LE CHAMANISME
Introduction
Dispersé aux quatre coins du globe, le chamanisme regroupe les croyances et les pratiques rituelles de diverses sociétés humaines dites traditionnelles, caractérisées par leur petite taille et l’absence de tout pouvoir central. Son étude se heurte cependant à la tradition exclusivement orale de ses représentants, et à leur refus ancestral d’écriture. C’est pourquoi son ancienneté ne peut qu’être imaginée. Pour certains anthropologues, le chamanisme constituerait un système primitif à la base de la pensée religieuse, trouvant son origine au sein des peuples de chasseurs du Paléolithique. L’art rupestre de la préhistoire, qui est une source inépuisable de questionnement et d’inspiration pour tout préhistorien, en serait le témoignage. La grotte des Trois-Frères du Midi-Pyrénées, en particulier, fait partie de ces lieux précieux ornés de la main de l’Humain du Paléolithique. Nombreuses sont les thèses qui tentent d’en expliquer les traits, afin de décrypter ce message laissé depuis la nuit des temps par nos ancêtres. Leur travail porte sur pas moins de 350 figures pariétales, datant du Magdalénien (environ 12 000 ans avant J.C.). Au milieu des innombrables représentations de chevaux et de bisons, se trouvent celles de deux « thérianthropes », des êtres mi-humains mi-animaux particulièrement énigmatiques. Parmi les explications fournies successivement et des courants idéologiques des historiens pour en interpréter la signification, existe celle du « Sorcier du paléolithique ». Elle part du troublant parallèle qui apparait entre cet être à tête de bison dont la danse est figée sur la roche, et le chamane sibérien avec sa couronne animale. Le « sorcier des Trois Frères » serait hypothétiquement le chamane originel, le responsable des rites magiques visant à assurer l’abondance du gibier pour la communauté humaine. Vêtu de sa dépouille animale, il incarnerait le lien entre un peuple de chasseurs préhistoriques et sa proie animale, garant de survie par la force vitale qu’elle renferme. Corroborée par d’autres représentations rupestres et outils retrouvés par les archéologues à travers le monde, cette théorie, qu’elle soit un jour confirmée ou non, ne fait que souligner l’importance que ce système de pensée a pu avoir dans le développement de la culture humaine, et continue d’ailleurs d’avoir en certains lieux. Dans cette première partie, nous aborderons d’abord le chamanisme d’un point de vue global, en tant que système de croyances et concept anthropologique bâti au fil du temps par les occidentaux. Puis nous nous intéresserons plus particulièrement à l’individu au cœur même de ces croyances, ce personnage magicoreligieux ésotérique, le chamane. Cette partie est volontairement ponctuée de nombreuses citations d’auteurs, anthropologues et autres spécialistes du sujet, dans le but d’illustrer au mieux les différents aspects du phénomène, et d’en permettre une meilleure appréhension. Car pour comprendre le lien fondamental qui existe entre le chamanisme et les plantes hallucinogènes, il faut, avant toute chose, comprendre ce qu’est le chamanisme.
Initiation au chamanisme
Origine du terme « Chamane »
Les peuples à chamane « Chamane » était à la base le nom donné par les peuples sibériens toungouses à leur « spécialiste rituel ». Les toungouses forment un ensemble de peuples de chasseurs-éleveurs de rennes, disséminés sur un très large territoire s’étalant de la Sibérie à la Chine. Ils vivaient principalement dans la taïga (forêt boréale de conifères) et étaient à l’origine assez mobiles, afin de pouvoir suivre les migrations saisonnières du renne (4). En 2002, ils regroupaient 70 000 individus appartenant majoritairement aux peuples Evenk, Evenou Lamoute et Nanaïou (5). L’histoire de ces peuples est assez mal connue, et ce pour deux raisons : l’absence chez eux d’écriture, et leur isolement géographique vis-à-vis des grandes civilisations. C’est pourquoi on ne sait de leur passé que peu de choses, mise à part ce que les différents observateurs étrangers ont rapporté, ainsi que ce qui est dit dans leurs contes et légendes. b) Hypothèses étymologiques « Chamane » provient donc de la langue toungouse, parfois appelée evenki. Celle-ci fait partie de la famille linguistique altaïque, qui rassemble diverses langues eurasiennes. Elle se compose de trois branches principales : mongole (peuple bouriate), turque (peuple iakoute) et toungouse-mandchoue. Mais la racine de ce nom et sa signification font débat. Pour certains auteurs, « chamane » trouverait son origine dans le mot toungouse « çaman » dérivant de la racine « ça- », « connaitre ». Chamane signifierait donc « celui qui sait ». Mais cette étymologie est très controversée (6). Il existe aussi un ancien courant de pensée soutenu par Mircea Eliade (1951), qui veut que le mot chamane (xaman ou saman) dérive du sanscrit shramana (« ascète »), nom donné aux prêtres bouddhistes des tribus du Nord de l’Asie. Bien que répandue, cette hypothèse elle est loin de faire l’unanimité, et reste encore à confirmer (7). Pour Roberte Hamayon, anthropologue et linguiste spécialiste du chamanisme sibérien et mongole, il serait plutôt fondé sur le terme toungouse sama-, qui évoque le fait de « remuer l’arrière-train, remuer les pattes postérieures ». Ce terme est à la base employé pour parler des animaux en rut, en particulier des cervidés, très importants pour ces peuples. Par extension, il a le sens de « bondir, remuer les pieds, bouger » chez l’Homme. Chamane viendrait donc du terme evenki saman signifiant « s’agiter, bondir, danser ». Cela ferait référence à la gestuelle animale que le chamane adopte lors de ses rituels. La même racine existe d’ailleurs en mongol : samar, qui signifie « s’agiter ». On retrouve également ce lien avec le fait de faire des bons et de sauter dans le nom donné au chamane chez les iakoutes (langues turques) (8). c) Chamane, un concept occidental Le premier à avoir utilisé le mot chamane dans la littérature est l’archiprêtre russe Avvakum Petrovitch, dans son autobiographie datant du XVIIe siècle. Il y racontait en effet qu’au cours de l’été 1661, alors qu’il était condamné à l’exil en Sibérie par le tsar de Russie, l’homme à la tête de l’expédition, Paskov, décida de faire appel à un chamane local pour ses dons de voyance : « Comme il envoyait son fils Jérémie guerroyer au royaume des Mongols et avec lui soixante-douze cosaques et vingt indigènes, il obligea un indigène à faire le [saman], c’est-à-dire le devin : l’expédition sera-t-elle heureuse, et reviendront-ils victorieux ? Ce manant de magicien, près de ma cabane, amena sur le soir un bélier vivant et se mit à pratiquer sur lui sa magie : après l’avoir tourné et retourné, il lui tordit le cou et rejeta la tête au loin. Puis il commença à sauter et danser et à appeler les démons ; enfin, avec de grands cris il se jeta à terre, et l’écume sortit de sa bouche. » (9) En français, ce terme apparut pour la première fois en 1699 sous l’écriture de « schaman », puis en 1842 sous la forme « shamane » influencée par l’anglais « shaman ». L’écriture « chamane » fut quant à elle proposée en 1903 par A. Van Gennep, permettant une prononciation supposée plus proche de celle du nom d’origine (6). Même si « chamane » fut d’abord employé pour désigner les devins sibériens, il s’étendit au fil du temps à tous les individus capables de communiquer avec les esprits pour guérir, ou pour prédire l’avenir, qu’ils viennent de Sibérie ou d’une tout autre région du monde. Ainsi, on l’utilisa par la suite pour parler de cette fonction chez les peuples d’Australie, de l’Arctique, d’Afrique et des Amériques. Cela se fit sous l’impulsion des différents observateurs occidentaux qui croisaient leur route, mais principalement par la volonté des anthropologues. On peut citer par exemple Alfred Métraux (1902-1963), qui employa le terme sibérien de « chamane » pour parler des piai d’Amazonie qu’il a longtemps étudiés, créant ainsi un parallèle entre des peuples que tout semble opposer. Car au sein des sociétés chamaniques elles-mêmes, ils ont leur propre appellation. Ainsi, suivant les dialectes concernés, les chamanes sont appelés pagé, piayé, udagan (chez les Mongoles), kam (chez les Tatars turcs), angakkut ou angatkut (chez les Inuits), arendiouannens, curandero (« guérisseur »), hechirero ou brujo (« sorcier ») en Amérique du Sud, iwishín etc. Mais si chaque peuple possède un terme propre pour désigner ces individus, comme l’affirment Jeremy Narby et Francis Huxley, « tous les noms utilisés exprimaient la même signification que le terme sibérien shaman », et traduisent la même réalité, ce qui justifie cette généralisation (10).