L’ANALYSE DANS LES PHILOSOPHIES DU CONTRAT SOCIAL I THOMAS HOBBES
« La philosophie naturelle est toute jeune, mais la Philosophie Civile est encore plus jeune qu’elle car elle n’est pas plus ancienne (…) que mon propre livre De Cive », lit-on dans la préface aux Elements of Philosophy de Thomas Hobbes, ouvrage daté de 1655234. Le plus souvent, nul ne conteste cette primauté qui ne constitue après tout, dans l’étude de la méthode effectivement mise en œuvre dans la philosophie politique hobbésienne, qu’un détail de prestige. Hobbes se croyait en tout cas le premier à transposer la méthode scientifique inspirée par la physique galiléenne à un nouvel objet – l’homme ; mais quelle efficacité doit-on reconnaître à cette dernière ? Pris dans le sens de la capacité à engendrer une doctrine, le terme d’efficacité nous renvoie à une idée déjà rencontrée chez Ernst Cassirer qui, nous nous en souvenons, expliquait par le radicalisme logique l’assimilation, chez Hobbes, du contrat social au contrat d’esclavage. Selon E. Cassirer, on pourrait en effet rendre compte de certains traits de la doctrine politique hobbésienne – qui en sont, par ailleurs, parmi les plus caractéristiques – comme de conséquences directes de sa méthode235. Léo Strauss se dresse en revanche résolument contre ce type de lecture. Tout en rappelant à son tour l’originalité méthodologique que Hobbes entendait introduire dans l’étude de l’homme (et de son État), L. Strauss relègue la méthode au second plan, derrière la doctrine qui échapperait en réalité à un quelconque déterminisme. Considérer la priorité de l’individu sur l’État, la conception de l’individu comme être asocial, le caractère antithétique des relations de l’état de nature et de l’état politique, mais aussi et plus largement la conception de Léviathan en tant que tel comme autant d’éléments de la doctrine politique hobbésienne auxquels la méthode en quelque sorte première devrait inévitablement conduire, voilà qui reviendrait à forger un jugement trop hâtif :
Lorsqu’on s’intéresse à l’efficacité de la méthode dont se réclame une philosophie, difficile d’assurer le succès d’une démarche qui consiste à raisonner en termes de stricte primauté ou de « dictat ». Nul « réductionnisme méthodologique » ne se cachera d’ailleurs derrière la nôtre ; ainsi, nous ne chercherons pas à critiquer ceux qui se consacrent à l’étude de la doctrine politique hobbésienne – on ne peut que très bien comprendre pourquoi il en est ainsi – mais tiendrons à rappeler que derrière la doctrine se trouve une méthode, forte elle-même d’une histoire et d’un avenir propres. Cela dit, le plan des idées ne se trouvera pas entièrement laissé pour compte au cours des pages suivantes. En ce qui le concerne, la méthode est structurante ; dans cette mesure, la mettre en relief est susceptible de livrer certaines des clés d’une meilleure interprétation des éléments de la doctrine, d’autant mieux appréhendés qu’ils pourront être localisés selon des repères « méthodologiques ». C’est une méthode – méthode analytique sous une de ses formes – que nous demandons à Hobbes de nous apprendre ; et c’est en examinant non seulement son épistémologie mais aussi sa philosophie que nous suivrons ses enseignements. Cela dit, méthode scientifique n’est pas nécessairement synonyme d’exposition ordonnée : dans « The Difficulties of Hobbes Interpretation »237, Deborah Baumgold rend compte de la pratique d’écriture hobbésienne qu’elle propose d’appeler, après Harold Love, « serial composition ». Cette pratique courante, rappelle D. Baumgold, dans les écrits médiévaux et dans ceux de la première modernité serait à l’origine d’une certaine instabilité des textes, de leurs répétitions et de leurs incohérences, lesquelles semblent peu gêner leurs auteurs. Ainsi, par sa pratique même de l’écriture, Hobbes introduirait des incohérences dans ses ouvrages, et cela en apportant des ajouts à un texte déjà rédigé sans retravailler systématiquement ce dernier en conséquence :
Par conséquent, une composition sérielle de textes de cet ordre devait aboutir à une inconsistance problématique observable à la fois entre et au sein des ouvrages. Les Elements of Law (1640), De Cive (1642, avec une deuxième édition de 1647) et Léviathan ont été produits en plusieurs langues au cours de la longue décennie de la Guerre Civile et la publication d’ouvrages associés s’était prolongée jusqu’en 1668. Pareille histoire éditoriale ferait redouter, pour n’importe quel auteur, l’existence d’incohérences progressivement installées d’un ouvrage à l’autre, à mesure que la pensée de l’auteur se développe et change. Dans le cas de Hobbes, le contexte tumultueux qui motivait nombre de changements dans ses arguments ne faisait que démultiplier les occasions offertes aux incohérences. Mais c’était son habitude que d’intégrer le nouveau dans l’ancien, habitude qui rendait les modifications apportées aux textes sources d’incohérences internes tout aussi bien Les incohérences constatées dans l’œuvre de Hobbes s’expliqueraient donc peut-être moins, soutient D. Baumgold, par une quelconque raison profonde que par ladite pratique d’écriture. Les implications de cette thèse sont de taille. Tout d’abord, cela contrarierait la possibilité que nous avons d’affirmer, sur le simple constat d’inconséquences, que se joue un changement de programme d’une œuvre à l’autre. Les années 1640 (qui séparent The Elements of Law et De Cive d’un côté, Léviathan de l’autre) auraient dès lors peut-être été pour Hobbes moins révolutionnaires que ce que l’on en dit d’habitude (D. Baumgold semble ici accepter la thèse de Lodi Nauta, tout en la complétant par son propre argument). La seconde conséquence consiste en une nouvelle perception du texte. « Dans le cas de la plupart des classiques de la tradition de la théorie politique, la question de savoir ce qui constitue le texte n’apparaîtrait jamais. Or, dans le cas de Léviathan, elle est fondamentale. »239 Le texte n’est plus un tout homogène mais un artefact à plusieurs couches, dont les passages ne s’enchaînent pas nécessairement dans un ordre logique (déductif). Les différentes façons dont Hobbes traite du « moment » où s’établit le contrat social sont érigées par D. Baumgold en exemple paradigmatique d’une telle évolution, dont il est loisible de rendre compte par cette pratique particulière d’écriture. Si, chez Hobbes, la conclusion du contrat est décrite de façon de plus en plus riche et précise (nous prenons en compte Elements, De Cive et Léviathan), elle devient aussi de plus en plus problématique dans la mesure où la formulation de Léviathan regroupe à la fois les éléments issus des formulations précédentes (le principe de la non-résistance) et une innovation (l’autorisation des sujets aux actions du souverain) jugée par D. Baumgold, dans un certain sens, superflue et perturbatrice. En effet, cette évolution engendrerait aux dires de l’auteur une double justification de la souveraineté inconditionnelle dans Léviathan et conduirait à une image incohérente [inconsistent] du rapport entre gouvernant et gouvernés240.