte, une idée lui traverse l’esprit.
— À moins que…, murmure-t-il.

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L’aventure commence… au cimetière

Peu après vingt-deux heures, Alex embrasse ses deux parents scotchés devant la télé.
— Tu ne lis pas trop tard, hein, mon chéri ? lui recommande sa mère.
— Pas ce soir, je suis crevé. Bonne nuit. Saisissant le moment précis où un public enthousiaste applaudit une vedette de variétés, il franchit sur la pointe des pieds la porte d’entrée. Dans le salon, Mme Ascoët dresse l’oreille.
— Gérard, tu n’as rien entendu ? demande-t-elle à son mari, l’œil soupçonneux.
— Si, ils vont dire qui a gagné le voyage à Tahiti.
La mère d’Alex hausse les épaules et se lève pour une tournée d’inspection minutieuse. Premier objectif, vérifier si la porte d’entrée est verrouillée.
— Ça alors !
Elle ne l’est pas ! Mme Ascoët aurait pourtant juré. D’un geste vif, elle donne deux tours à chaque verrou et laisse la clé dans la serrure du milieu. Elle se rend ensuite au fond du couloir, plaque l’oreille contre la porte de la chambre de son fils. Silence total ; c’est bon signe. Avec précaution, elle entrouvre le battant, jette un œil dans la pièce plongée dans la pénombre. Une forme recroquevillée en chien de fusil occupe le lit.
— Fais de beaux rêves, mon canard, chuchote la maman attentionnée avant de se retirer sans bruit.
Si elle savait que le « canard » en question est en train de traverser la ville d’un bon pas vers la plus lugubre et la plus incongrue des destinations, elle tomberait en syncope. La tête enfouie dans la capuche de son jogging et les mains enfoncées dans ses poches, on croirait un moine pénitent des banlieues se rendant à la cathédrale pour prier. Dans son sac à dos gris, Alex transporte le responsable de son escapade nocturne ainsi qu’une lampe de poche, comme il le lui a été recommandé.
— Je suis fou, bougonne-t-il contre lui-même, carrément frappé. Pourquoi y va-t-il, alors ? Il faut qu’il trouve une solide raison, ne serait-ce que pour rendre supportable ce vent glacé qui s’insinue sous sa capuche. Il n’en voit qu’une d’à peu près acceptable : la page 66. Si elle se décolle à minuit moins deux, c’est qu’il sera entré corps et âme dans un monde parallèle où tout est possible, surtout le pire étant donné l’atmosphère morbide dans laquelle cette histoire a commencé. Pour le moment, la priorité est de trouver un moyen d’escalader le mur du cimetière, car si ses souvenirs sont bons, il fait plus de deux mètres de haut. Ensuite, il cherchera un café ouvert dans le quartier et attendra au chaud l’agonie de cette étrange journée.
À vingt-trois heures quarante-cinq, il quitte le minuscule bistrot où il a trouvé refuge. Escalader le mur d’enceinte du cimetière Saint-Blaise est un jeu d’enfant grâce à un conteneur de récupération de verre repéré une heure plus tôt ; le franchir est une autre histoire. Alex pensait qu’il n’aurait aucune peine à passer les pointes de fer hérissées au sommet du mur. Erreur. Pour commencer, il fait un bel accroc à sa veste.
— Merde !
Plus grave, il se blesse à la main gauche. Il lèche le sang qui coule d’une petite plaie dans sa paume. Ce n’est pas grave, mais cela finit de le mettre en rage. Comme en réponse, un bruit sec d’étoffe déchirée perce le silence. Son jean est mort. À la lumière conjuguée du croissant de lune et des lampadaires de la rue, il consulte sa montre. Il ne lui reste que dix minutes. Il s’en veut de ne pas être venu plus tôt. Enfin, il réussit à passer pardessus les pointes et à se laisser choir de l’autre côté du mur. Où est le secteur C ? Il se faufile entre deux tombes, suit une allée gravillonnée, trouve un panneau carré sur lequel est peint un gros H. Stressé par le temps qui file comme une chauve-souris, il poursuit ses recherches au pas de course. Secteur E, il approche… Voici un panneau portant la lettre I.
— C’est pas vrai !
Il est minuit moins cinq. Trois minutes, c’est vite avalé. Par chance, il tombe enfin sur le secteur C. Reste à trouver l’allée 22. Il aperçoit l’ombre furtive d’un chat se glissant derrière une tombe. Un chat noir, cela porte malheur, aussi décide-t-il de prendre la direction opposée. Encore une minute. Un petit panneau blanc porte un numéro à deux chiffres.
— Vingt-deux ! s’exclame-t-il assez fort pour réveiller les morts et les gardiens de cimetière.
Il se mord les lèvres. Trente secondes viennent encore de s’écouler. Mais il sera à l’heure, car il est convaincu d’avoir repéré les caveaux qu’il cherche ; ce sont les plus sinistres de l’allée. Tout en approchant, il ôte son sac à dos pour en sortir le livre à couverture argent. Il l’ouvre… Le souffle court, il se rend à la page 66. Elle est toujours collée. Alors un immense soulagement l’envahit. Il soupire et rit de sa naïveté. Le voici donc délivré d’une histoire de fou et d’une méchante angoisse. Rien que pour cela, il ne regrette pas d’être venu. Les tombeaux du docteur Kamal, de Boris Strogonov et de Marthe Laponge, délabrés, ténébreux à souhait, seraient parfaits pour tourner un remake de La Nuit des morts vivants.
Alex regarde une dernière fois son livre avant de déguerpir.

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