L’APPROCHE DE LA MORT, DES ÉMOTIONS ET DE L’APPRENTISSAGE
Rapport du chercheur à l’objet, les premières orientations
Place de la recherche dans « mes » orientations Je me suis orienté, il y a maintenant une quinzaine d’années, dans le champ de la formation continue à l’hôpital public dans les fonctions de responsable pédagogique et de formateurconsultant. Les dossiers confiés par mon institution sont socialement marqués, me semble-t-il, par une certaine complexité qui en a formé, à mes yeux, tout l’intérêt : la fin de vie et les soins palliatifs, la santé mentale et les soins psychiatriques, la laïcité et les démarches interculturelles dans les soins, la mort à l’hôpital et l’activité des chambres mortuaires. Rétrospectivement, je constate que ces thématiques sont traversées notamment par un même fil rouge : la place significative qu’occupent les affects sur des thématiques considérées comme socialement « sensibles ». Outre la recherche d’une manière de penser « les affects », j’ai assez rapidement éprouvé le désir et le besoin de m’inscrire dans une perspective compréhensive de « ce que je faisais » au quotidien, ce qui a fondé ma démarche d’inscription dans le DEA « Formation des adultes : champs de recherche » au CNAM. Au cours de ces études, j’ai pu approcher un certain nombre d’outils issus notamment des sciences de l’éducation comme l’analyse de la nature et la fonction des dispositifs de formation, des interrelations entre les sujets, leurs activités et leur environnement. Le travail de mise en intelligibilité d’objets professionnels s’est poursuivi un peu plus tard par l’inscription dans des études doctorales autour du sujet de la formation des agents de chambre mortuaire. Le rapport aux affects évoqué plus haut me semble, sur ce sujet, particulièrement emblématique du fil rouge que j’ai suivi ou qui m’a suivi. Il m’apparaît en effet difficile de faire la part des choses entre les chemins que l’on emprunte volontairement et consciemment, et ceux qui nous emmènent quelque part sans que l’on ait vraiment le sentiment de les avoir choisis délibérément. Dans tous les cas, la formation des agents de chambre mortuaire constitue aujourd’hui le champ de cette recherche doctorale. 18 J’ai choisi comme entrée de cette recherche, les affects et en particulier les émotions, non pas à partir des catégorisations sociales qui en soulignent la présence évidente et centrale dans ce champ d’activité, mais en tant qu’objet de recherche dont nous proposons une construction théorico-méthodologique possible, tout au long de cette étude. J’ai choisi en particulier de focaliser l’analyse sur les manifestations émotionnelles pouvant être identifiées lors des « premiers moments » d’apprentissage où peuvent se jouer, me semble-t-il, des tournants significatifs du processus d’apprentissage. Avec toutes les limites bien entendu liées à la subjectivité de mes propos, j’ai pu expérimenter ce phénomène des « premiers moments » de façon très locale, lors de mon service national réalisé dans un hôpital militaire. À ce titre, je devais y réaliser parfois la présentation de défunts à leurs proches souhaitant leur rendre un dernier hommage. Certaines de ces situations inédites auxquelles j’ai été confronté comme « premiers moments », constituent et encore aujourd’hui, à la fois des traces et des moteurs pour mes propres interrogations. Je me suis donc en partie appuyé également sur ce vécu pour présenter dans ce qui suit, les orientations générales de la recherche.
« Nos » premières orientations du projet de recherche
Notre étude prend comme point de départ l’observation de stagiaires dans leurs tout premiers moments d’apprentissage, en immersion dans un milieu de travail (dans notre recherche, la chambre mortuaire hospitalière). Nous avons choisi d’observer ces premiers moments d’apprentissage car ils nous semblent significatifs du point de vue du professionnel. Lors des entretiens exploratoires menés auprès des professionnels de ce secteur, nous avons été surpris par le fait que certains stagiaires ne revenaient pas après la première journée, certains ne « terminaient pas la journée », et d’autres partaient au bout d’une heure, parfois moins… comme le disait un professionnel « parfois ça prend pas ». D’autres énoncés sont revenus fréquemment : « tout se passe dans les premiers moments ! » ; « ils sont fondamentaux » ; « ah ça oui, je m’en souviens très bien ». Comme si « la suite » dépendait en grande partie de la manière dont pouvaient se dérouler ces premiers moments. Quand nous leur posions la question : « C’est-à-dire ? Que se passe-t-il lors de ces premiers moments ? ». Nous n’avons pas toujours obtenu de réponse, et quand il y en avait une, la dimension affective de son énoncé prenait le pas sur son intelligibilité. Nous sentions que ce moment était particulièrement important à leurs yeux sans que ni eux ni nous-mêmes ne pouvions en dire plus de façon claire et explicite. Intuitivement, et en élargissant le propos, nous ressentions aussi la dimension mystérieuse « des premières fois » qui nous marquent longtemps après. S’agissait-il de quelque chose comme ça et comment cela s’opérait-il ? Nous ne recherchions pas forcément de réponses précises à ces questions, en revanche la force énigmatique qui s’en est dégagée nous a conduit, en effet, à n’observer que ces « premiers moments ». À partir de ces premières réflexions, nous avons pu envisager, dans une perspective de recherche, des liens qui pouvaient être établis entre affects, premiers moments et apprentissage au travail. Les rapports entre ces trois grandes thématiques que nous mettons à l’étude, forment le projet général de cette recherche. Une première formulation de l’objet de recherche peut être esquissée ici avant d’être reprise au cours du chapitre 2, et porte sur le rôle constructif des émotions dans l’apprentissage. Comme précisé plus haut, notre rapport à l’objet de recherche est fondé sur un besoin de compréhension, qui a motivé l’entreprise de cette thèse. Ce rapport à l’objet est également situé socialement à travers notre exercice professionnel même. Un travail de distanciation s’est donc révélé nécessaire pour tendre vers l’adoption d’une posture de recherche propre à se dégager, autant que faire se peut, d’enjeux notamment performatifs. Sont présentés dans ce qui suit, quelques éléments descriptifs supplémentaires correspondant à cette démarche. Les stagiaires que nous avons observés au travers de leurs activités se disent tous volontaires et motivés pour entreprendre cette formation à caractère obligatoire (un dispositif de formation d’adaptation à l’emploi que nous détaillons plus loin). Cette formation est composée de modules dits « théoriques » (dans un centre de formation) et de modules dits « pratiques » (dans une chambre mortuaire d’accueil). Nos observations sont uniquement réalisées au moment des stages dits pratiques dans les chambres mortuaires, et cela pour au moins deux raisons. La chambre mortuaire est le lieu où s’apprend « concrètement » le métier visé par les stagiaires, les défunts et les professionnels s’y trouvant. Ce qui est cohérent avec ce que nous souhaitons observer. Deuxièmement, la chambre mortuaire est un lieu que nous ne connaissons pas. En termes de démarche de recherche, cette « méconnaissance » est appréhendée par nous-même comme une plus-value significative au regard de l’exercice de nos fonctions professionnelles (responsable pédagogique notamment en charge de la formation continue des agents de chambres mortuaires, que nous ne rencontrons que dans un centre de formation centralisé).