La constellation de ruines de châteaux‐forts qui jalonne le versant alsacien du massif vosgien, depuis la frontière du Palatinat au Nord jusqu’à la trouée de Belfort au Sud, atteste de l’ampleur d’un phénomène de construction qui connut son apogée au XIIIe siècle. Elle offre un champ d’études très vaste pour la connaissance de la catégorie supérieure de la société médiévale alsacienne. Ce « phénomène castral » avait acquis une ampleur européenne au cours du Moyen Âge. Il a été marqué dans notre région à un point tel que ses vestiges participent encore à la constitution de l’identité régionale. Amplifiées par le romantisme allemand, la sensibilité et la poétique des ruines sont pleinement présentes dans la mémoire locale et il ne saurait être question de laisser disparaître cette partie d’un décor. Un « château‐fort », au sens stricto sensu, est d’abord une construction à laquelle l’imaginaire collectif, forgé par les souvenirs scolaires et le cinéma, attachera un donjon, de hautes murailles dotées de flanquements et ouvertes par une porte à pont‐levis et, au final, le logis du maître des lieux. Bien sûr, ce dernier était d’une bravoure extrême ou, à l’opposé, cruel et fourbe. Dans ce cas, il faisait construire son château par des nuées de serfs, autrement dit des esclaves, auxquelles n’auront été épargnées ni des vexations, ni des sévices corporels. Il est d’ailleurs inconcevable que le château ait trouvé un autre emplacement que la montagne.
Sur un plan scientifique, ces vestiges de pierres évoquent une large part de l’histoire médiévale de la région et offrent de nombreux champs de recherches. Mais cet objet d’étude, dont notre connaissance a progressé dans les dernières décennies, particulièrement grâce à des fouilles scientifiques, était différemment perçu dans les sources médiévales. L’habitat fortifié médiéval n’était pas désigné dans des termes précis puisque, dans notre région, les chroniqueurs pouvaient indifféremment parler de « Feste/Veste » ou de « Castrum », termes désignant des fortifications comme de « Hus », terme désignant une résidence, à propos d’un même site et à peu d’années de distance. Étape obligatoire d’un processus d’avancement social et politique, le « château » donnait le patronyme à la famille, à partir du moment où le lieu était désigné et bâti. Sur un plan purement juridique, le droit de fortification était réglementé et le Schwabenspiegel, le « Miroir des Souabes », précisait ses contours dans le dernier quart du XIIIe siècle, soit au terme d’un processus pluriséculaire qui avait conduit à une extrême satellisation du pouvoir féodal dans la région, particulièrement en raison de la présence directe des dynasties impériales. Un site pouvait être considéré comme fortifié lorsque :
‐ il était entouré par un fossé d’une profondeur qui empêchait le terrassier de rejeter la terre directement du bout de sa pelle ;
‐ un édifice de plus de trois étages avait un couronnement sous forme de parapet ou de crénelage ;
‐ la cour était entourée par un mur dont le fait était hors de l’atteinte d’un cavalier ou doté d’un parapet ou d’une chemin de ronde.
L’approximation entre notre entendement du « château‐fort » et cette définition est donc clairement établie, à l’image de la miniature restituant un site de plan circulaire protégé par une tour cumulant les fonctions de porte et de donjon (fig. 1). Il rassemblait ces trois définitions dans une combinaison protéiforme à laquelle la recherche actuelle préfère le terme « d’habitat des élites ». En premier lieu, la définition juridique médiévale n’impliquait nullement une obligation de construction sur une hauteur. Même la motte de plaine en est absente. Replacée dans son contexte, la rédaction de ce droit de fortification était contemporaine d’une période ou le « château », dans l’acceptation de sa définition résidentielle, pouvait être urbain comme rural et dans la plaine comme sur une éminence. Elle expliquait d’abord la séparation entre deux espaces, entre un dedans et un dehors, séparés par une matérialisation très aboutie de la frontière entre les deux. Contrairement à l’enclos monastique, le château était défendu pour empêcher un intrus de forcer le passage. Il constituait la munitio qui affirmait le droit d’usage de la force, attribué à son propriétaire par une autorité souveraine.
Les raisons ayant conduit au choix de l’établissement sur des éminences devaient donc se situer dans un autre registre, largement abordé par nombre d’historiens et archéologues. Durant les six siècles écoulés entre la fin de l’Empire carolingien et la Renaissance, ce phénomène constructif a été décliné sous de très nombreuses variétés, dans des milieux parfois totalement impropres à la construction, selon notre regard contemporain. En même temps qu’il les contrôlait, il contribuait à ouvrir de nouveaux territoires. La construction d’un château‐fort de hauteur requérait l’adaptation à un milieu, à un environnement donné, hostile de prime abord, mais contribuant à le modifier en profondeur et pour une longue durée. Le sujet de notre étude s’attachera ainsi à explorer les différents faciès de la mise en œuvre jusqu’à l’aboutissement d’un chantier monumental, tourné vers la défense et la mise en scène d’un pouvoir. Ici, comme ailleurs en Europe occidentale, le château était un subtil mélange entre une représentation symbolique, une démonstration de force et une adaptation aux nécessités d’un quotidien spécifique. Dans cette démarche, le travail d’études a été focalisé sur un nombre restreint de sites (fig. 2), considéré comme révélateurs de ce phénomène de construction. Le choix des sites a nécessité la prise en compte d’un ensemble de facteurs déterminants aussi variés que la situation géologique, notre connaissance du contexte historique de leur construction et, principalement, la connaissance archéologique de ces sites. Il a été d’emblée confronté à la masse numérique des châteaux de hauteurs connus en milieu montagnard dans la région, soit plus de cents cinquante sites. Enfin, le choix d’une recherche centrée sur les techniques de construction dans les châteaux‐forts alsaciens se place dans la continuité d’un parcours professionnel en archéologie du bâti, que ce soit dans le cadre de programmes ou de fouilles préventives inscrits dans le contexte de chantiers de restaurations et de consolidations de ruines. Une grande partie des informations présentées dans le mémoire découle directement de telles campagnes, toujours conclues par un rapport de fouilles visé par le Service régional de l’Archéologie, prescripteur de l’autorisation de fouilles, puis par la Commission interrégionale de la recherche archéologique (CIRA). L’intérêt pour les techniques de construction a mûri au gré de ces travaux, menés selon les opportunités des chantiers ouverts par les services patrimoniaux en Alsace dans les deux décennies écoulées. L’acquisition d’une maîtrise technique de l’archéologie du bâti, constamment renouvelée en fonction de l’évolution des technologies disponibles, accompagna utilement ce parcours. Il nous parût logique de faire, par le présent travail, un point sur les connaissances acquises, tant scientifiques que méthodologiques. Ce parcours trouva probablement ses racines dans les excursions de l’enfance et de l’adolescence vers les spectaculaires ruines des Vosges du Nord et la curiosité qu’elles firent naître à propos de ce type d’habitat. Le besoin d’en connaître des aspects plus détaillés émergea plus tard et il dépassa les simples considérations « »romantiques » attribuées à ce type de monument. L’intérêt personnel pour le milieu montagnard portait en germes le besoin d’approfondir l’étude des châteaux forts, objets architecturaux inscrits dans une démarche d’anthropisation de cet environnement spécifique à l’époque médiévale.
1. INTRODUCTION |