L’idée épicurienne du plaisir
selon Épicure et Lucrèce Fondée par Épicure à Athènes à la fin du IVe siècle av. J.-C., la philosophie épicurienne est une doctrine qui, à l’instar du stoïcisme, entend inspirer un mode de vie que guide la prudence. L’ importance qu’y joue la raison conduit cette philosophie à s’éloigner radicalement du cyrénaïsme d’Aristippe de Cyrène, fondé au IVe siècle avant J.-C., doctrine qui faisait du plaisir le seul bien, sans établir de distinction précise entre ceux qui sont souhaitables ou non. Au contraire, l’épicurisme trouve son but ultime dans la recherche d’un bonheur que rend possible le plaisir obtenu par un calcul rationnel. Pour bien comprendre cette conception épicurienne du plaisir et les conditions que l’usage de la raison doit imposer, il importe d’abord de se rapporter à la physique de cette philosophie, qui en constitue le fondement : le matérialisme atomiste. En effet, la physique épicurienne considère que le monde est constitué d’un espace infIni où se trouve une inflnité d’atomes, lesquels « se meuvent continûment durant l’éternité25 ». Puisque ce mouvement perpétuel des atomes va nécessairement de pair avec une transformation continuelle du monde sur lequel ceux-ci agissent, l’épicurisme envisage l’inconstance comme un phénomène naturel et constitutif de l’univers.
Or, tout en considérant que l’inconstance est inhérente au monde et se répercute jusque dans le corps et l’âme des hommes, où elle engendre tant de bouleversements, le sage épicurien recherche un plaisir qui permettra d’échapper aux troubles causés par cette agitation de l’âme: le plaisir que procure l’ataraxie. Effectivement, ce qu’Épicure considère comme un plaisir à rechercher signifie, « pour le corps, de ne pas souffrir, pour l’âme de n’être pas troublée26 ». L’apaisement du mouvement propre à l’existence humaine devient ainsi, pour les épicuriens, le plaisir le plus grand. À cet effet, la philosophie épicurienne encourage à l’évitement de toute passion, à commencer par la crainte. De fait, il faut non seulement rejeter toute angoisse qu’inspirent les dieux, la souffrance et la mort, mais aussi toute inquiétude liée à ce qui ne dépend pas de notre volonté. Ainsi, de manière comparable aux stoïciens, Épicure préconise « l’indépendance à l’égard des choses extérieures27 », notamment quant à la possession plus ou moins grande de biens. Or, contrairement au stoïcisme, l’épicurisme n’encourage pas cette indépendance uniquement au nom de la vertu, mais surtout au nom de la recherche du plaisir, puisque celui qui sait se contenter de peu et qui ne craint pas les hasards de la Fortune sera toujours en mesure d’être sensible aux plaisirs simples et trouvera plus facilement le repos de l’ataraxie. Cette ataraxie, que les épicuriens considèrent comme le plus grand plaisir, n’est toutefois pas le seul qu’ils valorisent.
De fait, Épicure considère que tout plaisir est un bien. Or, il établit une distinction entre ceux qui sont ou non à rechercher, la priorité étant accordée aux plaisirs qui sont à la fois naturels et nécessaires: il s’agit des plaisirs qui permettent d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de toute souffrance, comme le plaisir de se nourrir. Épicure valorise aussi les plaisirs naturels et non nécessaires, comme ceux que procure la sexualité. L’essentiel consiste alors à éviter les plaisirs vains, soit ceux qui ne sont ni naturels ni nécessaires, comme ceux qu’apportent les honneurs et la gloire. D’un autre côté, ces plaisirs valorisés, aussi naturels soient-ils, ne doivent pas, selon les épicuriens, être recherchés en toute circonstance. Ce constat conduit Épicure à souligner l’importance d’évaluer la légitimité d’un plaisir à la faveur d’une arithmétique fondée sur le calcul des biens et des maux. Aussi affirme-t-il que « c’est par la comparaison et l’examen des avantages et des désavantages qu’il convient de juger de tout cela28 ». Ainsi, choisir un plaisir de manière éclairée consiste à toujours réfléchir à la fois aux biens et aux maux potentiels qui pourraient en découler, de manière à opter pour ceux qui apportent le plus grand plaisir, tout en évitant le plus possible toute souffrance.
L’idée du plaisir propre au libertinage galant du XVIIIe siècle
L’idée épicurienne du plaisir a eu une influence considérable sur la pensée philosophique du XVIIIe siècle, notamment grâce à la médiation de certains philosophes de la première modernité tels que Gassendi, qui ont assuré la restitution de cet héritage. À titre d’exemple, le rôle fondamental que les épicuriens attribuent aux sens dans le plaisir amoureux se retrouve dans le matérialisme philosophique des Lumières, qui conduit plusieurs auteurs à décrire l’amour suivant cette perspective très naturaliste. Ainsi, dans ses Pensées philosophiques, Diderot exprime un matérialisme qui se rattache à l’épicurisme puisque, reformulant une idée de Marc Aurèle, il y décrit l’amour comme « le frottement illicite et voluptueux de deux intestins35 ». En outre, avec cette reprise, on pressent déjà en quoi la méthode empiriste que privilégie ce siècle est favorable à une véritable renaissance de l’épicurisme, puisqu’elle accorde d’emblée un rôle déterminant aux sens et à la matérialité des corps dans tout plaisir. Ce retour à l’épicurisme s’inscrit dans la volonté de réhabilitation du plaisir qui traverse le XVIIIe siècle et qui conduit à cesser de concevoir le divertissement comme une pratique condamnable, en l’envisageant plutôt comme « la façon la plus naturelle de s’accommoder de la vie36 ». Ce siècle aspire donc à fuir l’ennui où conduit l’inactivité et valorise ainsi la quête du plaisir pour le plaisir lui-même.
Toutefois, cette vision du plaisir s’éloigne, en même temps, de la recherche épicurienne de l’ataraxie, car elle ne conçoit plus le plus grand plaisir comme l’absence de maux, mais invite à considérer le plaisir idéal comme celui qui résulte d’une alternance entre le mouvement et le repos. Or, ce besoin inévitable d’une conciliation entre activité et inactivité va de pair, au XVIIIe siècle, avec un goût pour le respect de certaines conditions qui permettent d’apprécier pleinement le plaisir. Par exemple, Robert Mauzi définit les principales exigences du plaisir propres à ce siècle comme étant la diversité, la modération et l’intériorité. Le goût de la diversité, héritée du sensualisme philosophique, vient de ce qu’un seul plaisir finit toujours par ennuyer, et qu’il convient donc de varier le plaisir des sens pour en assurer la continuité. Quant à l’importance de la modération, elle est vue comme un élément essentiel pour empêcher que l’excès des plaisirs ne rende les sens insensibles à ceux-ci. Enfin, considérant que le plaisir « doit être savouré par l’âme elle-même37 », plusieurs penseurs du XVIIIe siècle accordent une grande importance à l’intériorité dans la quête du plaisir. De fait, à l’instar des épicuriens, Rousseau souligne le rôle essentiel de l’imagination dans le plaisir. Soucieux de mettre en évidence la manière dont l’esprit se rappelle les sensations déjà perçues et les embellit dans l’attente de la jouissance, Rousseau donne à voir en quoi le désir du plaisir est un plaisir non négligeable. Ainsi fait-il dire à Julie, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse: « Malheur à qui n’a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’ il possède.38 »
Les idées épicurienne et libertine du plaisir dans Point de lendemain
Chez les amants de Point de lendemain, on observe une réappropriation de l’éloge épicurien de l’inconstance, qui se manifeste cette fois au nom d’une quête libertine du plaisir pour le plaisir, si représentative de l’esprit du XVIIIe siècle où règne le rejet de l’ennui. En effet, Mme de T. apostrophe Damon en condamnant d’emblée l’inactivité, dans ce qui constitue la première étape d’une entreprise de séduction visant à le conduire à commettre comme elle une inconstance en trompant sa maîtresse. Ainsi, quand elle voit que Damon, arrivé très tôt à l’opéra, reste seul dans sa loge en attendant sa maîtresse, elle lui exprime vivement son dédain pour cette oisiveté, en lui lançant: «Quoi! Déjà, [ … ] quel désoeuvrement! Venez donc près de moi61 . »On voit déjà en quoi le libertinage s’inscrit ici dans une philosophie du plaisir typiquement mondaine, qui aperçoit dans le divertissement et la sociabilité une solution essentielle pour fuir l’ennui du quotidien. C’ est d’ ailleurs en alléguant le rôle primordial du plaisir que Mme de T. justifie leur aventure, le plaisir des sens disculpant à lui seul leur infidélité mutuelle.
Ainsi affmne-t-elle, après qu’elle et Damon sont allés chez elle et qu’ils ont profité du départ de son mari pour faire l’amour dans un pavillon: «Quelle nuit délicieuse [ … ] nous venons de passer par l’attrait seul de ce plaisir, notre guide et notre excuse !62 »On observe alors comment l’éloge épicurien de l’inconstance devient, dans le libertinage, une invitation à suivre librement ses désirs, en contrant les maux qu’occasionne l’ennui par le plaisir de la variété, ce qui conduit ici les amants à tromper leur partenaire respectif sans le moindre scrupule. De surcroit, on voit que cette liberté constitue un détournement de l’empirisme moral que professait l’épicurisme, ce « guide» qui détennine les amants étant alors présenté comme une justification à l’inconstance, voire comme attrait invincible auquel le corps ne peut résister d’aucune manière, ce qu’exprime ensuite Damon quand il note: «nous sommes tellement machines (et j’en rougis), qu’au lieu de toute la délicatesse qui me tourmentait [ … ] j’entrais au moins pour moitié dans la hardiesse de ses principes; je les trouvais sublimes, et je me sentais déjà une disposition très prochaine à l’amour de la libertë3. » Ainsi, chez les amants, le matérialisme moderne constitue une radicalisation de l’empirisme moral d’Épicure, laquelle participe à une quête épicurienne de l’inconstance, en faisant du pouvoir de la matière une justification à la quête du plaisir pour le plaisir lui-même.
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