L’analyse institutionnelle
Afin de présenter mon cadre théorique de référence, l’analyse institutionnelle, et en particulier les concepts opératoires d’implication, de surimplication et d’analyseur, j’ai choisi d’introduire certaines observations sur le terrain qui contribuent à la compréhension du dispositif de recherche, anticipant ainsi sur la présentation de mes terrains.
Une rencontre avec l’analyse institutionnelle
Ma découverte de l’analyse institutionnelle est d’abord liée à une rencontre avec un enseignant à l’Université de Paris 8. C’est ensuite la réalisation d’un mémoire de maîtrise en sciences de l’éducation et l’utilisation des concepts d’implication et de praticienchercheur. Tout chercheur est pris par son travail de recherche, il est « impliqué396» par et dans ce travail. Ses différentes activités ne sont pas cloisonnées, ce qu’il est, ses expériences, sa socialisation participent à la manière dont il mène sa recherche et analyse ses résultats. Même si les sciences dites « dures » se présentent comme objectives, elles comportent elles aussi une part de subjectivité. Les choix méthodologiques, l’angle d’analyse, la relation aux objets et aux terrains sont des éléments tributaires de la personnalité du chercheur, de son histoire et de ses rencontres. Il est traversé par les différentes institutions auxquels il appartient, que ce soit l’université avec ses normes méthodologiques, ses règles de publications ou l’institution familiale avec ses valeurs morales. Le chercheur est consciemment ou inconsciemment construit par cela. C’est cette partie subjective que l’Analyse institutionnelle essaie de mettre en lumière, en proposant au chercheur de mener l’analyse de ses implications. 396 Monceau, G. (2010). Analyser ses implications dans l’institution scientifique : une voie alternative. Estudos e Pesquisas em Psicologia. C’est un des éléments qui m’a interpellée dans cette approche de la recherche. Au moment où j’ai débuté ma recherche en maîtrise, je croyais que l’activité scientifique était sans affect, une façon de travailler extrêmement codifiée, neutre. Je me suis rendue compte qu’il n’en était rien et que ceux qui soutenaient que tout était extrêmement lisse et planifié niaient cette partie subjective, alors que celle-ci donne d’importantes indications concernant le terrain. Nombre de découvertes n’ont-elles pas été faites grâce à des erreurs, des négligences ou des événements imprévus ? Fleming 397, biologiste réputé, était connu pour son désordre dans son laboratoire de Londres. De retour de vacances, il retrouve une culture de staphylocoques qu’il avait oubliée, contaminée par une moisissure. C’est ainsi qu’il découvre la pénicilline. Cet exemple montre bien l’importance de la personnalité du chercheur dans cette découverte. L’analyse des implications du chercheur et des acteurs sur le terrain que construit l’Analyse institutionnelle est un paradigme qui m’intrigue. La recherche montre quelque chose du terrain, et réciproquement. Ce miroir rend les éléments plus pertinents et véridiques. C’est ce qui existe dans une relation, l’autre nous aide à nous révéler et inversement. Je vois aussi dans l’analyse institutionnelle une redistribution du savoir et donc du pouvoir. Elle permet aux acteurs de terrain de participer à l’analyse des résultats, ils participent alors à la production de savoir. Dans mon cas, le praticien-chercheur en est un exemple. Le praticien, acteur de terrain, prend la recherche à son compte et devient chercheur pour analyser et mieux comprendre son environnement. Certains praticienschercheurs ont aussi le projet d’utiliser la recherche pour modifier le terrain. La volonté de comprendre l’environnement et les objectifs de l’institution permet de créer une « zone de liberté » décrite par Enriquez398. L’acteur de terrain, tout en étant contraint aux règles de l’établissement, « dispose d’un petit pouvoir ̏discrétionnaire399 ̋ », il effectue son travail, mais à sa manière.
L’analyse institutionnelle
L’analyse institutionnelle est née, dans les années 1960, en France. Elle a d’abord émergé du monde de la santé, avec la psychothérapie institutionnelle 400 fondée, notamment, par Jean Oury, psychiatre et psychanalyste. Le contexte politique est mouvementé, cristallisé par les événements de mai 1968. Les institutions sont remises en question, notamment, la famille, les institutions de santé et l’enseignement. Les praticiens401, ainsi que les utilisateurs de ces institutions, participent à des mouvements, tels que la psychothérapie institutionnelle et la pédagogie institutionnelle qui remettent l’institution au centre de l’analyse des pratiques. L’institution est alors questionnée, de même ses effets dans les relations entre les groupes. L’analyse institutionnelle s’est d’ailleurs appuyée sur ces mouvements, ainsi que sur la socianalyse, et celui de la psychosociologie pour se construire. L’institution n’est plus quelque chose de sacré et d’immuable, elle est analysée comme dynamique. Lourau et Lapassade donnent au concept d’institution la caractéristique d’être en perpétuel mouvement. Dans son livre L’instituant contre l’institué402, qui est un recueil d’articles déjà publiés, Lourau se propose d’analyser certains événements politiques comme la gestion d’une usine par ses ouvriers pendant la grève de mai-juin 1968 ou encore les événements, à la même période, à l’université de Nanterre. On y voit clairement la notion d’institution travaillée comme une articulation entre deux « instances » qui sont l’institué et l’instituant. Lourau oppose ces deux notions, la première représente l’ordre établi, la bureaucratie, et la deuxième est un mouvement contestataire et innovant. L’analyse institutionnelle qui « cherche à découvrir l’action de l’institué (de l’Etat, du système économique, de l’idéologie dominante) dans toutes les organisations », ne saurait privilégier les « propriétés homéostatiques » des ensembles sociaux. Ce qu’elle vise à découvrir, au contraire, c’est le négatif non intégré, non « récupéré », non dépassé, par l’intermédiaire des analyseurs qui provoquent l’impensé de la structure sociale à se manifester403». L’objet de l’analyse institutionnelle est l’institution, et c’est l’analyse des implications institutionnelles qui permet de la débusquer dans les pratiques quotidiennes. Pour Lourau404, l’analyse institutionnelle comporte « une orientation macro-sociale » car le pouvoir de l’Etat, symbolisé comme le centre, est présent partout dans les pratiques sociales, mais on ne peut l’analyser réellement qu’à la périphérie, c’est-à-dire dans des situations microsociales. En effet, si le « centre » est d’abord matérialisé par les institutions régaliennes (la police, la justice…), ce pouvoir qu’a l’Etat est aussi présent dans toutes les institutions et donc n’est central que dans l’imaginaire collectif. La politique et le social sont indissociables et l’analyse institutionnelle, en analysant des situations microsociales, c’est-à-dire limitées par un lieu et une temporalité liées à l’intervention sur le terrain, montre en fait comment nous sommes impliqués dans et par les institutions. Cette analyse du microsocial nous donne accès au macro-social.
L’institution
Le terme d’institution est polysémique, il a été travaillé de diverses façons, dans de multiples champs d’analyse. Au sens juridique, les institutions sont des organismes officiels représentant l’Etat, qui régulent la vie politique et administrative de la société. Au niveau sociologique, Demailly et Bonny405 mettent en exergue la pluralité avec laquelle elle est traitée, en sociologie en créant même des tensions quant à sa place comme concept déterminant de la sociologie. Durkheim considère que les institutions existant avant la naissance d’un individu, la plupart des comportements humains sont le produit de forces impersonnelles et externes à l’individu406. Chaque individu tente de se conformer ou de résister à ces institutions qui ont une influence coercitive. Durkheim pose les institutions comme l’objet d’analyse de la sociologie. Un autre sociologue, Gurvitch407, réfute cette approche. Il trouve que la sociologie a abusé de l’utilisation de ce terme sans en définir les contours. Pour lui, « la sociologie contemporaine [a] tout à gagner à se débarrasser du concept d’institution ». Mais ces différents auteurs estiment que l’institution est stable, ils l’assimilent à une organisation ou un établissement. Ces tensions autour de la place et du sens que prend l’institution persistent, alors même que des auteurs comme Lapassade et Lourau retravaillent ce concept dans le courant de l’analyse institutionnelle ainsi que Castoriadis avec l’institution imaginaire de la société408. Demailly409, qui s’intéresse aux institutions de santé, définit plus récemment les institutions comme « des organisations particulières, des articulations de statuts et de rôles, qui ont un rôle central pour faire lien dans une société entre les individus de cette société. Ce sont elles qui permettent l’intériorisation de la morale sans laquelle la société nationale ne tient pas, elles fournissent un cadre normatif et prescrivent les comportements des individus ». Lourau, Lapassade et Demailly s’accordent à dire que les institutions ne sont pas figées. Elles s’adaptent aux différentes tensions qui la parcourent. En théorisant l’analyse institutionnelle dans sa thèse d’état de 1969 publiée en 1970410 , Lourau a dialectisé la conception de l’institution en complétant l’opposition institué / instituant de Castoriadis par le moment de l’institutionnalisation. C’est l’idée que reprend Chevallier, qui regroupe les sens donnés à l’institution en deux conceptions. La première est basée sur « les formes sociales établies », et l’autre, sur « les processus par lesquels la société s’organise ». Plus récemment encore, en 2011, Tournay considère que « la sociologie des institutions n’a pas pour objet l’institution, mais le processus d’institutionnalisation ».