La postérité et les études rachidiennes
Ô dérision de la célébrité ! Que signifie un nom qui n’est, Après tout, qu’un pseudonyme ? Rachilde, Face à la peur On a tort d’être femme de lettres. Il y a toujours mieux à faire. Pour les unes, la prostitution, hygiène de la société. Pour les autres, le mari […]. Je suis androgyne des lettres. Rachilde, Préface à Madame Adonis Rachilde est reléguée aux oubliettes à la fin des années vingt ; sa notoriété – acquise grâce à son imposante oeuvre littéraire ainsi que sa contribution importante en tant que chroniqueuse du Mercure de France et hôte des « mardis du Mercure » – est désormais chose du passé.
Cette infortune peut aussi s’expliquer par ses choix sociopolitiques et positions artistiques, le plus souvent à contrario du « bon côté » de l’Histoire (le plus souvent en porteà- faux de l’Histoire), choix et positions qui ont fortement contribué à sa défaveur auprès de ses pairs et, par la suite, auprès de l’histoire littéraire : d’une part, à l’époque de l’Affaire Dreyfus et du J’Accuse de Zola, Rachilde se range du côté des antidreyfusards (donc antisémites) et, d’autre part, au cours des années 1920-1930, elle est l’une des plus vindicatives à l’égard des surréalistes – elle défend Barrès lors de son procès et en est même venue aux mains avec Max Ernst. Enfin, en plein essor des suffragettes et des premiers mouvements féministes, Rachilde publie, en 1928, un pamphlet fort provocateur intitulé Pourquoi je ne suis pas féministe, où elle s’insurge contre le mouvement et ses membres, tout en prônant un discours fortement teinté de misogynie30. Dès lors, il n’est pas étonnant que Rachilde décède, en 1953, à l’âge de 93 ans, dans le plus complet anonymat. L’histoire littéraire ne retient d’elle que cette oeuvre scandaleuse, Monsieur Vénus, son état civil, soit l’épouse d’Alfred Vallette, et, parfois, mais rarement, son rôle de bienfaitrice auprès d’Alfred Jarry.
En effet, bien que surnommée Mademoiselle Baudelaire, Reine des décadents31 et ayant fortement marqué ses contemporains, Rachilde ne se voit octroyer qu’un mince intérêt dans les anthologies et les ouvrages d’histoire littéraire traitant de cette période. Même au sein des quelques ouvrages portant précisément sur cette littérature, Rachilde est le plus souvent, soit nommée vaguement dans une énumération ou dans une note en bas de page, soit passée complètement sous silence. Par exemple, Mario Praz assure qu’il est « inutile de s’occuper […] de la production de Rachilde ultérieure [à 1886] » puisque cette écrivaine « a continué imperturbablement à pondre des romans plus ou moins sensationnels » et que « cet étrange amour à la fois asexué et libidineux, décrit dans Monsieur Vénus, est l’obsession de l’époque : il culmine […] dans les romans de Péladan, mais il est un peu partout32. »
Dans l’ouvrage d’Alain Vaillant, Histoire de la littérature française du XIXe siècle (2006), Rachilde y est rapidement mentionnée comme auteure décadente, dans une brève liste où figure Jean Lorrain (et sous forme de question), puis, alors qu’il est question d’Alfred Jarry, elle y est nommée comme faisant partie de son entourage, mais il n’y a aucune mention de son appui à ce dernier (publication/présentation de ses oeuvres) – rien de plus. Il va sans dire que Rachilde est non seulement absente de la liste de textes décadents de Vaillant, mais également de sa chronologie générale de l’histoire littéraire. Dans l’important ouvrage sur la décadence de Stead, Rachilde n’y figure qu’à huit reprises : quelques brèves allusions à deux de ses romans seulement et le reste faisant état de sa relation tumultueuse avec Catulle Mendès, mais sans plus. Enfin, dans l’énorme livre de Jean de Palacio, La décadence : le mot et la chose (2011), Rachilde est complètement (et étrangement) absente.
Hypothèse de recherche et problématique
L’histoire littéraire a statué : l’écrivaine Rachilde n’est pas d’un grand intérêt littéraire, scientifique ou historique ; sa pratique de la littérature décadente ne convainc pas, la répétition des mêmes thèmes l’a condamnée à réécrire sans cesse le même ouvrage et le fait qu’il n’y ait « que représent[ation de] la crise sans oser aller plus loin36 » montre bien sa petitesse face à un Huysmans, à un Bloy ou même à un Lorrain, que Peylet considère comme étant les meilleurs représentants de l’art décadent37. Mais est-ce bien tout ce qu’on peut dire de Rachilde et de son oeuvre ? Certes, il ne s’agit pas ici de crier au génie méconnu, néanmoins il semble évident qu’une plus grande place doit lui être faite au sein de l’histoire littéraire et qu’il est nécessaire de se pencher sur sa production décadente foisonnante de façon plus vaste, sur le plan du corpus étudié, et plus précise, en ce qui concerne l’analyse interne de ses textes, afin de sortir Rachilde de cette redondance critique. Ma thèse vise à s’écarter de ces préjugés et des sentiers battus en s’intéressant à l’oeuvre romanesque de Rachilde dans son ensemble (près de quarante romans au total) ainsi qu’à son inscription générique et esthétique, travail inédit à ce jour. Bien qu’il s’agisse ici d’une écrivaine répondant en tout point au style littéraire décadent, ses romans semblent dépasser, transcender, ce simple constat.
En effet, il y a chez Rachilde une constance à montrer aux personnages – et donc aux lecteurs – l’inadmissible, l’inconcevable, le scandaleux, qu’il soit question d’éléments transgressifs moraux (pratiques sexuelles dépravées, crimes divers, etc.) et naturels (animaux sauvages, nature déchaînée, etc.) ou de créatures s’apparentant au surnaturel (vampire, loup-garou, femme fatale, etc.), et ce, au moyen d’une écriture dont le sens – ou l’objet à scandale – ne cesse d’osciller entre le dicible et l’indicible, ayant pour résultat un hermétisme textuel et une hésitation interprétative. Mon hypothèse est qu’il y a plus à voir dans l’oeuvre romanesque de Rachilde que la reprise des grands thèmes de la décadence, soit la perversité, l’érotisme, la névrose, etc., et qu’il y a plus à dire de l’originalité (ou de la contribution) de l’auteure que la question de l’inversion des genres sexuels qui les parcourt : ces romans, où dissonance et inconfort38 se créent, relèvent, à mon sens, d’un genre bien précis, visant justement à provoquer ces effets de lecture : le fantastique39. Si quelques-uns, comme Gérard Peylet ou Sylvie Thorel-Cailleteau, suggèrent brièvement, dans leurs ouvrage respectifs, que la prose de Rachilde (encore là, il ne s’agit que de romans ciblés – souvent les mêmes et les plus connus) « bascule dans le fantastique macabre40 », aucun n’a réellement étudié la question en profondeur41, à savoir si tous les romans de Rachilde s’apparentent au fantastique (si oui, lequel ?) et, surtout, de quelle manière il prend forme sous la plume de l’écrivaine.
Nathalie Prince, dans son ouvrage Le fantastique (2008), offre déjà une amorce de réflexion, en proposant que le fantastique finde- siècle serait un « fantastique du monstrueux moral42 », un fantastique « qui enfreint les normes éthiques [,] car la morale dominante de cette époque est une morale de la répression des désirs, des instincts, des sens et du corps43. » Si, toujours selon Prince, ce « fantastique inédit [est] fondé sur l’extravagance ou l’illimitation morale d’un désir étrange qu’illustrent au mieux les romans de Rachilde44 », il reste encore à développer et à illustrer cette intuition. Au cours de cette thèse, je me propose donc, dans un premier temps, d’approfondir la définition de ce fantastique du monstrueux moral, peu développée par Prince, puis, dans un deuxième temps, de voir de quelle manière la prose romanesque de Rachilde, qui fait vraisemblablement bien plus que basculer ou glisser insidieusement, un instant, dans le fantastique, représente le modèle type de ce fantastique fin-de-siècle.
RÉSUMÉ |