LARS NORÉN ET L’ÉCRITURE DE L’ALETHEIA

LARS NORÉN ET L’ÉCRITURE DE L’ALETHEIA

Si l’écriture de Lars Norén est marquée par l’attention au réel et fait osciller son œuvre « entre l’intime et le documentaire, le biographique et l’abstraction, le constat et la dénonciation politique330 », le questionnement philosophique y tient une place importante. La phénoménologie heideggérienne, à laquelle Norén fait souvent référence dans ses écrits, nourrit en particulier une interrogation sur l’être au monde dans sa dimension existentielle et éthique. Pensé par Heidegger à partir de la philosophie de Platon331 et d’Héraclite332, le concept d’aletheia (ἀλήθεια) se situe ainsi à l’articulation de la perception et de l’éthique. Le concept d’aletheia désigne étymologiquement le non-voilé, ce qui subsiste à l’oubli (Λήθη) ou plutôt ce qui émerge sans cesse du voilé. Pensée chez Heidegger comme l’ « éclaircie d’un monde de la présence et présentation de l’étant dans la pensée et la parole333 », l’aletheia fait intervenir au cœur du langage une dialectique de l’opacité et de l’affleurement et postule l’éclaircie d’un sens à travers l’opacité du réel. Elle fait intervenir dans le théâtre de Norén un geste mémoriel dont nous souhaitons ici interroger les modalités. 

La dualité norénienne de l’opacité et de l’affleurement 

Dans une conférence prononcée en 1943, Heidegger analyse le concept d’aletheia à partir d’un fragment d’Héraclite334et analyse la « non-occultation » comme un trait fondamental de sa pensée335. Mais plutôt que d’interpréter la nonoccultation à une lumière doctrinale qui ne convient guère à la pensée d’Héraclite, Heidegger traduit la seconde moitié du fragment par « ce qui sans cesse se lève336 », envisageant le verbe dans le sémantisme de son émergence. Pour Heidegger, la non-occultation correspond à une perpétuelle naissance, dont le voilement est la condition principale337. Chez Norén, l’éclaircie du sens est ainsi indissociable de l’expérience de l’opacité, ainsi que l’explique le narrateur de La Nuit de la philosophie : Et les ombres qui se tiennent par la main, celles qui arrivent en marchant, celles qui arrivent en marchant, elles se lâchent la main. Je peux leur faire confiance. Aletheia. Les mots parlent grec. Maintenant je suis encore là. Maintenant je regarde dans la mauvaise direction, encore une fois. J’attends qu’elle tourne une page du livre, une page toute fine, et que la lumière tombe alors à travers la page et les éclaire, elle et la transparence338 . Toujours mobile, toujours à l’affût des mouvements qui affleurent en lui, le narrateur envisage ici la lecture comme l’espace au sein duquel l’éclaircie du sens se produit et où opère un dessaisissement dans son esprit de lecteur – « les mots parlent grec » ; « je peux leur faire confiance ». L’éclaircie du sens correspond chez Norén au moment où les mots, dotés d’une énergie propre, s’émancipent de leur support – les pages du livre – et agissent à travers lui, de manière immanente. Cette éclaircie n’opère donc pas sur le mode majuscule de la Grâce, relevant d’une épiphanie plus simple, plus ténue, à partir de laquelle est envisagée l’écriture dramatique. 6-1-1 Une dramaturgie du passage : le devenir-brouillard dans la dramaturgie noréenne Écrite en 2017-2018 et créée à la Comédie-Française en mai 2018, Poussière fait partie des pièces de la villégiature, au même titre que Le Temps est notre demeure, dont elle reprend le principe : les personnages reviennent sur le lieu de villégiature en bord de mer et évoquent le passé, avec une forme d’amertume amusée face au train du monde. Dans Poussière, ces estivants meurent un à un, selon une dramaturgie du passage qui interroge les relations entre vie et mort et développe une pensée de la mort, à mi-chemin entre un cynisme moderne et une forme de détachement stoïque. Dans Poussière, nous sommes à la fin. Qu’est-ce qui a été important dans une vie ? Qu’a été ma vie ? Mon temps ? Que vaisje emporter avec moi dans la mort ? Qui suis-je ? Il est tellement facile de dire « je », de dire que nous sommes un « je » spécifique. A la fin, la vérité est révélée. La vie est comme le reflux d’une vague. Le sol est nu et on voit alors une partie de notre vie étalée dans l’espace vide. Dans cette pièce, je cherche ces détails-là, ces moments qui définissent la vie […]. J’ai attendu impatiemment de devenir vieux. Parce que cela pouvait être un moyen d’échapper à ce que les gens attendent de vous339 . Comme dans la phénoménologie heideggérienne, les existences particulières sont envisagées au sein d’un temps cosmique, dans un mouvement continu de flux et de reflux. Le rythme est ainsi essentiel pour accompagner cette expérience au plateau. Par sa lenteur, par sa dimension cyclique, le phénomène scénique accède à une forme d’intemporel, comme l’indique Norén au début du texte : C’est un jeu immobile, du moins au début. Les personnages ne sont pas face au public, ils se tournent lentement vers lui pour ensuite revenir au même rythme dans leur position initiale. Des sculptures vivantes face au public, il est difficile de voir qui est femme et qui est homme. Cela n’a plus d’importance. Ils sont là, avec leur calme dans les mains340 . Cette indication liminaire est complétée par une autre didascalie au début de l’acte II : Toutes les personnes qui étaient là, sauf E et D, sont plus ou moins nues. Elles sont juste debout, se baladent, sur de courtes distances, s’arrêtent, se placent à différentes hauteurs, comme si elles étaient debout sur des bouts de bois brûlés et sombres, sont debout calmement comme les sculptures vivantes qu’elles étaient au début, elles regardent dans l’eau claire ou la brume blanche341 . Devenues des effigies anonymes, les personnages semblent livrés à une vie végétative, dans un espace dont on ne sait s’il est aérien ou aquatique, espace suspensif qui les extrait du rythme du monde. Dans la pièce de Norén, la brume devient l’opérateur d’un mouvement de détachement aussi infime que continu, qui modifie la conscience que les personnages ont de leur corps : I- Voilà le soleil maintenant. B- Oui. I- Oh, c’est agréable. Enfin si agréable… Il réchauffe. Il lève son visage vers la lumière invisible, ferme les yeux, sourit. Ça me réchauffe entièrement… comme on dit ça traverse, ça traverse le corps […]. Je me sens tellement… léger, flottant, sans corps342 . La parole de I accompagne et commente le mouvement de décorporation qui fait affleurer un autre mode de présence : les corps s’affaissent, les existences s’éteignent et les personnages, après un temps, sont relevés par d’autres personnages qui les ont précédés. Ritualisé et récurrent, ce mouvement de déposition des corps et de levée des spectres acquiert le caractère répétitif d’une mécanique vivante dont les personnages sont les premiers commentateurs.Deux espaces sont séparés à mi-plateau par un grand rideau de tulle qui confère à l’image son aspect poudreux, résultat de la distillation que les corps subissent. Si les corps placés à l’avant du plateau, par leur pesanteur et leur déchéance, sont perçus selon une perspective néo-naturaliste, la manière de creuser l’espacement par le tulle relève d’une inspiration symboliste. En travaillant sur les variations de lumière et en exploitant la profondeur perspective, Norén entremêle les deux espaces, faisant ainsi apparaître l’unité du cycle auquel vivants et morts appartiennent. Est ainsi institué un ballet très lent, qui répond à une dialectique de la pesanteur et de la grâce à laquelle Norén se réfère souvent dans son œuvre345 . Le théâtre métaphysique de Norén ne sépare donc pas les domaines et ne saurait se concevoir dans une perspective téléologique. Nulle rédemption, mais des affleurements, comme dans la philosophie de Heidegger346 et un mouvement d’éclaircie du sens qui est envisagé dans sa temporalité de phénomène. Pour Norén, l’unité du voilement et de l’éclaircie est ainsi constitutive de l’Etre et fonde la perception du réel. Dans Poussière, le personnage D, qui a été de son vivant pasteur, envisage ainsi la création sous la perspective du voilement.

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