Langage formel et langue Sens et contexonyme
Au moins depuis Aristote, il existe une tendance à juger le degré de rigueur d’un argument en utilisant la logique. Cette tendance s’accélère, avec le dévelop pement d’une mathématique et d’une logique formelles, à tel point qu’au siècle dernier la langue a été considérée comme « imparfaite » par Frege (1892/1952) et « imprécise et ambiguë » par Russel (1923).
Certes, la langue est très diffé rente de la logique formelle : de nombreuses caractéristiques de la langue se dis tinguent de celles de la logique. Le problème de l’ambiguïté, par exemple, est un des problèmes bien connus.
Les exemples de Kripke et Putnam (chaleur, lu mière, eau, etc.) présentés dans le chapitre précédent montrent les divergences d’un même sens/mot envers les différentes références et les exemples de Frege (l’étoile du matin/soir) associe la même référence à des sens différents.
En ce sens, l’argument qui maintient que la langue est imparfaite implique en effet que la logique puisse exprimer ces relations de manière plus précise et efficace que la langue. En effet, Russell a dit que c’est le rôle du philosophe de trouver un langage logique idéal. Cette thèse reste néanmoins à discuter, car une définition fine et exacte comme la logique ne garantit pas toujours que des avan tages.
Par exemple, bien qu’il soit possible d’éliminer le problème de l’ambiguïté de la polysémie ou de l’homonymie en faisant correspondre différents termes à chaque sens différent d’un mot, le nombre de termes nécessaires pour commu niquer se multiplierait et créerait ainsi des problèmes nouveaux aux utilisateurs.
Cette solution nécessiterait plus de ressources dans le lexique mental (le nombre d’entrées étant augmenté), plus de temps pour le processus d’accès au lexique et de récupération des éléments du lexique mental, etc. Outre ces problèmes, langue et langage formel diffèrent également dans la fa çon de traiter l’information.
Le fait qu’il existe plusieurs sens différents d’une part et qu’il n’existe pratiquement pas de problème d’ambiguïté lors de la communication normale entre les utilisateurs d’une langue montre que l’homme a, contrai rement à la machine, une grande capacité à discerner les sens d’un mot dans un contexte donné.
Cette capacité de choisir un sens parmi des sens différents est égale à la capacité de choisir un mot parmi des mots différents qui représentent les sens correspondants. A tire d’exemple, prenons ces mots suivants : (1) aborder, éprouver, exiger, recevoir, conquérir, inscrire, s’adjoindre, absor ber, durcir, attacher
Pour un locuteur faire le choix d’un mot parmi la liste des mots (1) pour ex primer quelque chose n’est ni compliqué ni difficile. Il en va de même du côté interlocuteur pour saisir le sens d’un mot énoncé parmi (1). Considérons mainte nant un mot M dont les sens sont les suivants : (2) M: ABORDER, ÉPROUVER, EXIGER, RECEVOIR, CONQUÉRIR, INSCRIRE, S’ADJOINDRE, ABSORBER, DURCIR, ATTACHER, Tout d’abord, il n’est pas facile de deviner ce mot M qui est pourtant un mot français.
De même, il sera difficile de choisir un sens parmi d’autres dans (2) si ce mot Mest employé dans un énoncé. C’est en effet le fameux problème de la désa mbiguïsation des mots. Sans aucun contexte donné, on rencontre ce genre d’em barras exactement comme les machines. Maintenant, considérons ces phrases :
(3) a. Ta «conversation » exigera beaucoup de temps? b. Il a reçu le ballon en pleine figure. c. L’autre le regarda, et pensa que c’était toujours ça de conquis sur l’en nemi. d. Mayonnaise, crème, gelée qui durcit. e. Aliment qui a attaché au fond de la casserole. Il ne sera pas difficile de saisir le sens des mots en italiques.
La question est : si l’on remplace tous les mots en italiques par M, pourrons-nous saisir le sens du mot 50 Sens et contexonyme Maussi facilement que les cas précédents? La machine aura sûrement une grande difficulté, quel que soit le mot réel qui remplacerait le mot M. En revanche, pour l’homme, si l’on substitue M par prendre, il n’y aura aucune difficulté d’identifier et de saisir le sens, même si la liste des sens (2) n’a pas été présentée.
Par ailleurs, sous cet angle, cette capacité permet à l’homme de rétablir les informations perdues ou non-transmises, en rendant le système de la langue plus efficace qu’un système totalement désambiguïsé. D’une certaine manière, cette capacité est liée à une faculté particulière autre que la sélection automatique dans la liste des sens d’un mot. Cette capacité permettrait à l’homme de choisir cor rectement le mot même s’il ne l’a pas réellement aperçu dans une phrase. Par exemple, considérons ces phrases : Jean a réservé une place de train hier mais il s’est levé trop tard ce matin. Il n’a pas pris son petit déjeuner et il a couru jusqu’à la gare. Il est arrivé à temps et il a ( …) son train heureusement.
On peut facilement supposer que le mot manquant dans ces phrases est pris. La probabilité augmentera si l’interlocuteur a entendu des sons similaires tels que /bri/ ou /pRy/ . Or, cette tâche est loin d’être évidente pour une machine. On note ici une différence essentielle entre l’homme et la machine et entre la langue et le langage formel.1 Cette capacité de l’homme, remarquable par rapport à celle de la machine, suggère que la nature «imparfaite» et «imprécise» de la langue est liée à cette capacité. Ce lien peut être pensé de deux manières différentes.