L’ANARCHISME DANS LE MONDE OUVRIER ROMAND

L’ANARCHISME DANS LE MONDE OUVRIER ROMAND

Avant de débuter notre narration, il est nécessaire de tracer les contours des deux notions-clés de cette recherche, l’anarchisme et le syndicalisme, pour comprendre comment la rencontre des deux a été pensée et vécue à la fin des années vingt. Anarchisme, syndicalisme : deux notions qui pourraient de prime abord s’exclure, l’anarchie ne se satisfaisant que difficilement de toute hiérarchisation et de l’aspect forcément consensuel ou « réformiste » de tout syndicat, ce dernier cherchant par définition à être reconnu comme partenaire social1. Mais deux notions qui, suivant la branche dite « communiste » ou collectiviste de l’anarchisme, peuvent fonder une synthèse originale et provisoire, l’anarcho-syndicalisme, une synthèse toujours tiraillée entre ses pôles constructeurs. Une vision trop dichotomique de cette réalité est à proscrire. Nous verrons comment les anarchistes s’accommodaient souvent d’options réformistes et comment les syndicalistes les plus conciliants soutenaient, parfois du bout des lèvres, les velléités de combat de la Ligue d’Action. Il faudra aussi appréhender l’aspect composite de cette dernière, ses sources multiples, comprendre d’où a germé le conflit occasionnel entre ses réalisations et ses idéaux2. Cette hétérogénéité s’explique par un trait propre au courant anarchiste, qui se retrouve dans la Ligue : étant plus un esprit qu’une doctrine, une action qu’une théorie, il est impossible de définir précisément son contenu. Il n’y a pas un anarchisme, mais des anarchismes3. Cette mise en contexte tentera ainsi d’approcher la Ligue par les multiples voies qui y conduisent.

« Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni tribun, Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes4. » L’en-tête du Réveil au début des années trente, le journal anarchiste suisse de référence, contient en substance toute la tension qui habite les militants libertaires genevois. Par définition, l’anarchisme renvoie à un rejet de l’ordre établi, de toute autorité. Cette acception négative est présente dès son étymologie : an-arkhia, l’absence de chef ou de principe5. Il serait bien naïf de limiter le mouvement à cette seule révolte originelle –  nécessaire, mais non suffisante. Dans un second temps créateur, l’anarchiste prône l’émancipation individuelle par l’action collective. Idéalement, l’ordre social visé devrait libérer les hommes de leurs chaînes symboliques et matérielles de soumission6. Proudhon, le premier penseur se définissant comme anarchiste et donnant une acception positive à ce terme, écrivait en 1840 :  Le lien entre désordre et anarchie est alors démêlé et la construction d’une doctrine et d’un mouvement propres peuvent commencer. L’anarchisme dit communiste, celui de Bakounine8 ou de Kropotkine par exemple, mais également celui que les militants genevois de l’entre- deux-guerres défendent, est un agir ensemble, un collectif révolutionnaire. La définition idéalisée laissée par Fernand Pelloutier9 dans sa Lettre aux anarchistes de 1899 devra servir de fil rouge utopique à notre recherche. Pour Pelloutier, les anarchistes sont: Si l’anarchisme se définit ici par son apolitisme, c’est que le mouvement est avant tout mouvement social, dans l’acception large du terme. L’idéal anarchiste appelle les ouvriers à se réattribuer les fruits de leur travail, niant de ce fait le système économique capitaliste, et à autogérer – le mot est anachronique – leur vie au moyen de cellules sociales autonomes, les communes. Source constante de tensions, l’ambivalence est restée au sein du mouvement entre la spontanéité individuelle et l’organisation nécessairement rationnelle du militantisme. Il faudra garder à l’esprit cette dualité lorsque les trajectoires personnelles des militants anarcho-syndicalistes de l’entre-deux-guerres seront analysées.

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Pour comprendre le contexte complexe dans lequel s’insère la Ligue d’Action du Bâtiment, il faut remonter aux origines de l’anarchisme en tant que mouvement social, suivre cette genèse libertaire et en tirer les permanences qui permettent de relier la période fondatrice des années 1860 à l’entre-deux-guerres. Différents axes de médiation offrent à l’anarchisme suisse romand des possibilités de survie et de résistance qui en font un mouvement inscrit dans la longue durée. Ces différents médiateurs, que ce soit des individus (Bertoni, Pignat) ou des organisations (la F.U.O.S.R., le Groupe du Réveil, le « bâtiment »), seront abordés en gardant en vue ce qu’ils ont laissé comme traces matérielles et idéologiques à leurs successeurs des années vingt et trente11. La Ligue d’Action appartient pleinement à ce que les sciences politiques qualifient conventionnellement d’« extrême-gauche ». Nous préfèrerons insérer la Ligue anarcho- syndicaliste genevoise dans la famille de l’« ultragauche », reprenant la typologie récemment établie par Michel Winock12. Cette « gauche de la gauche » est composée de doctrinaires et d’hommes d’action refusant de participer à la fois au jeu démocratique et à l’idée d’un parti populaire révolutionnaire. Issue des idéaux de la Révolution française, l’ultragauche s’est toujours pensée comme le « sel de la révolution, pure et incorruptible13 », en plaçant l’autonomie ouvrière au-dessus de tout appareil politique ou syndical. Quelques caractéristiques fondamentales de cette gauche « ultra » peuvent être mises en avant : destruction immédiate de l’Etat (contrairement aux doctrines socialistes et marxistes), organisation sociale la plus autonome et fédéraliste possible, gestion collective de la production, haine des structures verticales et, finalement, émancipation de l’individu. Ces idées, constituant la superstructure constante de l’imaginaire anarchiste, seront systématiquement confrontées aux réalisations et à la pratique de la Ligue d’Action.

 

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