DE L’OUVERT ET DE LA CHUTE DE L’ANGE À L’INVENTION DE SOI
Nous sommes des anges déchus qui nous acharnons à remonter vers notre céleste origine. Christian CHARRIÈRE93 Chaque homme s’invente lui-même. Mais c’est une invention dont il ne connaÎt pas le terme. Louis LAVELLE 94 Le poète meurt de l’inspiration comme le vieillard de la vieillesse. La mort est au poète ce que le point final est au manuscrit. René CHAR95 Confrontés à l’épreuve narcissique, Rilke et Loti partagent une semblable angoisse de la mort. Chacun dans son paravent respectif (E) choisit sa propre façon de subsumer son effroi à l’intérieur de son art. Et s’ils composent bien différemment avec la tension interne qui oppose les feuillets (C) et (D), aussi recourent-ils variablement à une stratégie de dépassement. Chez Rilke, l’angoisse de la mort le conduit à investir dans une poésie métamorphosant la vie agonisante en un souffle nouveau96. Autant ses Cahiers se seront révélés un livre de la souffrance dont il sort dévasté, autant il transforme, avec les Élégies, l’angoisse en figure orphique unifiant les deux domaines infinis de la vie et de la mort, où se trouvent les anges. Rilke s’en confie à Witold von Hulewicz. [D]ans Malte, condensées jusqu’au conflit, [des hypothèses essentielles] se répercutent sur la vie et prouvent, ou peu s’en faut, que cette vie flottant audessus du sans-fond est impossible.
Dans les Élégies, à partir des mêmes données, la vie redevient possible, elle reçoit même ici cette approbation définitive à laquelle le jeune Malte, bien qu’il fût sur le juste et rude chemin des « longues études », ne pouvait encore la faire accéder. Dans les Élégies, l’affirmation de la vie et celle de la mort se révèlent ne faire qu’un. Reconnaître l’une sans l’autre serait, telle est l’expérience ici fêtée, une limitation qui exclurait finalement tout infini. La mort est la face de la vie détournée de nous, non éclairée par nous: nous devons essayer de réaliser la plus grande conscience de notre existence, qui est chez elle dans les deux domaines illimités, par l’un et l’autre inépuisablement nourrie … La vraie figure de la vie s’étend sur les deux domaines, le sang de la circulation suprême passe dans les deux: il n’y a ni En-deçà, ni Au-delà, rien que la grande Unité où ces êtres qui nous surpassent, les « anges », sont chez eux97. Ce sont des anges terrifiants, mais la poésie fait consentir à la mort, la petite et la grande98. Rilke avoue avoir écrit les Sonnets à Orphée et terminé les Élégies comme pendant une « tempête» provoquée par la nouvelle désolante d’un décès prématuré, dans un « ici » temporel qui s’étend en dehors du temps99.
Le côtoiement des anges induit une transe, une lutte intérieure que la poésie extériorise 1oo, car « [i]1 est difficile de vivre dans la mort» et « [i]1 faut retrouver beaucoup de choses perdues avant de sentir, peu à peu, quelque éternité101. » Aussi, la chute de l’ange ou l’angoissante finitude rend l’épreuve supportable, parce que la créature, bien qu’issue du tourment du poète, le dépasse infiniment. Dès qu’il sait qu’il ne vaincra ni l’ange ni la mort, c’est dans l’Ouvert (das Offene), un non-lieu hors du temps, qu’il élargit sa compréhension de la figure angélique pour transcender toute limite. Aussi, est-ce en lui « dans cette matrice qu’il nomme Weltinnenraum où les choses en nous accèdent à leur plénitude, où les catégories du dedans et du dehors s’abolissent, où la vie et la mort cessent d’être perçues contradictoirement, où tout le visible a rendez-vous avec l’invisible, où l’homme-poète accède à la vision que l’ange a de notre monde à partir de ses deux royaumes, celui des vivants et celui des morts102 » que l’ange pousse le poète à se surpasser et lui fait accéder à l’indicible.
LA PAROI RILKÉENNE
Ce qu’on dit de soi est toujours poésie. Ernest RENAN l Un poète est un monde enfermé dans un homme. Victor HUG02 Toute poésie est la voix donnée à la mort. Philippe JACCOTIET3 Le paravent de Rilke a pour particularité d’avoir été métaphorisé par Rilke luimême pour figurer les conditions de l’acte d’écrire ou de s’écrire. Ce « bâti» tout désigné se rend visible – pour atteindre l’invisible – dans Les Carnets de Malte Laurids Brigge en un motif récurrent et surdéterminé, celui de la paroi. De cet écrit de l’invention de soi4 émane une résistance à la mort de l’auteur à travers un narcissisme qui ne parvient pas à évacuer de l’oeuvre, pareille aux deux visages de Janus, une dualité ou bipolarité irréductible opposant l’altérité intrinsèque du langage à la mêmeté de la conscience génitrice. Ce texte phare et singulier du romantisme allemand illustre le statut paradoxal de l’auteur-énonciateur. Âpres d’accès et rédigés entre 1903 et 19105, ces Carnets sont initiés à la suite d’un séjour de Rilke à Paris (1902) où il rencontre Rodin pour écrire sur l’artiste et sa démarche. L’écrivain modifiera, à cause de Paris, sa propre conception de l’art, la traduira dans ses Carnets, en marquera son oeuvre lyrique. Or, ces Carnets révèlent un double de l’auteur, certes fictionnel, mais en lien trouble avec la biographie.
En un semblant de journal intime, Rilke raconte les pérégrinations parisiennes d’un poète, avec ses souvenirs, ses lectures et autres récits, selon le procédé de la mise en abyme, parfois double sinon triple 6, d’auteurs ou de textes qui, parfois référant à l’époque baroque, « superposent» à sa vie réelle celle de Malte – cet écrivain-personnage censé avoir rédigé les Carnets – et celles d’écrivains ou de personnages écrits, lus ou rencontrés par Malte/Rilke (historiques ou imaginaires), pour montrer le brouillage ou l’impossible accès à l’authenticité biographique. Cette oeuvre en prose, d’exception pour le poète, échappe à toute classification, dont celle de genre. Journal intime? Confessions? Roman épistolaire? Carnet de voyage? Mémoires? Essai sur l’art? Autoportrait? Autobiographie? Rien n’est moins sûr. Sa diégèse est composée de soixante et onze fragments hétéroclites d’une autobiographie imaginaire dont il est difficile d’établir une trame linéaire utile à l’interprétation de l’ensemble de l’oeuvre. Même la qualité de roman lui serait impropre. Les traductions du titre oscillent entre carnets, cahiers ou papiers et témoignent de l’inconfort quant à sa classification 7.
LA PAROI SPÉCULAIRE
Le cas de la figure pariétale spéculaire correspond à la posture d’un observateur qui regarde devant lui une paroi assimilée à un mur, à un tableau ou à un miroir l’appelant à une expérience esthétique où il se perçoit faisant corps avec la paroi. Dans la maison démolie du fragment 18, non seulement Malte se voit dans le paysage figurant son corps en découpe, aussi il se lit sur la paroi laissée intacte derrière le miroir ou le tableau disparu et qui montre les contours témoignant par contraste de l’altération complète de l’ensemble. Si la fascination de Rilke pour les Cézanne et Rodin l’amène à penser que l’artiste vit littéralement dans son oeuvre, objectivé dans la chose, le fragment 38 est celui où La Dame à la Licorne illustre cette découverte, tel un noyau des Carnets et leur clé d’interprétation. Mais il s’agit d’une clé ouvrant sur la mort du sujet. Devant les six tapisseries appariant une dame à une licorne, symbole bienfaisant de pureté et de désir, Malte songe à la beauté d’Abelone, jeune soeur de sa mère. Devant la tapisserie dite « de la vue », où un bestiaire protège l’intime de la dame et fait penser à une fête éternelle, avec des yeux amoureux recherchant la satisfaction, Malte quitte son statut de sujet-spectateur, traverse la paroi-tenture et intègre le tableau.
Délaissant le point de vue qui le sépare de l’aimée, il rejoint « Abelone » sous les traits de la licorne. Engagé par le désir dans une scène où il se voit autre et objet, Malte se met en abyme de façon vertigineuse: la dame de la tapisserie tend un miroir à la licorne et il comprend que rien ne le distingue plus ni de l’oeuvre, ni du monde. La licorne, cet être fabuleux, évoquant l’imagination et la virginité, fait que de Malte le miroir ne peut jamais que refléter une image fantasmée. Le sujet qui s’objecta lise dans un créé « se voit» créature évacuée ou absorbée par sa création. Désir et sens ne font qu’un devant la paroi spéculaire. « Le regard de la Licorne est renvoyé à luimême, il devient son propre objet, et son objet unique, il se suffit à lui-même33• »
Le narcissisme rilkéen conduit le poète à s’immerger dans son oeuvre lyrique et peut-être à s’y noyer34. Le prosateur des Carnets en a illustré la manière: d’une part, en soumettant une oeuvre morcelée, défigurée de genre, à peine saisissable, sans trame et hors du temps, avec recours inopiné au gothique flamboyant35, puis en agençant ces morceaux en miroir avec, au centre, le fragment 38 de La Dame à la Licorne, afin de dissoudre le sujet dans son oeuvre; d’autre part, en faisant passer, graduellement jusqu’à totalement au dernier fragment, la narration du « je » au « il » pour signifier l’effacement de l’auteur au fil du texte, et par-delà un certain détournement de la parabole de l’enfant prodigue. La mort « narrative», soit la métamorphose permanente du sujet disséminé à l’intérieur d’un objet-texte jamais clos, y est supposée. Ainsi, les Carnets paraissent mettre en scène, par une mise en abyme à qualifier d’abyssale, les conditions vitales de l’auteur-géniteur dans son texte. La mort présumée de Malte à la fin des Carnets demeure, en revanche, énigmatique et incertaine, comme celle discutée par la critique moderne et relative la conscience de l’auteur dans ses écrits. Ici, la paroi n’est plus seulement ce qui sépare l’écrivain de l’extérieur et lui suscite protection ou menace, mais ce qui, de façon définitive, le contient totalement et singulièrement. Si, pour paraphraser Malte: tout est là, dans l’oeuvre (frag. 38), rien n’est résolu du dilemme concernant l’auteur-géniteur: les structuralistes y voient une disparition et les autres un disparu, tel un fantôme intemporel inexpugnable.
DÉDICACE |