L’aspect clanique de la société brésilienne
Le manque de dialogue avec le peuple
Ici nous allons essayer de comprendre pourquoi le cinéma novo de la première phase, un cinéma qui voulait apporter la conscience à un peuple qui n’en avait pas et métamorphoser le monde à travers un cinéma transformé en outil politique, n’a pas réussi à ouvrir un dialogue avec le peuple. Et pourquoi les films de la première phase, justement les plus didactiques qui incarnaient le rêve révolutionnaire, n’ont pas réussi à atteindre ni le peuple ni le grand public1074? Avant de poursuivre, nous devons préciser qu’il n’est pas dans notre intention de faire ici une analyse de la réception des films du cinéma novo de la première phase, ce qui, étant donné la taille et les sinuosités de la tâche, peut, peut-être, ouvrir les voies d’un travail futur. Notre idée est simplement d’essayer de comprendre, à partir des œuvres et des discours des cinéastes, mais aussi de la réalité sociale du public brésilien de l’époque, les raisons pour lesquelles ces films n’ont pas réussi à entamer un dialogue avec le peuple dont les jeunes réalisateurs cherchaient à être les légitimes représentants. Avant tout, nous devons noter que nous pensons que le cinéma novo (de la première et de la deuxième phases) n’a pas réalisé des films pour le peuple, mais pour les jeunes étudiants, les intellectuels et les grands festivals internationaux. Les films – qui jouaient la carte du cinéma indépendant, moderne et auteuriste comme alternative aux aspects conventionnels du cinéma industriel et commercial et étaient très recherchés au niveau du langage, notamment les films de Glauber Rocha – ont restructuré la culture populaire jusqu’à la transformer en un objet totalement intellectualisé quasiment incompréhensible pour le peuple auquel ils étaient censés être destinés. Il s’agissait, comme l’avait observé Julio Garcia Espinosa, de films où l’on « parle du peuple, de problèmes culturels réellement populaires, mais qui ne sont pas vraiment dirigés vers le peuple ». 1075 Cette intellectualisation du populaire était le corollaire de trois objectifs bien précis du mouvement. Le premier, comme nous l’avons déjà analysé, passait par la négation et le refus du cinéma commercial et populaire incarné par les chanchadas (mais aussi de celui réalisé par les grands studios de São Paulo, notamment par la Vera Cruz). Un cinéma qu’ils considéraient comme léger, populacier et cosmopolite et dont ils devraient être l’antidote et son exact contraire. Pour y parvenir, le deuxième objectif (qui n’est qu’une conséquence du premier) consistait à légitimer la réalisation de films en transformant le cinéma en une sorte de grand Art qui devrait avoir la même importance et le même niveau que la littérature, de manière à instituer un cinéma intellectuel et anticommercial, totalement différent des comédies populaires (et des films de São Paulo), qui, de surcroît, ferait du cinéaste un grand artiste. Cet agencement entre intellectualisation et réification des aspects créatifs des films a conduit les réalisateurs à se préoccuper davantage de leurs réalisations et à négliger les autres étapes de l’industrie cinématographique telles que la distribution et l’exploitation.Le troisième objectif concernait la quête d’une identité pour le cinéma brésilien. Si les chanchadas avaient construit un cinéma populaire (dans les sens quantitatif et thématique) fondé sur la représentation de la culture populaire comme paradigme identitaire, où le peuple était le sujet principal, le cinéma novo cherchait à affirmer l’identité du cinéma brésilien comme un art politiquement engagé fondé sur la représentation critique de l’univers des plus démunis à travers des films qui devaient être modernes, auteuristes et indépendants. Ces trois facteurs sont très probablement à l’origine de l’étonnement et de l’éloignement du public face aux films du cinéma novo. Essayons de les analyser un par un. Commençons par le refus du cinéma populaire symbolisé par les chanchadas, le plus grand et le plus long succès commercial d’un genre et d’un mouvement cinématographiques au Brésil jusqu’à aujourd’hui et avec lequel le cinéma novo a d’abord rompu sans jamais chercher à créer une transition ou une synthèse, ce que les réalisateurs n’ont essayé de faire, comme nous allons le voir dans la partie suivante, qu’à partir de leur troisième et dernière phase. En agissant de la sorte, les jeunes cinéastes ont répété la même erreur que la compagnie cinématographique Vera Cruz, qui n’a commencé à avoir un certain succès que lorsqu’ils ont oublié leur prétention internationaliste et ont cherché à dialoguer avec les chanchadas (qu’ils détestaient initialement), mais c’était déjà trop tard pour sauver les studios des immenses dettes résultant des coûts de production très élevés et de l’échec commercial des films. En fait, accoutumé à ces films populaires qui parlaient son langage, mettaient en scène ses principaux problèmes quotidiens dans une grande ville comme Rio de Janeiro et présentaient, de surcroît, les principaux comédiens et humoristes à côté des vedettes de la radio qui, dans leurs propres rôles, chantaient les grands classiques de la samba, le public ne s’est jamais retrouvé dans les films sophistiqués du cinéma novo. Contrairement à ce dernier, qui a condamné la culture populaire avec la même intensité et les mêmes préjugés que l’ont fait les ethnocentriques aristocrates des studios de São Paulo, les chanchadas ont su valoriser, dans la lignée de Casagrande e senzala, une culture (l’afro-brésilienne) qui n’avait pas encore conquis l’espace qu’elle méritait et qu’elle a aujourd’hui. Après avoir passé plus de vingt ans à admirer un cinéma drôle et amusant qui défendait ses intérêts à partir de son point de vue et qui, au contraire de ce que l’on disait, a su, à sa façon, critiquer de manière claire et compréhensible ses principaux problèmes tout en dénonçant la bourgeoisie qui les exploitait, représentée dans les films de manière manichéenne et caricaturale, comme ses principaux ennemis, le peuple (et le public de manière générale) a eu du mal à aimer un cinéma dur, un peu hermétique et très intellectualisé qui, de plus, le critiquait. Il faut insister sur le fait que, dans les films du cinéma novo de la première et de la deuxième phases, le peuple en a souvent été l’objet, jamais le sujet.