LE « CHAMP » MÉTAPHORIQUE ET SES FRONTIÈRES
Quoi que l’on pense de la tradition en la matière, nous ne pouvons pas faire comme si la métaphore n’avait pas été définie, délimitée, problématisée par deux millénaires et demi d’histoire occidentale. En effet, d’Aristote à Genette, en passant par Proust, Breton ou Lacan, elle s’est trouvée mêlée à des débats nombreux qui l’ont façonnée. Voudrait-on établir sa théorie sur un terrain vierge que l’on reprendrait des outils forgés par d’autres, qui la modèleraient à notre insu. Il s’agit donc plutôt de définir la place que nous occupons au sein de la tradition, d’exposer et de justifier nos partis pris. Ce sera, dans une large mesure, l’objet de cette partie. Avant de faire intervenir une véritable définition en compréhension de la métaphore, dans la quatrième partie du mémoire, je proposerai ici une définition essentiellement en extension, pour poser les contours de la notion – pour aider le lecteur à percevoir d’emblée les choix effectués, le tracé de la théorie défendue, et non lui faire subir les mille et un détours de l’élaboration du modèle, son cheminement laborieux avec ses hésitations et ses repentirs. Peut-être demanderai-je seulement au lecteur d’accepter parfois certains choix à titre d’hypothèse, « par provision », avant justification plus complète. Certains arguments ou développements ont en effet été reportés plus loin, pour ne pas alourdir inconsidérément cette partie. 1.1. Le genre et l’espèce : position par rapport aux traditions rhétoriques Dès l’origine, la métaphore nous confronte à une difficulté. C’est dans la Poétique que l’on trouve la première définition connue de la figure, sous la plume d’Aristote.1 Décrite comme « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre », elle se décline de quatre façons : transport du nom « du genre à l’espèce », « de l’espèce au genre », « de l’espèce à l’espèce » et « selon le rapport d’analogie ». Les exemples confirment que nous avons affaire à une acception beaucoup plus large que dans les classifications ultérieures : aujourd’hui, seule la quatrième forme peut être appelée « métaphore » sans réserves ; beaucoup d’auteurs tombent néanmoins d’accord pour inclure également la troisième, malgré l’étrange définition qu’il en donne (le transport d’espèce à espèce) et la relative obscurité des exemples proposés (« Ayant, au moyen de son glaive de bronze épuisé la vie » et « ayant, au moyen de son impérissable urne de bronze coupé… »). Les deux premières « métaphores » font plutôt penser, elles, à des métonymies ou à des synecdoques (par leur définition surtout), voire à l’hyperbole (avec l’exemple de transfert « de l’espèce au genre » : « des milliers de belles actions » pour dire « beaucoup »). Pourtant, Aristote semble s’intéresser surtout à la métaphore dans son sens actuel, la « métaphore par analogie », celle qui consiste à faire « apercevoir les ressemblances ». Il en présente un modèle beaucoup plus riche que le tableau en genres et espèces ne le laissait attendre : « j’entends par “rapport d’analogie” tous les cas où le deuxième terme est au premier comme le quatrième au troisième (…). Il y a le même rapport entre la vieillesse et la vie qu’entre le soir et le jour ; le poète dira donc du soir, avec Empédocle, que c’est “la vieillesse du jour”, de la vieillesse que c’est “le soir de la vie” ou “le couchant de la vie” ». C’est de cette métaphore-là, « la plus réputée », qu’il parlera surtout dans Rhétorique, en soulignant sa grande proximité avec la comparaison : celle-ci « est aussi une métaphore », indique-t-il.2 Il le souligne plus loin : « les comparaisons réputées sont, en un sens, des métaphores », témoignant de la grande souplesse, chez lui, de la notion de métaphore, y compris de la métaphore « par analogie ». Le choix d’une telle définition de la métaphore a pu séduire mais n’a, de fait, après les Grecs, presque jamais été repris avec une telle extension. C’est la notion de trope, ou figure du mot, qui semble avoir remplacé la métaphore, au sens large d’Aristote. Sans songer à raviver une telle conception, ne peut-on reconnaître l’intérêt de la quatrième espèce aristétolicienne, la métaphore « par analogie », ou proportionnelle ? Plus largement, où faut-il placer le curseur entre la métaphore élargie qu’il propose, et la métaphore restreinte qui nous est restée, presque toujours distinguée de la comparaison, par exemple ?
Métaphore et métonymie
un vieux couple, des figures très différentes Dans L’Orateur, Cicéron se réfère justement à Aristote, le citant de mémoire, pour distinguer métaphore et métonymie comme deux espèces au sein du genre métaphore.3 On le sent hésiter. « J’appelle transposition [tralata, c’est-à-dire métaphore], comme je l’ai déjà fait plusieurs fois, le transfert d’un mot pris d’une autre notion, par l’intermédiaire de la ressemblance, à cause de l’agrément qu’on y trouve ou du manque d’expression ; mutation [mutata, c’est-à-dire métonymie], le cas où au mot propre on en substitue un autre qui fournisse le même sens, emprunté d’une notion qui est avec la première dans un rapport de causalité. » Bien que rapprochées, les deux figures sont donc distinguées, non seulement par la différence qui existe entre les rapports de ressemblance et de causalité, mais aussi par le trait de la substitution (subjicio), associé à l’idée d’emprunt (sumo), qui ne se rapporterait qu’à la métonymie, alors que la métaphore obéirait à une sorte de transfert, de transport (transfero). Mais la distinction perd rapidement de sa netteté : il emploie juste après le terme de « transposition » pour caractériser cette fois le mécanisme de la métonymie, en précisant seulement que le transfert n’est pas du même genre. Les noms choisis (mais déjà consacrés par la tradition) ne sont pas eux-mêmes exempts d’ambiguïté : tralata verba, employé pour les métaphores, exprime l’idée de transformation, de changement, comme mutata verba utilisé pour les métonymies, avec cette seule petite différence que transfero renvoie plutôt, à l’origine, à l’idée de transport, et muto à l’idée de déplacement (est-ce pour dire que du sens accompagne le mot, dans la métaphore, que le changement de nom est porté par le sens, alors que seul le mot change dans la métonymie, sans aucun mouvement de sens ?). Les exemples apportent néanmoins une certaine clarté : « citadelle » est une métaphore quand il désigne le pays, et « Afrique » est une métonymie quand il est employé pour « Africains » (dans « la farouche Afrique trembla d’un terrible tumulte »).4 Les deux notions semblent donc fortement liées par la tradition : ce sont les deux principales figures de mots, les tropes par excellence, les plus citées. Dans Des Tropes ou des différents sens, Dumarsais est même tenté de faire de la métonymie, comme Aristote avec la métaphore, le genre de tous les tropes, s’appuyant pour cela sur son étymologie (μετωνυμίαν, « changement de nom »).5 Lamy va plus loin et inclut, pour les mêmes raisons, au moins la synecdoque et l’antonomase dans la métonymie : c’est à chaque fois « un nom pour un autre ».6 On s’étonne d’ailleurs que la métaphore n’en fasse pas partie. Seule l’autorité de la tradition semble avoir troublé l’auteur, qui rappelle qu’on a parfois appelé métaphores les tropes eux-mêmes. Une troisième notion, la synecdoque, apparaît souvent à côté de la métonymie, un peu comme à proximité de la métaphore nous trouvons régulièrement la comparaison, la catachrèse ou l’allégorie – les frontières entre les différentes notions, à l’intérieur de chaque famille, métonymie et synecdoque d’un côté, figures d’analogie de l’autre, étant par ailleurs très mouvantes. Ce trio-là prend une telle importance au cours de l’histoire qu’il est au cœur des Figures du discours de Fontanier, ou du moins de son Manuel classique pour l’étude des tropes. Soucieux d’établir une égalité parfaite entre les trois figures, cet auteur distingue même des espèces au sein de la métaphore (transport d’une chose animée à animée, d’une chose animée à inanimée, etc.), comme on le fait d’habitude pour les deux autres tropes. Il définit aussi la métonymie par une idée de « correspondance » qui la rapproche de la métaphore (elle rapproche également des objets entre eux qui font chacun « un tout absolument à part », mais ce rapprochement ne se fait pas, comme pour la métaphore, sur la base d’une « ressemblance »).7 Le groupe µ verra pour sa part dans ces deux dernières figures « le produit de deux synecdoques », faisant de cette dernière la figure de base du système des tropes.8 Nous ne rentrerons pas dans le détail des distinctions entre métonymie et synecdoque : notons seulement que ces deux tropes désignent les cas où un mot est employé à la place d’un autre selon un rapport de contiguïté (pour la métonymie), de connexion ou d’inclusion (pour la synecdoque). La liste des rapports exacts varie considérablement d’un auteur à l’autre, mais on peut dire qu’elle comprend le plus souvent les rapports de cause à effet, d’effet à cause, de contenant à contenu, de possesseur à objet possédé (rapports qui renvoient généralement à la métonymie), de la partie pour le tout, du tout pour la partie, ainsi que de la matière à l’objet (rapports qui renvoient généralement à la synecdoque). Pour notre part, il nous arrivera d’englober l’ensemble de ces rapports sous le terme de métonymie, pour des raisons avant tout pratiques, suivant en cela de nombreux auteurs que nous étudierons. Nous ne nous prononcerons pas sur le débat esquissé par Ricœur, à la suite de Fontanier et Genette, qui discerne une différence logique entre les deux figures (coordination contre subordination) qui serait écrasée, méconnue par la notion de contiguïté, réduction qui bloquerait la perception des rapports d’exclusion et d’inclusion mis en œuvre (exclusion pour la métonymie, inclusion pour la synecdoque).
Métaphore et comparaison
La métaphore pose un autre problème, lié cette fois à la comparaison. La question de savoir si « la comparaison est une métaphore » n’est pas simple. De toute évidence, Aristote insiste le premier sur leur profonde parenté : alors qu’il n’avait pas parlé de cette figure dans Poétique, l’idée est répétée dans Rhétorique, dans les trois passages où il évoque la comparaison (en grec εἰκὡν, que l’on peut traduire aussi par « image »).20 Après avoir donné deux citations, il indique par exemple : « ce sont là des comparaisons, et les comparaisons sont des métaphores, nous l’avons dit à plusieurs reprises » (p. 72). Mais il ne les considère jamais non plus comme tout à fait identiques : après « la comparaison est aussi une métaphore », on lit « elle en diffère peu » ; et de préciser : « en effet, quand Homère dit d’Achille “il s’élança comme un lion”, c’est une comparaison ; mais quand on dit “le lion s’élança”, c’est une métaphore » (p. 49). On retrouve l’idée plus loin : la comparaison est « une métaphore qui ne diffère que par le mode de présentation » (p. 63-64). Le sentiment d’une certaine équivalence domine : « on peut employer toutes ces expressions et comme comparaisons et comme métaphores, si bien que toutes celles qui sont appréciées sous forme de métaphores pourront évidemment devenir aussi des comparaisons » (p. 50). Néanmoins, des réserves sont systématiquement introduites : on doit user des comparaisons « peu souvent, car elles ont un caractère poétique », notamment (p. 49). L’idée qu’elles seraient propres à la poésie est rappelée plus loin, à propos des « comparaisons des poètes » (p. 63-64). On a alors le sentiment que la belle comparaison, qui donne malgré tout de « l’élégance » au style, n’est « réussie » qu’en tant qu’elle est une métaphore par analogie, qu’elle contient une idée. Elle pêche en revanche par son « mode de présentation », elle est « moins agréable, parce qu’elle est présentée trop longuement », elle « ne satisfait pas […] à ce que recherche l’esprit ». Il faut suivre ici la pensée d’Aristote : la comparaison « ne se borne pas à dire “ceci est cela” », comme la métaphore ; elle s’éloigne donc de l’enthymème, cette forme abrégée du syllogisme qui convient bien à l’art oratoire et dont la métaphore est proche, selon lui. Le reproche fait à la comparaison est donc de délivrer des informations trop lentement. Le développement qui suit, consacré aux bons et aux mauvais enthymèmes nous éclaire sur les bonnes et les mauvaises « images » aussi : il faut éviter les deux écueils contraires de l’évidence, de la banalité (avec les enthymèmes « qui ne demandent aucune recherche ») et de l’obscurité (avec « ceux qui, à l’exposé, ne se font point comprendre ») ; « alors s’acquiert une connaissance ». Chaque rappel de la parenté de la métaphore et de la comparaison est donc suivi de réserves, à propos de la comparaison. Il en va de même dans un dernier extrait (p. 72-73). Quelle conclusion en tirer ? Quelle est la portée de ces réserves ? Il faut évidemment rappeler qu’Aristote parle dans tous ces passages de l’art oratoire, où il importe de convaincre rapidement l’auditoire, et non de l’étouffer sous des fleurs de rhétorique. Mais, s’il ne parle pas de comparaison dans Poétique, alors qu’elle possède précisément ce caractère littéraire selon lui, cela veut-il dire qu’elle ne pose problème que du point de vue rhétorique ? Il est difficile de trancher. Le caractère systématique des réserves ne peut que frapper et, en même temps, on sent bien que ce n’était pas l’intention première d’Aristote, qu’il tenait avant tout à souligner la proximité des deux figures. Il n’en va pas toujours de même par la suite : chez beaucoup d’auteurs, la comparaison apparaît plus nettement que chez Aristote comme une figure indépendante. Dans Rhétorique à Herennius par exemple, la comparaison « traditionnelle », appelée imago, apparaît loin de la métaphore, qui se trouve placée entre synecdoque et allégorie.Les deux figures se trouvent également séparées chez Bernard Lamy, dans La rhétorique ou l’art de parler, et Fontanier, dans Les figures du discours, à cause de l’importance accordée à la notion de trope