L’androcentrisme de la politique du voir, entre structures objectives et fictions des corps

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Dire la réalité sociale, entre imaginaire et regard

Si le langage est pris dans une lutte où s’affrontent diverses représentations du monde, on peut penser qu’il en va de même pour la manière dont est structuré le regard sur le monde – et sur les corps. En effet, comme je l’ai dit plus haut, la façon de voir le monde est intrinsèquement liée à la façon de le dire ; le regard est aussi pris dans des luttes de construction ; et, à l’instar du langage, du dire le monde, les façons de (se) représenter le monde, les façons de voir et de montrer le monde sont prises dans des logiques de domination, et c’est donc le regard du groupe dominant qui prévaudra.
Je vais désormais m’intéresser au regard hétéropatriarcal et à son influence sur les images de corps et les corps eux-mêmes. Je repartirai de Wittig, qui prend l’exemple de la pornographie – mais on peut élargir à l’hypersexualisation du corps féminin au sein de l’espace public. Wittig montre que « ses images – films, photos de magazines, affiches publicitaires sur les murs des villes – constituent un discours et ce discours a un sens : il signifie que les femmes sont dominées »16. En effet, des images de corps féminins sexualisés, voire hypersexualisés, prolifèrent dans la sphère médiatique, ce qui reflète et reproduit une objectivation du corps féminin par le regard et le désir masculins. Dans cette sexualisation du corps féminin, la nudité se verra souvent convoquée, représentée de manière à susciter le désir et à évoquer la sexualité. La nudité sera sexualisée par la présence d’actes sexuels explicites ou non, mais aussi – et surtout – par la suggestion du désir ou de la séduction (par des poses corporelles ou des accessoires)17. Quant aux corps homosexuels18, lesbiens ou queer, ils sont sous-représentés dans l’univers des images : peu de corps transgenres et de sexualités non hétérosexuelles sont visibles ; et quand ils le sont, ils sont présentés dans un cadre hétéronormé, répondant à des attentes bien précises, ou pris comme contrepoint péjoratif à un binarisme sexuel triomphant. Ces images sont donc autant de reflets de la façon dont sont pensés les corps féminins et non hétérosexuels au sein d’un langage inscrit dans le cadre hétéronormé. Mais elles doivent aussi être pensées comme structurantes, contribuant à définir la manière dont ces corps vont ensuite être dits et vus : elles ont aussi une valeur hétéronormative.
Autrement dit, les images, loin d’être de simples reflets mécaniques de la réalité sociale dépourvus d’effet sur cette dernière, la conditionnent, comme le pensent Wittig19, T. De Lauretis20 ou A. Sprinkle21. Mon étude s’inscrit dans ce renversement de perspective. Les images relèvent non seulement d’une représentation qui « a un sens », mais qui donne aussi elle-même du sens à la réalité matérielle dans laquelle évoluent les acteur-trice-s sociaux-sociales. Ces images structurent le regard des individu-e-s et leurs imaginaires. Dans un propos sur la sexualité, cette idée serait à lier à la théorie des scripts sexuels de Gagnon et Simon22. Cependant, dans mon étude, je vais tenter d’élargir la réflexion au-delà du thème de la sexualité.
Une telle structuration se fait par l’habituation du regard à ces images, du fait de leur omniprésence dans le quotidien et de leur diffusion massive. Comment ces images essaiment-elles ? Selon Bourdieu,
Les dominants ont entre autres privilèges, celui de contrôler leur propre objectivation et la production de leur propre image : non seulement en ce qu’ils détiennent un pouvoir plus ou moins absolu sur ceux qui contribuent directement à ce travail d’objectivation (peintres, écrivains, journalistes, etc.).23
On peut considérer les peintres, les écrivains, les journalistes – et les photographes –, comme des producteur-ice-s d’images, voire des reproducteur-ice-s d’images issues du langage dominant, et donc ici hétéropatriarcal. En effet, on peut penser, à l’instar de De Lauretis, que « la représentation du genre est sa construction et […] tout l’art et la culture d’élite occidentale sont l’empreinte de l’histoire de cette construction »24. Le cinéma ou les œuvres d’art sont autant d’outils par lesquels les représentations de genre sont perçues par tout un chacun. Ces modèles, véhiculés par les productions culturelles – et en particulier, les œuvres d’art – seraient intériorisés par les individu-e-s qui les reproduiraient ensuite, les imiteraient dans leurs relations avec les autres.
Mon étude s’inscrit donc dans le cadre théorique bourdieusien qui présuppose l’idée d’une conflictualité sociale – et donc le concept de domination –, ainsi que l’idée propre aux théories queer d’une certaine antériorité des représentations du réel par rapport au réel, ainsi que leurs effets sur le réel. Ce cadre posé, je peux maintenant présenter l’un des principaux concepts sur lequel repose cette étude : celui de scripts corporels.
Les scripts corporels, ou les injonctions du voir et du montrer.
Selon eux, il y aurait des scénarios préétablis qui régiraient la construction sociale des corps et les comportements sociaux et (hétéro)sexuels des individu-e-s. Ces scénarios sont autant de modèles qui préexisteraient à tout-e individu-e.
Comme il est aisé de le deviner, la genèse du concept dE scripts corporels est à chercher dans la théorie des scripts sexuels, déjà évoquée ici. A l’instar de ces derniers, les scripts corporels sont des scénarios et des narrations de corps qui préexistent à tout-e individu-e et qui régissent la construction du rapport de chacun-e aux corps des autres et à son propre corps. Les scripts corporels permettent de mettre au jour la non-naturalité des façons dont les corps sont perçus dans l’espace public, et plus largement de dénaturaliser le regard sur les corps. Ce sont des modèles qui montrent ce que doivent être les corps, comment ils doivent être vus ou montrés – ou non. Les scripts corporels sont des sortes de narrations préconçues qui fondent la façon dont les corps se mettent en scène dans l’espace public et dont on les regarde. Ils concernent aussi bien la morphologie, que les attitudes corporelles, les tenues vestimentaires, la nudité.
A la lumière de ce qui a été dit plus haut, on peut affirmer que la construction et la circulation des scripts corporels s’inscrivent dans des rapports de domination. A l’instar du langage dominant et des représentations du monde, on peut penser que ces scénarios s’inscrivent dans une lutte, toujours inégale, qui s’articule autour de la construction des représentations des corps. Suivant la même logique que ce qui a été dit plus haut, ce seraient donc les façons qu’ont les dominant-e-s de dire et de montrer leurs propres corps ou le corps des autres, qui prévaudraient et essaimeraient ensuite dans toutes les parties du monde social. Il s’agit d’un premier type de scripts corporels : celui qui prend les corps des dominant-e-s, ainsi que leurs attentes et leurs attitudes à l’égard des corps, comme norme, modèle et mètres-étalons de ces derniers.
En contrepoint des scripts du corps des dominant-e-s, se forge le second type de scripts corporels : ceux des corps minorisés. Ces scripts sont sous-tendus par une objectivation de ces corps qui prend ici la forme de trois principales lectures des corps : la sexualisation25 – qui faire percevoir un corps comme objet toujours sexuellement disponible s’enracinent ainsi dans la constitution d’un imaginaire qui, en définissant les frontières entre identité et altérité, établit certains rapports de domination traversant l’espace social. C’est sur le script corporel sexualisant que s’intéressera principalement cette étude, même si on ne peut complètement l’isoler des deux autres lectures des corps.
Cela engendre deux conséquences. Tout d’abord, les scripts corporels ne sont pas sans implications sur la légitimité (ou non) d’un corps à apparaître dans l’espace public, sur la légitimité (ou non) d’une pratique corporelle à se montrer dans ce même espace public. Par exemple, un torse nu masculin apparaîtra plus légitime et sa présence sur la voie publique ne sera pas remise en question, alors qu’une poitrine féminine, sur cette même voie publique, sera remise en question et donc, délégitimée28. De même, des couples hétérosexuels sont sans cesse représentés sur les affiches publicitaires, alors que des affiches montrant explicitement des couples homosexuels peuvent encore poser problème. Les scripts corporels de premier type définissent donc la légitimité du « voir » et du montrer » de certains corps et pratiques corporelles, les corps qui peuvent entrer ou non dans le champ du visible et du montrable.
La seconde conséquence de la valeur normative des scripts corporels réside dans les narrations préconçues sur les corps et les attentes qui vont structurer alors le regard sur les corps dominés, mais aussi le regard que vont avoir les dominé-e-s sur leurs propres corps. Il s’agit, pour les scripts corporels du second type, de mettre en forme les façons dont le regard dominant va raconter les corps des dominé-e-s, les narrations qui vont s’élaborer autour de ces corps à partir du point de vue dominant. Par exemple, un corps féminin, objectivé, va être d’emblée vu comme délicat, faible ou suscitant du désir, parce qu’il est toujours montré et dit comme tel dans l’univers des représentations : on attendra de tous les corps féminins qu’ils se conforment à ces images et/ou qu’ils s’en prémunissent – dans le cas du désir. A l’inverse, un corps queer, altérisé, très peu représenté et donc peu présent dans les imaginaires, va être tout d’abord un corps inattendu dans l’espace public, et donc délégitimé, et/ou lu selon des scripts corporels que l’on va créer ou transposer.
Cependant, les scripts corporels – ou fictions hégémoniques de corps – se distinguent de la notion de stéréotypes. Loin d’être des images figées, ces scripts sont des narrations dynamiques de corps, toujours en évolution, traversées par les logiques de domination.
Une activiste FEMEN me racontait que, lors d’une action, hommes et femmes s’étaient déshabillés sur la voie publique. Seules les femmes ont été interpellées par les forces de l’ordre.
Cette consubstantialité aux rapports de pouvoir est une première caractéristique des scripts corporels. Cela permet de penser la préconception des stéréotypes sur les corps et ouvre la voie à une dénaturalisation critique du regard sur les corps, les scripts corporels venant se nicher jusque dans les schèmes de la perception des corps et dans les cadres de pensée et les discours élaborés à partir de ces perceptions. Les scripts corporels sont donc antérieurs aux discours sur les corps et fondent leur émergence. Perçus sur le mode de l’évidence, ces fictions hégémoniques de corps sont des schèmes de compréhension de la réalité sociale des corps et se situent au niveau du pré-discursif, de l’immédiateté intuitive et des cadres imaginaires dans lesquels se façonnent certaines attentes et attitudes vis-à-vis des corps. Ainsi, les scripts corporels se nichent dans la relation entre imaginaire et perception, en y introduisant la notion de normativité : la saisie intuitive des corps est aussi inscrite dans des rapports de pouvoir.
Quelle influence ont ces scripts corporels sur le rapport qu’ont les dominé-e-s à leur propre corps ? A l’instar des paysans29 qu’évoque Bourdieu dans l’article déjà cité30, les dominé-e-s inscrivent leur corps dans les scripts corporels, disent et pensent leur corps selon les catégories produites par le langage dominant, acceptent d’être vus selon les attentes dominantes, acquiesçant aux modalités du voir et du montrer qu’impliquent les scripts corporels. Mais ils et elles peuvent également souhaiter se faire voir, c’est-à-dire refuser les modalités du voir et du montrer, chercher à construire une nouvelle visibilité d’eux-mêmes, d’elles-mêmes, et de leur corps. Ils et elles vont essayer de modifier les scripts corporels, de créer des narrations alternatives de corps et d’autres catégories du dicible, du visible et du montrable.
C’est le cas des deux groupes d’activistes que j’ai étudiés : FEMEN et Urban Porn. L’enjeu de cette étude est de voir comment ces deux groupes peuvent à la fois contester et réinventer les scripts corporels.
« il est significatif que la représentation dominante soit présente au sein même du discours dominé, dans la langue même avec laquelle il se parle et se pense, […] le paysanas empaysanit, le gros paysan empaysanné, dont on raille les efforts pour parler le français en l’écorchant (franc imande ja) et à qui sa lourdeur, sa maladresse, son ignorance, son inadaptation au monde citadin valent d’être le héros favori des histoires drôles les plus typiquement paysannes. […] Simple prétexte à préjugés favorables ou défavorables, le paysan est l’objet d’attentes par définition contradictoires puisqu’il ne doit d’exister dans le discours qu’aux conflits qui se règlent à son propos. Ainsi, aujourd’hui, les différents secteurs du champ de production idéologique lui proposent au même moment les images de lui-même les plus incompatibles. » (op. cit., p.4)
Comme je l’ai déjà expliqué, mon propos diffère toutefois quelque peu de celui de Bourdieu : les scripts corporels ne doivent pas être vus comme des représentations, des images fixes de corps, mais comme des narrations dynamiques..
La contestation par la nudité et les représentations sexuelles : un problème posé à la recherche. Mon cadre théorique est, comme il est apparu, multiforme, faisant jouer des références diverses. Ceci est en partie dû à la rareté des travaux sur la dimension politique de la nudité. Sans doute parce que la nudité est confinée à la sphère intime, ou lue par le prisme moral ou exotisant, ce thème intéresse plutôt les psychologues et les psychanalystes (Devereux, 1983), les philosophes (Andrieu, 2002 ; Fiat, 2007), les historiens (Bologne, 1997 ; Bertrand, 2008) ou les sociologues (Kaufmann, 1996) que les politistes. La nudité est rarement étudiée comme un élément du répertoire d’action collective. Certes, ce dernier constat vaut davantage pour la recherche francophone qu’anglophone qui traite bien de l’usage politique de la nudité (Brett, 2012 ; Kraushaar, 2015), et notamment de la contestation par la nudité de la part des femmes africaines (Falton, Moreau, 2016 ; Diabate, 2016). Mais ces études inscrivent ce geste dans le traditionnel et le maternel31, ne traitant pas du problème de l’érotisme et du sexuel. Je n’ai pas cru bon d’appliquer cette grille de lecture pour comprendre le geste des FEMEN par exemple, car elles n’affichent jamais une nudité totale ou de leur sexe. La monstration des seins s’inscrit alors davantage dans les schèmes de l’érotisme et du sexuel. De plus, il me fallait aussi prendre en compte les logiques artistiques qui traversent les démarches des deux mouvements que j’étudiais. J’ai construit mon cadre théorique en prenant le parti de considérer les groupes étudiés comme des mouvements sociaux, en ce que la démarche de ces groupes s’inscrit dans une optique d’action collective et mobilise les idées de lutte et de conflictualité sociales. Mon sujet relève donc à la fois de la sociologie de l’action collective (Tilly, 1986), de la sociologie des mouvements sociaux (Filleule, Agrikolansky, Sommier, 2010 ; Mathieu, 2011 ; Broqua, 2006), et notamment des relations entre les mouvements sociaux et les médias (Champagne, 1990 ; Deschamps, 2000 ; Neveu, 2010). Il touche également aux thématiques artistiques (Balasinski, Mathieu, 2006) comme l’art féministe ou l’art-performance (Warr, Jones, 2000) et aux représentations sexuelles (Lavigne, 2014 ; Boisclair, Dussault-Frenette, 2013).
Les femmes se déshabillent pour montrer et rappeler aux hommes d’où ils viennent, ce qui est source d’une profonde angoisse.
L’analyse portant sur Urban Porn permet aussi d’introduire des outils issus du féminisme pro-sexe et du mouvement post-porn, offrant par la même occasion un éclairage nouveau sur la démarche des FEMEN. Le féminisme pro-sexe voit le jour aux Etats-Unis dans les années 1980, dans le contexte des sex wars qui l’oppose au mouvement féministe anti-prostitution et anti-pornographie. Ce dernier, incarné notamment par Andrea Dworkin et Catharine McKinnon, fonde son argumentation sur l’idée que la sexualité serait le lieu premier de l’oppression des femmes. Dans cette perspective, toute prostitution serait une marchandisation du corps féminin ; et la pornographie aurait une part importante dans cette oppression, apparaissant manière univoque comme une violence grave faite aux femmes – Dworkin va même jusqu’à rapprocher meurtre et pornographie. Partant, ces autrices défendent l’interdiction de toutes les formes de pornographie, au motif que cela porterait atteinte aux droits civiques des femmes. Un des problèmes qui se posera alors est celui de la censure, dont les modalités peinent à être définies. Un autre problème est celui de la confiscation de la parole des principaux-principales concerné-e-s – travailleur-euse-s du sexe, adeptes du BDSM et du sexe radical, personnes appartenant à la communauté homosexuelle ou trans – au profit des « expert-e-s ». A l’opposé, des mobilisations émergent sous la bannière d’un féminisme anti-censure, à travers des alliances entre militant-e-s féministes, lesbiennes et gays et groupes de défense des travailleur-euse-s du sexe, dont Annie Sprinkle fait partie). De ces mobilisations naissent conjointement le mouvement du féminisme pro-sexe et les mouvement et théorie queer. Selon Virginie Despentes qui a réalisé un documentaire sur le sujet intitulé Mutantes, diffusé pour la première fois en 2009, le féminisme pro-sexe élabore une stratégie qui considère que le corps, le plaisir, la pornographie et le travail sexuel sont des outils politiques, dont les femmes doivent s’emparer. Cette stratégie va de pair avec la mise au premier plan de la parole de celle et ceux qui sont directement concerné-e-s, en lieu et place de la parole des expert-e-s. Refusant d’être érigé-e-s en victimes, les féministes pro-sexe revendiquent le droit de disposer de leur corps, et donc de leur sexe, comme elles l’entendent. Le féminisme pro-sexe est arrivé en France, à partir des années 2000. Des artistes, comme Wendy Delorme, s’en réclament.
Le féminisme pro-sexe entend s’emparer de la pornographie, et plus largement du sexuel, pour lutter à la fois contre le patriarcat et l’hétérosexisme. C’est notamment le cas de la démarche post-porn, apparue dans les années 1990. Son projet peut être résumé par cette phrase d’Annie Sprinkle : « La réponse au mauvais porno, ce n’est pas d’interdire le porno, c’est de faire du bon porno ». La pornographie dominante impose des représentations de la sexualité qui infériorisent les femmes, les corps non cisgenres, et les pratiques non hétérosexuelles. Elle dit ce qu’est un homme ou une femme, les rôles sexuels qui incombent à chacun-e. Le post-porn est un mouvement artistique et politique qui prône une monstration des corps trans et des pratiques non hétérosexuelles. Il prône également une dénaturalisation de la sexualité, c’est-à-dire qu’il considère celle-ci comme un ensemble de pratiques socialement construites. Une telle manière de concevoir la sexualité ouvre à la possibilité de déconstruire et réinventer celle-ci, de créer d’autres sexualités et d’autres images sexuelles, de modifier les pratiques et les imaginaires. Le post-porn refuse enfin la mainmise de l’Etat dans l’industrie culturelle sur la définition du montrable et de l’im-montrable. En France, Baise-moi, film de Virginie Despentes et Coralie Trinh-Thi sorti en 2000, est considéré comme le premier film post-porn. A sa suite, des théoricien-ne-s, comme Sam Bourcier32 et Paul B. Preciado33 se sont emparés du sujet et ont lié à la démarche post-porn la notion de performance. Actuellement, Rachele Borghi (2013) est considérée comme l’une des spécialistes du mouvement post-porn ; elle s’intéresse au rapport entre le corps, l’espace et les performances.
Par ailleurs, j’emprunte à Marie-Eve Lang34, en la discutant aussi quelque peu, la notion d’agentivité sexuelle qui s’avère incontournable pour mes recherches. Lang centre son propos sur les femmes, mais on peut l’élargir à d’autres corps minorisés. L’agentivité sexuelle est donc un concept utilisé pour décrire la capacité d’agir et de se constituer en sujet de l’action lors d’une interaction sexuelle. Selon Lang, elle se caractérise, entre autres, par la prise d’initiative, le choix, le sentiment de maîtriser son corps, le sentiment de liberté dans l’expérimentation de sa sexualité, le sentiment d’avoir le droit de désirer et d’accéder au plaisir. M.-E. Lang complexifie le concept en ajoutant à la notion d’agir la notion de responsabilité35. Ainsi, l’agentivité sexuelle n’est pas seulement une question d’action et de pouvoir sur sa propre sexualité ; il s’agit également d’être autrice et responsable de sa propre sexualité, et donc d’être responsable envers soi-même. Toutefois, l’idée de « se sentir et se savoir à l’origine de ses actes » m’amène à mettre en question un point de la définition de Lang. Dans l’article, la question du consentement est posée, à travers l’évocation du courant Just Say No, qui développe une réflexion sur le consentement, ce qui soulève divers problème. Refuser un acte sexuel non consenti relève de l’agentivité sexuelle ; mais Lang montre que ce refus peut également être motivé par des formes de pression sociale qui prescrivent aux jeunes filles et aux femmes d’ « éviter à tout prix d’être perçues comme des putes ». Il y aurait là une distinction à faire entre l’agentivité que l’on peut attribuer à un comportement et celle que l’on peut attribuer à celui-ci compte-tenu des motifs qui ont conduit l’acteur-trice à l’adopter. Cependant, dans le même article, M.-E. Lang évoque le cas de ces femmes qui participent à une émission de téléréalité et se dénudent : elles qualifient leur geste de libérateur, ce qu’elles justifient en invoquant leur sentiment d’être maîtresses de leur sexualité. M.-E. Lang refuse au contraire de considérer ce geste comme un comportement agentique : il reconduirait plutôt des logiques patriarcales et commerciales. Il y aurait ainsi une distinction à faire entre « le fait de se « sentir » habillée d’un pouvoir et le fait de l’être réellement ». Pour moi, réside ici une certaine incohérence : tout d’abord, ce propos semble en contradiction avec ce qu’elle développe plus loin, c’est-à-dire l’obligation préalable de connaître les motifs d’un comportement avant de juger de son agentivité. Ensuite, on pourrait penser que ces deux propos s’annulent mutuellement, voire annulent la notion d’agentivité même. En effet, si la jeune fille de Just Say No se libère des pressions sociales et dit oui à un acte sexuel ou à une attitude sexualisée devant des caméras, ce comportement s’inscrira dans d’autres formes de dominations patriarcales s’exerçant sur le corps des femmes. D’un comportement jugé agentique, on passerait donc à un comportement jugé non agentique. Où est alors l’agentivité sexuelle ? Un comportement ne peut être jugé agentique que par le regard et le discours surplombants d’un observateur extérieur qui reconstruit le geste, selon les scripts corporels qui constituent son regard. Cette reconstruction suppose aussi que les intentions de l’auteur du comportement soient entièrement limpides. Or, il y a toujours une certaine opacité sur ces intentions. De plus, ici, le refus est considéré a priori comme étant plus « agentique » que le non-refus : dire oui est considéré comme plus complexe et plus opaque que dire non. Or c’est là un présupposé qui n’est pas justifié, et qui apparaît comme tel peu justifiable. Cependant, ce que je retiens de cette définition que propose M.-E. Lang de l’agentivité sexuelle, c’est la capacité de se constituer en sujet sexuel d’une part, et la nécessité d’une prise en compte des motifs, du contexte d’un comportement, avant de juger de son agentivité, d’autre part.
Enfin, comme j’ai pu l’aborder plus haut, j’attache une grande importance à l’épistémologie du point de vue (Haraway, 1988 ; hooks, 2000 ; Dorlin, 2008). Celle-ci fournit en effet des instruments pour reconnaître et analyser l’inscription de la production des savoirs dans les rapports de domination, et donc pour reconnaître et analyser les rapports de domination et le regard dominant eux-mêmes. La notion de scripts corporels me semble permettre de poser la question de la domination : ce ne sont pas les effets de domination que j’interroge en premier lieu, mais le regard dominant. Par les scripts corporels, je regarde tout d’abord, non pas les dominé-e-s, mais les dominants en train de se regarder et de regarder les dominé-e-s.
En somme, mon sujet se situe au croisement des travaux en sociologie du corps, en sociologie des mouvements sociaux, et en sociologie de l’art, tout en s’inscrivant dans une perspective féministe et queer.

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Méthodologie

Tout d’abord, je dois préciser ce que j’entends par la notion de corps. A l’instar d’Hélène Marquié qui reprend la définition, que donne Michel Bernard de la corporéité, pour conceptualiser la notion même de corps, je définis celui-ci dans la présente étude comme un réseau plastique instable, à la fois sensoriel, moteur, pulsionnel, imaginaire et symbolique qui résulte des interférences d’une double histoire : d’une part, celle collective de la culture à laquelle nous appartenons, […] et celle, essentiellement individuelle et contingente, de notre histoire […]. Le corps est […] l’ouverture et le carrefour d’un double champ symbolique […]36
Considérer chaque corps comme un réseau de matérialité, d’imaginaire et de symbolique, me paraît pertinent pour cette étude. Cette définition envisage en effet le corps hors de toute référence à une essence, comme le lieu où se croisent et se nouent une pluralité de divers processus historiques, sociaux et individuel.
Mon étude se fonde sur une démarche comparative : l’analyse sur la démarche post-porn vient en contrepoint d’une réflexion sur le mode d’action des FEMEN. Les analyses de ces deux mouvements fournissent en effet un éclairage complémentaire sur le double objet qui est le mien : d’une part, l’élaboration et la reproduction des scripts corporels dans lesquels s’inscrivent la nudité et les pratiques sexuelles, d’autre part la contestation et la réinvention de ces scripts comme enjeu politique. D’un côté, les FEMEN affirment que l’hypersexualisation prend racine dans un regard androcentré ; leur mode d’action, qu’elles nomment le sextrémisme, consisterait à s’opposer à ce regard à travers une forme d’ironie, qui permettrait une désexualisation de la nudité féminine – même si nous verrons que ce point est à nuancer. De l’autre, il y a la démarche post-porn, qui propose une sexualisation alternative des corps féminins, queer, voire crip37,– alternative, au sens où elle se situerait hors du cadre de l’imaginaire sexuel dominant. Comparer ces deux formes d’activisme reviendrait donc à analyser deux manières apparemment opposées de contester le script corporel sexualisant : d’un côté, par la tentative de neutraliser la sexualisation du corps des femmes ; et de l’autre, la tentative d’élaborer une sexualisation différente. Cependant, comme je l’ai dit, ces deux formes de mouvements présentent certains points communs : les relations étroites entre le champ artistique et l’univers militant ; non sans lien, le recours à la notion de performance ; enfin, la présence fréquente d’un ton ironique dans les actions.
J’ai réalisé des entretiens principalement avec des activistes (ou ex-activistes) et des journalistes. Ma fréquentation des milieux féministes et queer a sans doute facilité l’établissement des contacts avec les activistes. J’adopte les mêmes réflexes et les mêmes attitudes dans mes entretiens que dans les conversations que je peux avoir avec des personnes que je rencontre dans ces milieux. Dans un entretien avec un-e activiste d’UrbanPorn, la première question que je pose, est toujours : « Tout d’abord, pour ne pas commettre d’impairs, je dois vous demander quel pronom vous utilisez ? ». En effet, le pronom permet de voir facilement et sans lourdeur où se situe l’interlocuteur-rice dans le spectre des identités de genre, et de ne pas commettre d’impairs à ce propos. De plus, comme il m’est difficile de moduler, en fonction de la réponse (il, elle, iel), les questions que C’est-à-dire handicapés.
je prépare d’avance – j’en expliquerai la raison plus tard –, lorsque j’élabore mes grilles d’entretien, je veille à ce que la formulation de la question n’induise rien sur le genre de la personne interrogée, ne voulant pas l’inscrire dans une quelconque binarité. Concrètement, je fais en sorte qu’aucune marque grammaticale du masculin ou du féminin, se rapportant à l’interviewé-e, n’apparaisse dans les questions. Par exemple, je préfère ces formulations : «Comment avez-vous commencé à vous intéresser à…. » ou « Votre scolarité s’est-elle passée dans une école publique ? Privée ? » plutôt que : « Comment vous êtes-vous intéressé (ou intéressée) à… / ouvert (ou ouverte) à… » ou « Etes-vous allé (ou allée) dans une école publique ? Privée ? ». La question des pronoms n’est pas présente lors des entretiens pour les FEMEN, puisque la question de l’identité de genre ne se pose pas dans les mêmes termes.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
D’où s’élève ma voix
Présentation du terrain
Le langage dominant en question.
Dire la réalité sociale, entre imaginaire et regard
Les scripts corporels, ou les injonctions du voir et du montrer.
La contestation par la nudité et les représentations sexuelles : un problème posé à la recherche.
Méthodologie
Organisation de l’étude
Première partie. Corps, langage dominant et scripts corporels
Chapitre 1. La politique du voir
Section 1. Politique du voir et imaginaires
I. Corps et politique du voir
II. L’imaginaire, au fondement des corps.
Section 2. L’androcentrisme de la politique du voir, entre structures objectives et fictions des corps.
I. Politique du voir et androcentrisme des structures
II. Scripts corporels et technologies de corps : entre construction des schèmes subjectifs et contraintes sur les corps.
Chapitre 2. Se mouvoir dans les scripts corporels : les différentes modalités du se faire voir 91
Section 1. L’appropriation du script corporel sexualisant.
I. Sexualisation et corps féminins.
II. Des attentes du regard aux corps inattendus.
Section 2. Les modulations des scripts corporels.
I. De la monstration à la sanction
II. Pudeur et narrations de soi.
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
Deuxième partie. Le déverrouillage du regard
Chapitre 3. Le corps-spectacle des FEMEN et la contestation par la désexualisation
Section 1. Une nudité qui se donne à voir
I. Les FEMEN et l’activisme culturel
II. Le corps-spectacle des FEMEN
Section 2. La sexualisation du corps FEMEN, entre dénaturalisation et mise en question
I. Du spectacle à la dénaturalisation
II. Le sein FEMEN, entre sexualisation et lecture politique
III. Les fondements imaginaires de la nudité FEMEN
Chapitre 4. La démarche post-porn : esquisse d’une nouvelle sexualisation pour la visibilité des corps.
Section 1. Dés-hétérosexualiser et dé-cisgenriser le regard sur les corps
I. La mise en question des imaginaires dominants.
II. La spatialité dés-hétérosexualisée et dé-cisgenrisée
Section 2. Se rendre visible par une nouvelle sexualisation ?
I. Les corps et les sexualités, comme laboratoires de visibilité.
II. Renverser le paradigme de la pénétration. Une autre sexualisation des corps. . 301
III. Corps invisibles, corps intraduisibles ? Les résistances de l’imaginaire dominant. 308
CONCLUSION GENERALE
Défier la sexualisation des corps : entre verrouillage et déverrouillage du regard
Les deux versants de l’imaginaire : dénaturalisation du regard sur les corps et mise en place de la politique du voir.
Le verrouillage et le déverrouillage du regard sur les corps. La sexualisation des corps
Les démarches contestataires FEMEN et post-porn : désexualisation ou sexualisation alternative
Le rôle des images dans les démarches FEMEN et post-porn.
Des disparités dans le traitement médiatique des démarches contestataires
La dénaturalisation des scripts corporels, entre déverrouillage du regard et contre-résistances
Salut final. Mon corps
BIBLIOGRAPHIE
Annexes

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