Le bouillon de culture des « mèmes Internet »
Dans le passage du processus médiatique de « un à un » à un processus « de plusieurs à plusieurs », on sort en effet de la logique de la diffusion pour entrer dans un autre mode de circulation des goûts à travers les plateformes du Web. On peut ainsi s’arrêter sur la notion de propagation dans la mesure où elle permet de mieux comprendre la « trivialisation des êtres culturels » (selon l’expression souvent convoquée de Yves Jeanneret) que j’analyse ici. Les blogs, forums Web, plateformes de marque-page et réseaux sociaux apparaissent comme des vecteurs de propagation de « plusieurs à plusieurs » particulièrement performants dans l’optique d’une théorisation culturelle des phénomènes de diffusion de l’information. En effet, ils permettent d’observer des mécanismes de transmission de l’information en tant qu’ils sont pris dans la logique de signification que sont la formation et l’influence réciproque des goûts sur le réseau : l’information n’a pas qu’une valeur mathématique, mais elle est observable dans des réseaux de sens. En ceci, la très populaire théorie vulgarisée des « mèmes » Internet est importante à prendre en compte ici. 4.3.2.1. « A la sauce 4chan » : où se cuisinent les mèmes Internet Le forum d’image (image board) fait le lien entre les newsgroups de Usenet (euxmêmes considérés comme les ancêtres des forums), la métaforme blog (matérialisée sous sa forme collective et participative) et les plateformes de marque-page sociaux. C’est un forum qui organise les fils de discussion et le commentaire autour de la publication d’une ou plusieurs images. L’un d’eux, appelé 4chan, est devenu l’un des forums les plus populaire du Web depuis qu’il s’est auto-proclamé « usine à mème » (meme factory). S’y retrouvent les passionnés d’Internet qui échangent sur le mode de Usenet, c’est-à-dire dans un environnement auto-organisé (parfois considéré comme chaotique) et traversé de sujets de prédilection (manga, technologies, animaux, pornographie, sujets insolites et polémiques) formant un folklore à part entière, ou plus exactement un méta-folklore, dans la lignée du vernaculaire Internet. A. 4chan : plateforme d’expansion et de propagation du vernaculaire Web L’appellation « 4chan » est une sorte de franchise non commerciale et relevant des sous-cultures du Web : elle est construite à partir du suffixe *chan qui signale l’appartenance Le bouillon de culture des « mèmes Internet » 509 du bouquet de forums à une chaîne de références communes et au modèle du forum d’images. *chan est l’abréviation de « channel », terme consacré sur les plateformes de Internet Relay Chat pour nommer les « salons » de conversation synchrone. Il est d’abord utilisé pour nommer 2chan.org, un site japonais qui réinvente dès 1999 le modèle du forum en s’inspirant des BBS (cf. 3.1.1.3) : une interface graphique très simple, la possibilité pour n’importe qui de publier du contenu sous couvert d’anonymat et sans enregistrement sur le site, et l’absence d’archivage des contenus une fois qu’un fil de discussion se tarit. 2chan.org et son successeur 2chan.net (Futaba Channel) sont empreints de la sous-culture otaku et deviendront immensément populaires sur le Web, où les internautes japonais occupent une place prépondérante. 4chan.org, créé en 2003 par un adolescent américain de 15 ans (Christopher Poole), reprend non seulement la structure du forum d’image mais aussi ses références culturelles. La « sauce » 4chan reprend l’idée que ces forums sont avant tout des espaces de citations où l’on publie des images trouvées ailleurs sur Internet. Si la communauté répond favorablement à ces images, elle criera « sauce ! », c’est-à-dire une déformation argotique du mot « source », afin de pouvoir remonter à la source de l’image et éventuellement d’en trouver d’autres du même type.181 Jusqu’à très récemment, 4chan représentait la « face cachée du Net », selon l’expression du livre éponyme de Xavier Malbreil (2008), les « univers tantôt délirants, tantôt envoûtants, voire parfois franchement déroutants ou carrément sordides » des bas-fonds du Web. Bien qu’un peu mieux comprise et appréciée aujourd’hui, la communauté de 4chan a longtemps été considérée comme le lieux où tous les « voyous » du Web se retrouvaient : du troll raciste au pédophile prédateur des réseaux en passant par la piraterie et toutes les variations sur l’image pornographique possibles et imaginables, tout cela sur un ton de dérision permanente et systématique
Les « WTF ? pages » – c’est-à-dire, pour expliciter l’acronyme, de pages « What The Fuck ? », expression argotique américaine pour qualifier des phénomènes que l’on ne comprend pas au premier abord et largement passée dans la culture Web – sont symboliques des loisirs les plus triviaux de l’Anon. L’expression « WTF ? » n’est pas si anecdotique qu’on pourrait le penser : au contraire, elle s’insère dans l’économie de la trivialité qui a émergé des bas-fonds vers la surface du Web 2.0. En effet, une multitude de sites collectionnent ainsi des images insolites. Il s’agit d’abord des sites de fans au premier degré, qui confessent un amour pour un genre médiatique qu’ils érigent comme le totem d’une sous-culture (fig.14). Mais un deuxième type de collectionneurs a pris le relais : des fans au second degré, c’est-à-dire des fans du fan art en tant qu’expression des idées les plus bizarres produites dans la sociétés des médias. Les premiers à s’intéresser au phénomène sont les « voyous » que nous avons évoqués plus haut, adeptes de l’insolite, de l’étrange et de la provocation. Les forums d’images, où les « voyous » font leurs armes, sont en effet des dispositifs dédiés à la publication et l’échange d’objets médias récoltés dans le grand fouillis du Web, et qui se distinguent par leur appartenance à un genre (images manga, photographies d’animaux, etc.) ou par leur idiosyncrasie totale. Ces fans au second degré ne font pas que collectionner ces objets, ils les mettent en abyme dans des productions de « fan de fans » : des images qui ont tellement circulé sur le Web qu’elles deviennent des icônes du goût Internet, des plaisanteries d’initiés qui prennent une dimension globale. Figure 14 : poster de motivation trouvé dans la catégorie « Internet » du site Macrochan.org Emerge alors un nouveau type de hobbyisme : le hobbyisme Internet, dans lequel la culture du Web dans tous ses états devient un objet de fascination, mais aussi de création pour les initiés. Une des formalisations de ce fan art au deuxième degré sont les images « macros » : des images trouvées auxquelles ont été ajoutées par superposition un commentaire, souvent sous la forme d’un encadrement de type « posters de motivation ». Un « poster de motivation » (motivational poster, ou motivationals) est à l’origine une image bucolique et positive, « généralement accompagnée d’une légende et imprimée au format 513 poster, destinée à insuffler de la motivation dans le cadre professionnel ou scolaire »,187 et qui fait partie de l’art populaire naïf américain. Son dispositif d’encadrement a été détourné par la culture hobbyste d’Internet pour être appliqué à des images insolites en accompagnant celles-ci de messages de motivation parodiques ou de commentaires sarcastiques : ils deviennent par la même occasion des « demotivationnals » (des « posters de démotivation »), dans la mesure où ils tournent en ridicule toutes les formes de culture. Le site Macrochan, 188 est dédié à la collection de ces images. Un sous-genre des demotivationals d’Internet est précisément la mise en abyme qui consiste à tout interpréter comme phénomène relatif à l’Internet, dans sa dimension de blague généralisée (cf. figure 13). Le pendant du « WTF ? » est le « We did it for the lulz » décrit plus haut : Internet devient un générateur de contenus surprenants, curieux et insolites que l’on approprie au carré pour redoubler leurs qualité, dans une « rigolade » généralisée