Le caractère narcissique du DSM IV

Le risque des patrons voyous

Supposons que nous recherchions un leader, le choisirions-nous parmi les personnes chez qui le caractère compulsif domine ? Non, celles-là n’auront pas de « valeur ajoutée », elles ne sauront que nous recommander de suivre les règles. Or nous attendons justement d’un leader qu’il nous propose une vision nouvelle et qu’il nous mène là où nous ne sommes pas capables d’aller seuls.
Victor arrive au bout de son parcours de dirigeant. Il est actuel-lement directeur général d’une grosse société de logistique après avoir eu d’importantes responsabilités dans le secteur social. Cette double culture lui a permis de se montrer innovant dans le monde de l’entreprise.
« On me félicite aujourd’hui, mais il fallait voir tous les “gardiens de la loi” me tomber dessus lorsque j’ai lancé mes premiers projets ! De toute façon, vous ne pouvez rien faire si vous voulez respecter toutes les lois. Le rôle du dirigeant, c’est d’être du côté de la vie. »
Pour Victor, les règles qui étouffent le progrès sont faites pour être transgressées.
Hervé est lui en début de carrière. Jeune ingénieur, il est déjà repéré pour son potentiel par son entourage professionnel. Lors d’une formation à la négociation, il participe à un jeu de rôles. Au moment du débriefing, les autres participants lui avouent avoir été impressionnés par sa capacité à manipuler autrui et à retourner les situations à son avantage sans être limité par les règles, jusqu’à ce qu’il précise :
« Les règles ? Je les invente au fur et à mesure ! »
Bien sûr, de telles dispositions présentent des dangers et ouvrent la porte au phénomène des patrons voyous. On ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre : pour offrir du nouveau, ce qui est le rôle d’un leader, il est absolument indispensable d’être capable de transgresser les règles qui régissent l’existant. La société ne peut donc se mettre totalement à l’abri des erre-ments de ses chefs, sauf à interdire tout changement. La psychologie sociale a d’ailleurs montré qu’un groupe accepte les transgressions de son leader dans la mesure même des bénéfices qu’il lui apporte. Dans Crime et châtiment1, le grand romancier russe Fedor Dostoïevski schématise cette opposition entre produire une œuvre et se tourner vers le monde des relations, en l’occurrence celui de la famille. Son héros, Raskolnikov, déclare ainsi :
« Les hommes, suivant une loi de la nature, se divisent en général en deux catégories : la catégorie inférieure (les ordinaires) pour ainsi dire, la masse qui sert uniquement à engendrer des êtres iden-tiques à eux-mêmes, et l’autre catégorie, celle en somme des vrais hommes, c’est-à-dire de ceux qui ont le don ou le talent de dire dans leur milieu une parole nouvelle… (…) Les premiers perpétuent le monde et l’augmentent numériquement ; les seconds le font mou-voir vers un but. Les uns et les autres ont un droit absolument égal à l’existence. »
S’appuyant sur cette théorie, Raskolnikov justifie ensuite le crime :
« Dans la seconde catégorie, tous sortent de la légalité, ce sont des destructeurs. (…) Les crimes de ces gens-là sont évidemment relatifs et divers ; le plus souvent ils exigent sous des formes très variées la destruction de l’organisation actuelle au nom de quelque chose de meilleur. Mais si un tel homme trouve nécessaire de pas-ser sur un cadavre, il peut, à mon avis en prendre le droit en conscience. »
Raskolnikov assassine donc une usurière en s’appuyant sur ses théories. Cependant, à la fin du roman, il connaîtra la rédemp-tion à travers l’amour partagé avec une prostituée et découvrira enfin ce monde qu’il ignorait : celui des relations.
Attention toutefois, être capable de transgresser les règles ne signifie pas passer à l’acte, du moins de manière préjudiciable à autrui.
Daniel a beaucoup réfléchi à la manière dont il est devenu diri-geant. Il prétend qu’il existe deux archétypes du leader : le Parrain et le Christ. Notons que les deux se situent au-delà de la loi, l’un pour le pire et l’autre pour le meilleur – aux yeux de la plupart d’entre nous tout du moins.

QU’EST-CE QUE LES CHEFS ONT DE PLUS QUE NOUS ?

Le fonctionnement du charisme

Cette indépendance par rapport aux règles est à la base du charisme, selon le psychologue australien Len Oakes1. Dans son livre Prophetic Charisma, il explore le lien qui se crée entre leader charismatique et suiveur. Il utilise pour cela l’œuvre de H. Kohut.
Pour L. Oakes, une personne est charismatique lorsqu’elle incarne nos préoccupations ultimes. Cela peut être le cas de stars de la chanson, mais aussi de politiciens, d’hommes d’affaires ou de « prophètes intellectuels » comme S. Freud.
Si l’on veut être précis, ce n’est pas au leader mais à la puissance qui s’exprime en lui que les suiveurs se soumettent. Ainsi meneurs et suiveurs s’exploitent réciproquement, voire un peu à l’aveugle et inconsciemment. Les suiveurs, par les égards qu’ils témoignent à leur leader, lui permettent de maintenir sa vision narcissique2 du monde. Le leader, par sa capacité révolutionnaire, ouvre des portes aux suiveurs et leur offre de nouvelles possibilités.
De ce point de vue, la capacité du leader de penser différem-ment est plus importante que le contenu même de son message. Le thème clef du lien entre leader et suiveur est la libération des contraintes, qu’elles soient internes (la conscience) ou externes (la loi, la coutume, la religion, etc.). Le leader donne l’exemple puisqu’il est lui-même très libre vis-à-vis de cela.
En prenant conscience de la présence en lui des forces observées chez le leader, le suiveur se libère. Il reprend contact avec un élan vital qu’il avait abandonné au cours de son évolution, via son éducation. Voilà qui renvoie à une allusion de S. Freud à la personnalité du chef dans Psychologie des masses et analyse du moi : « Il lui suffit [au chef] souvent (…) de donner l’impression d’une force et d’une liberté libidinale plus grande. »
Selon L. Oakes, nous pouvons être suiveur ou leader selon les groupes et les circonstances, il ne s’agit pas nécessairement d’une constante du caractère.

Une indépendance affective nécessaire

Revenons à la typologie de S. Freud et au choix d’un leader. Nous ne le rechercherions pas non plus parmi les caractères érotiques, car il serait empêtré dans les rets de ses relations et aurait sans doute du mal à arbitrer en toute indépendance des partis qui s’opposent.
Hervé raconte un acte dont il est fier dans un groupe de partage d’expériences sur le thème de l’autorité. Il s’agit de la conduite d’un processus d’intégration des nouveaux arrivés dans une organisation, qui culmine lors d’une épreuve sportive difficile. L’année où Hervé pilote l’épreuve, il pleut, et nombre de concurrents sont épuisés. Plusieurs personnes lui demandent avec insistance d’arrêter l’opération, soulignant le ras-le-bol et le découragement des participants.
« Je me suis donné deux heures pour réfléchir. Et puis j’ai perçu tout à coup que c’étaient des enjeux particuliers qui s’exprimaient à ce moment-là, et que cela ne représentait pas l’intérêt général, car la plupart des participants auraient regretté ensuite de ne pas avoir terminé l’épreuve. J’ai donc donné la consigne de continuer… »
Finalement, l’événement est un succès, et Hervé est félicité par la majorité des participants, y compris ceux qui avaient tenté d’interrompre le challenge.
Maintenir le cap sur le but que le groupe ou l’organisation s’est fixé en résistant aux pressions ou chantages affectifs est une dimension fondamentale du leadership.
À la différence donc des deux autres types de caractère définis par S. Freud, seul le caractère narcissique assurera efficacement le rôle du leader, car il possède l’indépendance psychique néces-saire pour :
• innover d’une part (contrairement au caractère compulsif, limité par son respect des règles) ;
• résister aux pressions d’autre part (contrairement au caractère érotique, limité par son attachement aux autres).
C’est avant tout cette liberté qu’incarne le caractère narcissique, à propos duquel S. Freud précise d’ailleurs :
« Les êtres de ce type en imposent aux autres en tant que “person-nalités”, ils sont particulièrement aptes à servir d’appui aux autres, à assumer le rôle de meneur, à donner de nouvelles incitations au développement de la culture ou à porter préjudice à ce qui existe1. »

Une vision plus proche de la pathologie

À peu près à la même époque que S. Freud, W. Reich décrit dans L’Analyse caractérielle un caractère phallique narcissique plus proche de la pathologie. C’est cette vision pathologique qui l’emportera par la suite et colore encore aujourd’hui la notion de personne narcissique en psychologie. Ainsi, lorsqu’une journaliste du Washington Post critique le magnat américain Donald Trump, elle le qualifie de « narcissique phal-lique suprême3 ».
W. Reich confirme l’aspect dominateur de ce type de caractère : sûr de lui, souvent arrogant, il est souple, vigoureux et généra-lement imposant. Sa prédisposition aux fonctions de leader ou au statut de personnalité éminente est également mentionnée. Elle s’appuie sur une audace agressive, du courage et un esprit d’entreprise.
« Chez les représentants peu névrosés de ce type, la réalisation sociale, grâce au libre exercice de leur agressivité, se présente comme forte, impulsive, énergique et, le plus souvent, productive1. »
W. Reich ajoute une notion de fragilité jusque-là peu mise en avant :
« Le courage et l’esprit d’entreprise remplissent (…) une fonction compensatoire et servent à le défendre contre des tendances opposées2. »
En effet, pour W. Reich, les qualités mêmes qui poussent ces individus à agir et à réussir en société sont des défenses :
« De tels personnages ont l’habitude de prévenir toute attaque par leur agressivité3. »
Mais cette fragilité se manifeste principalement dans leur vie affective et sexuelle. Chez les hommes et les femmes de ce type, les relations intimes se déroulent dans un climat de lutte pour la domination.
Sont également évoquées la peur d’être abandonné et l’« alternance rapide de phases d’assurance maladives et de profonde dépression4 » (nous reviendrons sur ce point au chapitre 11).

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