Une étudiante qui doute
La voici maintenant en possession de ce qu’elle appelle « ses deux bachots » et sa personnalité est déjà celle d’une femme solide et énergique. « Je sais » dit-elle, « qu’il ne faut jamais cesser de travailler. Il faut mériter sa chance, la conquérir et continuer l’effort pour la conserver122 . » Elle hésite entre le droit et la médecine, choisit le droit mais constate « qu’il est difficile, pour une femme, de se faire une carrière d’homme à la Cour d’appel car la valeur, l’éclat de certains métiers sont refusés aux femmes ». Or, elle aspire aux fonctions les plus élevées. Va-t-elle trouver une solution bourgeoise à ces problèmes d’argent et devenir l’épouse d’un homme riche ? A dix huit ans, elle est sur le point de céder à la facilité car elle tombe amoureuse d’un des garçons avec lesquels elle danse. « D’où était-il sorti ? Il était grand. Il avait une voiture bleu-gris. Je tenais mon mari», dit-elle avec humour. Mais il manque de fantaisie, « il n’a pas très bon goût, sa morale est déclamatoire, son idée du mariage est sa vertu ».Tel le Prosper de Bonne chance, il part faire son service militaire et elle en profite pour s’enfuir à Paris avec sa mère afin de se constituer un trousseau. « Je versai plus d’une larme dans le train», écrit-elle. A Paris, les deux femmes relativement fortunées fréquentent les théâtres et les cinémas. Elles rencontrent des écrivains comme Marcel Achard et Léon-Paul Fargue mais aussi un directeur de revues célèbre nommé Rip. « Au bout de quelques mois »,dit-elle, « je me portais de mieux en mieux ». Le futur mari exaspéré lui donne à choisir entre Paris et lui. Peu soumise aux hommes, elle n’apprécie guère cet « ultimatum en règle » et elle choisit Paris et le théâtre. On se croirait vraiment dans Bonne chance. Elle raconta sans doute cette histoire à Guitry qui en tira parti, comme il le fait souvent. La situation est à la fois semblable et inversée. Semblable parce qu’elle refuse, dans les deux cas, d’épouser un fiancé envahissant. Inversée, parce que, dans le film, Pauline Carton, sa mère, désire qu’elle se marie d’urgence alors que Madame Basset, dans la vie, est réticente car elle aime le théâtre où elle a toujours rêvé de briller. En permettant à sa fille de devenir actrice, elle le deviendra un peu elle-même et l’osmose sera bientôt totale. Jacqueline Delubac ne se libèrera de l’emprise maternelle que bien plus tard et elle sera alors assez sévère pour sa génitrice. Madame Basset, très possessive, détestait le fiancé de sa fille comme elle détestera Guitry (point commun avec Pauline Carton dans Bonne chance) et elle est enchantée par l’échec du mariage éventuel de Jacqueline. « Mère triomphait. Le nom d’une Delubac, une autre elle-même, au fronton des théâtres parisiens, brillerait de mille feux. A nouveau, l’avenir lui appartenait127. ». C’est une remarque très sévère. Malheureusement pour elle, Jacqueline va passer très vite d’une mère possessive à un mari fort tyrannique. Si Sacha fut tyrannisé par Lucien, Jacqueline le fut par Madame Basset comme Charlotte Lysès l’avait été par la sienne et Yvonne par Madame Hiver. Mère et fille s’appelleront désormais toutes les deux Delubac, le nom de jeune fille de Madame Basset. Jacqueline adorera ce nouveau nom : « Il va bien avec Jacqueline, c’est facile à retenir et puis le rythme des deux mots s’équilibre ». « L’ubac », dit-elle encore, « c’est le versant ensoleillé de la montagne et Delubac, c’est celui qui est sur ce versant. Je trouve cela joli comme traduction autant que comme sonorité128 . » Jacqueline Delubac commence par participer – modestement – à quelques spectacles inattendus pour une intellectuelle comme elle, grâce à Rip, le célèbre organisateur de revues devenu son ami. Elle imite Joséphine Baker, ornée de
L’apprentissage du cinéma
Cette période de cinéma s’étend de 1927 où elle tourne dans Education de Prince (Diamant-Berger) à 1932 où elle a pour partenaire Louis Jouvet dans Topaze (Louis Gasnier). C’est une période d’apprentissage où elle n’obtient pas de très grands rôles mais déjà son talent est évident. Dans le livre de Dominique Sirop, L’Elégance de Jacqueline Delubac135 , l’actrice a établi la liste officielle des films qu’elle tourna avant de rencontrer Guitry mais elle en a supprimé un certain nombre. Sur les six films qu’elle a tournés – dont cinq pour la Paramount- elle n’en retient que trois qu’elle évoque par ailleurs dans son autobiographie et dans certains articles de journaux. Elle tourne ainsi dans Education de Prince, Mon Gosse de Père, Chérie, Marions-nous, Une brune piquante et Topaze: Dans Education de prince (Diamant-Berger 1927), elle était, dit-elle, « un des visages de femmes », ce qui est bien modeste. Dans Mon Gosse de Père (De Limur, Paramount, 1929), elle a pour partenaire Pauline Carton et Adolphe Menjou. Dans une version française de la « flapper » américaine, elle domine de loin, par son aisance et par son éternel sourire, la bande de péronnelles qui l’accompagnent et se montre ravie (comme elles !), de révéler à l’une de leurs amies que son amant a épousé une riche héritière, sans la prévenir. Elle en parle en revanche dans son autobiographie où elle se plaint que De Limur ait coupé au montage certains plans de visage au profit de ses jambes. « J’étais irrémédiablement blessée » dit-elle. L’aristocrate De Limur136 lui a quand même dit, avant de la censurer, que ses plans de visage qui subsistent étaient « étonnants », ce qui est vrai. Elle évoque en revanche avec effroi le plan du glissement de sa culotte « volantée » le long de ses jambes qui fut, semble t-il, censuré par la suite car la récente version DVD ne le conserve p. Dès ses débuts, elle est donc sans illusion sur ce que le cinéma exige d’elle. On lui demande, dit-elle, d’être « adorable et mutine » ce qui ne lui plaît guère et on exige de cette lyonnaise-provençale qu’elle soit l’une de ces parisiennes typiques, « qu’elles viennent de Carpentras ou de Quimper », comme le dit Guitry dans Quadrille. Mais on se soucie très peu de son âme et de son esprit, ce qu’elle n’apprécie pas. Guitry lui demandera aussi, un jour, d’incarner, dans Quadrille, l’éternelle parisienne « adorable et mutine » comme le fit De Limur. Dans Chérie (Paramount, 1930), elle a pour metteur en scène Louis Mercanton qui fit tourner cinq fois Sarah Bernhardt et une fois Réjane, mais surtout Sacha et Yvonne Printemps en 1917 dans Un Roman d’amour et d’aventure Deux propriétaires fauchés louent leur villa à une riche américaine (Marguerite Moreno) et décident de se faire passer pour le valet et la cuisinière ce qui engendre des quiproquos divers. Presque tous les personnages tombent amoureux les uns des autres (d’où le titre) mais tout s’arrange à la fin. René Lehman dit de Chérie que « c’est une comédie agréable entremêlée de deux ou trois chansons avec un intermède de chants et de danses nègres menées tambour battant par l’élégante Marguerite Moreno et la blonde Mona Goya ». Elle 187 est Charlotte Martens dans ce film qu’elle revendique. « Distrayant, avec des chansons sympathiques », constate Paul Vecchiali.137 Marions nous (Paramount, 1931) est tourné par Mercanton également, et toujours joué par Marguerite Moreno. Une vedette de cinéma et un faux compositeur de musique se laissent marier étourdiment, ce qui crée beaucoup de complications. « Très petit tournage138 » dit Jacqueline Delubac qui y joue le rôle de Simone. Vecchiali la trouve « délicieuse » quand elle « arbitre le joli ping-pong entre Alice Cocea et Fernand Gravey139 . » Elle est impressionnée par le salaire que lui propose la Paramount. On lui donne des produits de maquillage pour un an. La bourgeoise lyonnaise économe en est scandalisée. Une brune piquante ou La femme à barbe (Paramount,1932), est un court métrage de Serge de Poligny qui travaille pour la Paramount et dont c’est le premier film, elle a pour partenaire Fernandel, méridional comme elle, et Noël-Noël. Les dialogues sont d’Yves Mirande ce qui en fait un film intéressant. C’est l’adaptation de la pièce La Femme à barbe que Mirande écrivit avec Mouezy-Eon, en 1926. Jacqueline y est la « brune piquante » Le premier titre signifie évidemment que cette demoiselle vous pique quand on l’embrasse, mais il signifie également qu’elle est « aigre, caustique et mordante » comme le définit le Petit Robert. Jacqueline conserve ce titre dans sa liste de films chez Sirop. C’est une définition qui lui va assez bien. Elle joue enfin dans Topaze (Gasnier, Paramount, 1932) avec Edwige Feuillère et Louis Jouvet mais elle n’en parle pas dans le livre de Sirop..