LE CHAÎNON MÉCONNU DE LA VIABILISATION
En dépit de l’inapplicabilité des plans, de l’exclusion de certains espaces et de l’insuffisance du secteur des services urbains dans les villes en développement, la pression sociale et politique, locale et internationale, pousse les pouvoirs publics et/ou les entreprises à étendre toujours plus les réseaux de services essentiels, et ce quelles que soient les conditions d’intervention. Comment ces réseaux sont-ils déployés ? Le modèle centralisé des services en réseau, la lourdeur des équipements et l’intégration des différents tronçons d’infrastructures dans un seul système complexe supposent une optimisation technique et gestionnaire des réseaux (Coutard 1999; Dupuy 1991; Ennis 1997; Scherrer 1997). Dans les villes occidentales, l’extension des réseaux est relativement simple et repose sur un cadre réglementaire stabilisé, avec des techniques conventionnelles maîtrisées pour offrir en amont de l’occupation le service à une clientèle abstraite (Lorrain et al. 2011). La planification urbaine garantit théoriquement que ces conditions sont remplies. En son absence, les fonctions planificatrices sont-elles, et le cas échéant comment, compensées ou remplacées ? La question générale de cette recherche porte sur l’articulation entre planification urbaine et viabilisation dans une situation d’urbanisation irrégulière. L’hypothèse initiale est que l’étude des modalités concrètes de viabilisation est une porte d’entrée prometteuse pour renouveler la pensée et les pratiques de la planification urbaine.
Interrogations sur les modalités de l’extension des réseaux
Les villes en développement suivent une séquence de développement particulière qui perturbe l’extension des réseaux : l’urbanisation précède la viabilisation, qui a elle-même lieu sans le support qu’est censé constituer la planification urbaine. Pour analyser les modalités de consolidation des quartiers irréguliers, il faut donc mettre à jour les causalités et interdépendances dans cet autre enchaînement. Le raisonnement en est bousculé : tout d’abord, qu’est-ce qui, dans le processus d’occupation et de construction, influence, contraint, détermine l’extension des réseaux ? Ensuite, quels effets la viabilisation et la manière dont elle est menée ont-elles sur la planification et la consolidation urbaine ? L’enjeu d’une telle réflexion est d’évaluer si des mécanismes et dispositifs alternatifs peuvent contribuer à renouveler la planification urbaine. Quant aux fonctions planificatrices qui restent défaillantes, nous supposons qu’elles génèrent des inefficiences qui soulignent en creux les apports indispensables et irremplaçables de l’exercice planificateur. La préexistence de l’urbanisation est de prime abord un défi auquel les entreprises de services doivent faire face. Les irrégularités de l’urbanisation non-planifiée constituent des conditions a priori adverses à la viabilisation, mais avec lesquelles les entreprises de services doivent ‘se débrouiller’ (Connors 2005). Si l’on considère les réseaux de services comme des objets sociotechniques, leur extension est aussi un processus multidimensionnel, qui bute sur les différents types d’irrégularités spatiales, sociales et institutionnelles de l’urbanisation irrégulièrePlusieurs questions en découlent : dans quelle mesure ces irrégularités sont-elles des obstacles à l’extension des services ? Comment les entreprises de services arrivent-elles à dépasser, contourner, supprimer ces obstacles ? Comment font-elles pour s’adapter à des contextes d’intervention hétérodoxes ? Autrement dit, comment travaillent-elles dans une situation d’irrégularité urbaine résultant d’une planification déficiente ?
En coordonnant les acteurs, la planification urbaine fournit théoriquement un cadre institutionnel stabilisé qui sert à réduire l’incertitude ; en l’absence d’un tel pilotage, les acteurs doivent avancer à l’aveugle. Il n’en reste pas moins que les entreprises de services interviennent. Dès lors que la viabilisation précède la planification, elle devient la première forme d’intervention des pouvoirs publics dans les quartiers irréguliers. L’enjeu de la réflexion s’en trouve déplacé : des difficultés que rencontre la viabilisation en l’absence de planification à l’impact éventuel de la viabilisation sur la planification. Dans cette situation, les entreprises de services en sont-elles réduites à intervenir dans le flou le plus complet, avec pour seuls outils des routines maîtrisées ou créent-elles de nouveaux mécanismes de coordination pour pouvoir mener leurs interventions ? Si ces mécanismes sont mis en place, sont-ils de simples palliatifs, ou ont-ils un rôle plus durable et structurant – spatialement, socialement et politiquement – pour le développement urbain ? La viabilisation est-elle un mode d’action publique qui permet de (re)coordonner les interventions dans la fabrique urbaine ? Permet-elle finalement de remplir les fonctions de la planification urbaine ?
La première hypothèse est que les entreprises de services adoptent une attitude pragmatique pour dépasser les défis des quartiers irréguliers. Elles ont besoin d’un cadre réglementaire, d’information, d’arrangements sociaux, d’outils techniques : si la planification urbaine ne les leur fournit pas, nous supposons qu’elles ont recours à d’autres dispositifs pour s’adapter à l’urbanisation, autrement dit qu’elles innovent pour intervenir malgré tout. En partant de la notion de système sociotechnique, l’analyse multiniveau du changement replace les réseaux d’infrastructures dans ce qui est qualifié de ‘régime sociotechnique’ (Graham 2000a). Un régime sociotechnique est un ensemble de connaissances scientifiques, de pratiques d’ingénierie, de processus de production, de caractéristiques technologiques, de pratiques d’usage, de compétences et procédures, d’institutions et d’infrastructures. (Markard & Truffer 2006). Ce régime constitue la grammaire du système sociotechnique : c’est un ensemble de règles cognitives, normatives, réglementaires et formelles partagées par les acteurs (Geels 2004). Des facteurs institutionnels et cognitifs prégnants expliquent la stabilité et la résilience des régimes sociotechniques et la préférence pour des ajustements marginaux par rapport aux innovations radicales (Dominguez et al. 2011; Geels & Schot 2007; Hodson & Marvin 2010). Dans une perspective multiniveau, le changement d’un régime sociotechnique résulte de la pression conjointe de forces environnantes – landscape forces – et de niches d’innovations. Quand niche, régime et forces exogènes sont en décalage, une fenêtre d’opportunité pour l’innovation apparaît. C’est à partir de cette destruction créatrice que l’on peut assister à la reconfiguration d’un régime sociotechnique dominant (Geels 2004), avec une coévolution de ses composants techniques, sociaux, institutionnels et cognitifs.