L’ARCHIPEL DES COMORES : MILIEU INSULAIRE ET GÉOPOLITIQUE
L’insularité : objet d’étude éminemment géographique
La présente étude a pour objet principal de contribuer à l’éclairage du phénomène de l’insularité et de ses implications politiques. Il s’agit d’analyser les facteurs endogènes et exogènes qui concourent à l’instabilité politique et physique de milieux insulaires, de manière générale, et de l’archipel des Comores, en particulier. Pour ce faire, nous avons choisi dans un premier temps d’aborder cette étude par une approche interdisciplinaire. Ensuite décrypter « Permissif, anti-mode, facile à approprier, à l’abri des regards, sont le résultat de l’imaginaire que renvoie les territoires insulaires » (Taglioni François, 2005) 14 le concept « île » avec ses adjectifs et acceptions sous son angle géographique et politique en puisant dans les sources théoriques et doctrinales. Enfin procéder à une délimitation conceptuelle et géographique de notre objet de recherche. En effet, le développement de plus en plus sophistiqué des moyens de transport et communication en l’occurrence les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) a une forte incidence sur le milieu insulaire. La distance entre insularité et continent est de plus en plus raccourcie grâce à la rapidité des moyens de transports. Mais également la diversité des moyens de communication (téléphones portables et Internet, fibre optique) de plus en plus généralisée tend à raccourcir le temps mental. Cette forte connexion implique pour les insulaires une plus grande accessibilité au reste du monde et inversement. Ces évolutions technologiques ont un fort impact sur le comportement culturel des insulaires, puisque désormais l’île qui incarnait autrefois l’exotisme, l’austérité, l’attentisme et le mythe du bon sauvage ne résiste plus au consumérisme mondialisé, les insulaires succombent de plus en plus à l’uniformisation globale et perdent de plus en plus leurs singularités. Mais ces évolutions technologiques impliquent aussi un changement de regard des Occidentaux sur le monde insulaire, d’autant plus que la fascination des îles qui date de leurs découvertes au 18ème siècle est a fortiori en décalage avec les réalités insulaires d’aujourd’hui. L’exotisme qui nourrissait l’imaginaire occidental tend à s’estomper au profit d’un réalisme insulaire teinté des drames migratoires, de la pauvreté et des conflits. Ainsi l’insularité phénomène en mutation est réactualisée au point que certains géographes comme Nicolas Thierry ont entrepris d’innover avec de nouveaux concepts tels que « l’hypoinsularité » pour désigner de nouvelles dynamiques insulaires. La réactualisation de la notion d’insularité traduit un surcroît d’intérêt scientifique. Ainsi nous justifions notre objet d’étude pour trois raisons : l’intérêt scientifique, la dynamique de la thématique de l’insularité et surtout la traduction contextuelle de celle-ci dans le cas spécifique qui nous intéresse ici « l’archipel des Comores ». D’abord, parce que l’insularité reste une préoccupation scientifique pour bon nombre de chercheurs spécialisés2 sur la question, ensuite, parce que la problématique qu’elle soulève est loin d’épuiser le débat épistémologique, ce qui montre que de nouvelles pistes de 2 « Maurice Burac développe l’approche géographique de la problématique de l’unité politique du territoire multi-insularité. » (Burac, 1991) 15 recherches sont encore ouvertes, enfin, en exploitant le thème de l’insularité dans un contexte particulier comme l’archipel des Comores, notre étude veut contribuer aux paradigmes actuels et s’inscrit dans le registre de la géographie politique. L’insularité ou « l’archipelité » fait donc l’objet de nombreuses études scientifiques. Observée comme une manifestation géopolitique, l’insularité requiert, de ce point de vue, un intérêt particulier dans le monde des géographes. En effet, les archipels situés dans les trois grands océans (océan Pacifique, océan Indien et océan Atlantique) sont, pour la plupart, traversés par des tensions et fractures politiques. « Loin d’être un épiphénomène à l’échelle planétaire, les revendications séparatistes et autonomistes au sein même des archipels concernent au moins vingt Etats et territoires multi-insulaires dans le monde. » (Taglioni, 2005). Mais pour rendre saisissable la complexité de l’objet étudié en l’espèce « l’archipel des Comores » et enrichir notre réflexion sur ce sujet nous avons donc choisi d’élargir notre champ de vision géographique à d’autres disciplines. I 2 Une approche géographique interdisciplinaire L’interdisciplinarité semble s’imposer lorsqu’on étudie le phénomène de l’insularité et de surcroît s’il est lié à la question du pouvoir. Au croisement de différentes disciplines (géographie, histoire, sociologie, science politique etc.) l’archipel est un objet éminemment scientifique. D’essence géographique l’île implique d’abord un cadre physique pour lequel sont appréhendées les manifestations de natures culturelles, politiques et sociologiques. Bien que la géographie reste le soubassement scientifique de notre réflexion, l’intégration d’autres apports disciplinaires est nécessaire pour restituer la complexité du phénomène étudié, la multi-insularité, et élargir notre angle d’analyse. Cela nous permettra de donner une certaine consistance et pertinence dans la construction de notre raisonnement. Cette approche interdisciplinaire implique une double observation : une observation extrinsèque et une observation intrinsèque. Une observation extrinsèque impliquant des réalités contradictoires et ambivalentes. L’insularité est donc un monde d’interface qui appelle à l’analyse géographique. Le caractère multi-scalaire de l’espace archipélagique nécessite l’outil géographique essentiel pour donner un large éventail des situations physiques et humaines. « Grâce à cet outil, le géographe sait bien qu’un phénomène fondamental à une échelle peut devenir contingent à une autre échelle, que la réalité peut se concevoir selon différentes 16 lectures, à différentes échelle spatiales mais aussi temporelles » (Pestana, G, 2003). Mais nous limiter aux aspects visibles du phénomène insulaire serait insuffisant pour traduire sa complexité. C’est pourquoi nous complétons cela par une observation intrinsèque relevant des réalités peu visibles (l’inconscient collectif, la culture et l’identité) mais traduisibles. La représentation, la perception et l’imaginaire sont des domaines qui ne peuvent s’observer qu’avec le concours d’autres outils scientifiques tel que l’anthropologie, la science politique, la sociologie et la philosophie pour sonder un univers aussi complexe que l’archipel des Comores. Ainsi notre investigation (terrain et entretiens) nous a permis de traduire les réalités du vécu insulaire, mais cela a été pour nous un exercice complexe. Ces approches diverses mais complémentaires nous ont permis d’avoir une vision plus large et globale pour saisir et éclairer le phénomène de l’insularité en nous appuyant sur des iconographies cartographiques, photographiques et schématiques. Mais cette interdisciplinarité est également nourrie par une trajectoire tumultueuse de notre recherche. Initiée à GESTER (Gestion de territoire et risque) cette étude s’est ensuite épanouie dans le cadre du « Dynamique du milieu et société tropicale » (DYMSET) où nous étions impliqué dans une activité de recherche spécialement orientée vers l’étude du monde swahili 2010- 2011, pour intégrer finalement le LAM « les Afriques dans le monde », laboratoire avec lequel nous avons achevé notre parcours de géographe. Ainsi, l’approche pluridisciplinaire nous a permis de disposer d’un répertoire scientifique plus large et surtout de dépouiller l’île de toutes métaphores ou fantasmes et montrer les réalités du milieu insulaire de ce qu’il a de singularité et de complexité. Comprendre comment les rivalités du pouvoir se sont exprimées et s’expriment dans la société comorienne, nous permet de montrer que l’archipel des Comores est, et a toujours été un espace de théâtres de conflits, tel est donc le centre d’intérêt de notre champ de l’étude. II La délimitation du champ de l’étude La délimitation de notre champ d’étude nous permet d’emblée de préciser le contour du cadre conceptuel et matériel ou géographique de notre réflexion.
Le cadre conceptuel
Nommer l’objet d’étude n’est pas toujours facile, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de concepts polysémiques. Au demeurant les termes « île », « insularité », « ileîté », archipel et « géopolitique » forment la trame conceptuelle de notre champ d’étude. Qu’est-ce que donc une île ? Selon Brunet, 1993, « une île est une terre entourée d’eau de toutes parts ». Cette définition a priori simple dissimule une difficulté d’appréciation sémantique. La première difficulté est de taille, puisqu’elle pose comme critère d’appréciation la taille physique de l’île. Mais puisque la terre entière est encerclée d’eau, la planète serait-elle une île ? Comment dénombrer les îles du globe ? « Un simple regard sur un planisphère suffit à mesurer l’ampleur du travail que représenterait une approche qui se voudrait exhaustive. Hormis les « monstres » que sont l’Ancien Monde, le Nouveau Monde, l’Australie (7.106 km2) sans parler de l’Antarctique (13.106km2) et du Groenland (2.106 km2), seule la superficie des grandes îles telles Madagascar ou Bornéo est mesurable à partir des cartes à petites échelles. Mais que faire lorsque l’île n’est représentée que par un point sur la carte.» (Depraetere, 1991). Sous le prisme d’une appropriation locale du concept, l’appellation de l’île en comorien est « Iswa » au singulier et « Masiwa » au pluriel. Ces appellations sont apparentées swahili. Le caractère de la finitude ne semble pas donner une évidence à la définition de l’île. Loin de requérir un consensus global, la notion d’île est difficile à cerner. Toutefois deux critères sont retenus pour convenir d’une définition objective de l’île à l’échelle du globe : la taille et l’isolement. « A partir de cette base, une étude de relation superficie/fréquence suggère l’existence d’une loi statistique simple pouvant être mise en rapport avec les propriétés d’une structure fractale » (Idem, 1991). Mais mise à part la taille et l’isolement qui ne sont que des notions relatives, certains géographes comme G. Lasserre montrent l’incidence biologique de l’insularité. « Plus une île comporte de formes de vie endémiques, plus l’insertion humaine provoque de déséquilibres. » (G. Lasserre, 1985). Si en géographie l’isolement a une incidence biologique, sous l’angle sociologique il est un facteur de rupture. « Parmi les barrières qui découpent le tissu de l’humanité en sous-ensembles plus ou moins reliés entre eux, la barrière insulaire, si évidente soit-elle, ne possède pas en elle-même de traits qui lui confèreraient une spécificité » (Benoist, 1985). Sous l’angle géopolitique c’est l’implication 18 de la taille et de l’isolement observée comme inhérente à l’île. « Une île est considérée comme petite quand chaque individu qui y vit a conscience d’habiter un territoire clos par la mer. Une île est considérée comme « grande » lorsque l’ensemble de la société a conscience d’être insulaire, alors que les individus peuvent ignorer ou oublier qu’ils habitent une île » (F. Péron , 1993). L’insularité serait-elle une donnée quantifiable ? « L’insularité caractère de ce qui a la configuration, la situation, les problèmes des îles. L’insularité relève d’un souci d’appréciation objective, externe, empirique, éventuellement fondée sur la mesure. L’insularité se traduit par les effets de la séparation des autres, de la nécessité de traverser du vide, de ses ressources et de ses dangers ; par la dimension du lieu en général » (Brunet, 1993). Mais pour montrer la genèse du concept « insularité » la référence grecque est essentielle. « Il peut paraitre paradoxale de proposer une étude sur l’insularité dans la pensée grecque ancienne. Les Hellènes connaissaient nèsos, île, substantif dont l’origine n’est pas déterminée avec certitude. […] Si le mot île, du latin insula, appartient à l’évolution générale du latin vers le français, l’adjectif et le substantif « insulaire » relèvent de la langue savante, le premier apparaissant en 1516, le second en 1559. Le concept d’insularité est encore plus tardif ; en 1838, le terme, crée par des naturalistes à partir des travaux du XVIII e siècle et du début du XIXe siècle, est introduit dans la langue française » (Vilatte, 1991). Vilatte montre que l’insularité dans la pensée grecque a été longtemps une réalité innommable avant de couvrir sa dimension conceptuelle. Mais quels sont les caractéristiques spécifiques qui font de l’insularité l’antonyme du continent ? Nous n’avons pas la prétention de balayer l’ensemble de théories ou doctrines sur l’insularité, mais de montrer le concept « insularité » dans toute sa subtilité scientifique. Nous retenons trois dimensions du concept « insularité » : psychologique, sociologique et géographique. D’abord la dimension psychologique théorisée par A. Moles, sous le concept « Nissonologie » ou « science des îles ». Vient ensuite la dimension sociologique. En effet F. Péron conçoit l’insularité comme un système caractérisé par le cloisonnement et l’isolement et en ce sens elle n’a rien de spécifique puisque ce mode de fonctionnement sociale se trouve ailleurs dans le continent. Enfin l’insularité présentée par beaucoup des géographes comme objet scientifique singulier. Aux antipodes des sociologues, certains géographes affirment le caractère spécifique de l’insularité et la classe comme un objet d’étude particulier en se défendant de tout déterminisme primaire. « Le flou épistémologique qui entoure l’insularité et 19 l’île n’est pas nouveau et, à travers la littérature (Tissier in Taglioni, 2005) de « nos anciens », on peut lire par ordre chronologique : « Il est donc impossible de donner de l’insularité une définition simple puisqu’une définition devrait concilier dans une seule formule des caractères généraux contradictoires ; il faut étudier les aspects divers de l’existence humaine dans les îles et ne pas prétendre faire de cette diversité une unité illusoire » (Vallaux in Taglioni,2005)
Le cadre matériel ou géographique
Avant de délimiter l’espace géographique de notre étude il convient tout d’abord de situer les Comores dans le globe. Or à premier vue localiser un point sur le globe et de surcroît s’il s’agit des territoires comme les Comores ne semble pas aller de soi. L’illustration cartographique ci-dessous nous sert de loupe pour situer notre zone d’étude en l’occurrence l’archipel des Comores. L’archipel des Comores est situé à l’entrée du canal de Mozambique à égale distance entre la côte Est de l’Afrique qui lui sépare de 300km et le Nord-Ouest de Madagascar qui lui sépare de 300km. Cet archipel est situé à 700km de Dar-es-Salaam, à 7500 km de Paris, à 4000 km de La Mecque. À l’Ouest de l’océan indien, cet archipel est situé à 4200 km de l’Inde, à 6300 km de l’Indonésie et 7 300km de l’Australie. L’archipel des Comores dans le globe bénéficiait d’une position géostratégique remarquable, puisque le canal de Mozambique était jusqu’à la fin des années 80 un passage obligé pour les pétroliers en provenance du Golfe arabique vers l’Europe Placé au carrefour entre le monde arabe, l’Afrique et l’océan Indien, l’archipel des Comores résulte d’une mosaïque de civilisations, conséquence de la diversité culturelle et ethnique à l’origine de son peuplement.Composé de quatre îles Ngazidja (Grande Comore), Ndzouani (Anjouan), Mwali (Mohéli) et Maoré (Mayotte), cet archipel s’étend sur un domaine maritime de 250km Est-Ouest et 200km Nord-Sud. Les Comores y compris Mayotte représentent une superficie totale de 2033 km2 repartie comme suit : Ngazidja 1146 km2, Ndzouani 424km2, Mwali 290 km2 et Mayotte 374 km2. Mais comme l’illustre la carte n°1 ci-dessous, l’archipel des Comores est, depuis 1975 date de l’indépendance, constitué de deux entités politiques distinctes : l’Union des Comores formée de trois îles (Anjouan, Mohéli et Grande Comore) sur lesquelles s’y exerce l’autorité de l’Etat comorien et Mayotte qui n’a jamais été décolonisée demeure toujours rattachée à la France. La distance entre chacune des îles des Comores est très voisine, puisque les distances entre elle, sont en dessous de 100km comme l’indique la carte n°1.Moroni et Madagascar sont à plus de 150 km à vol d’oiseau
Résumé |