L’ALLAITEMENT AU SÉNÉGAL

L’ALLAITEMENT AU SÉNÉGAL

 Anthropologie et ethnologie de l’allaitement

Le thème de l’allaitement fait partie des domaines d’études des anthropologues et des ethnologues abordés sous différentes approches. À côté de la dimension biologique étudiée par la médecine, l’approche anthropologique bio-culturelle montre que cette pratique est au « croisement » de la biologie et de la culture42. Autrement dit, l’allaitement est à la fois un processus biologique et régulé par la culture. Sa pratique repose sur des règles prédéfinies dans une société donnée. Ceci explique la variabilité de certaines pratiques comme le co-sleeping, l’allaitement à la demande et l’âge au sevrage. Les études en anthropologie bio-culturelle ont montré par exemple que le cosleeping (c’est-à-dire le fait de partager le même lit avec son bébé) et l’allaitement à la demande ont une répercussion sur l’espacement des naissances. De nombreuses études en médecine ont montré que l’allaitement maternel, pratiqué dans certaines conditions – nombre élevé de tétées régulières qui exigent le co-sleeping – pouvait avoir un effet contraceptif. Cette méthode MAMA (Méthode de l’Allaitement Maternel et de l’Aménorrhée), en plus de l’abstinence sexuelle pendant la période d’allaitement   (organisée de diverses manières), permettait dans les sociétés traditionnelles d’avoir un intervalle inter-génésique de deux ans en moyenne44 . Aussi, comme le souligne Alice Desclaux, des travaux ont décrit « l’empreinte des hominidés » dans les analogies et différences entre espèces en ce qui concerne la composition du lait, la physiologie de la lactation et des comportements en matière d’allaitement45. La place de l’allaitement dans cette approche anthropologique de l’évolution consisterait, à l’interface entre biologie et société, à préciser ce qui fait l’unité de l’Homme plutôt que de détailler la diversité des cultures. Évoquant la question de Maher qui se demande si l’allaitement obéit à une « loi naturelle » ou à une « construction sociale », Alice Desclaux considère que ces deux termes ne devraient pas être opposés et que le fait de mettre en avant l’un des termes ou l’autre « n’est qu’une question de point de vue »46 . Par ailleurs, la description des pratiques d’allaitement a occupé une place privilégiée dans les travaux des anthropologues et surtout des ethnologues. La plupart des observations ont porté sur la relation mère-enfant et sur l’allaitement maternel dans des sociétés extra-occidentales47. Elles renseignent notamment sur les pratiques (la durée de l’allaitement, la fréquence des tétées, les modalités d’allaitement et du sevrage), les savoirs, perceptions et aspects symboliques, les inscriptions sociales, les aspects bioculturels et les contextes matériels. Dans ces différents aspects de l’allaitement, on peut observer une diversité et des invariants, notamment dans les pratiques et les aspects idéels. 

Les pratiques d’allaitement

Dans les pratiques d’allaitement, plusieurs aspects ont fait l’objet de recherche en sciences sociales, allant de la première tétée au sevrage, en plus des alternatives à l’allaitement maternel. Nathalie Roques, en s’appuyant sur des travaux des historiens, a analysé les prescriptions en matière de durées d’allaitement dans les textes disponibles 44 G. D. de Parseval et S. Lallemand, 2001, op. cit. ; N. Roques, 2003, op. cit. ; B. Taverne, 2000, op. cit. 45 A. Desclaux et Taverne (dir.), 2000, op. cit. 46 A. Desclaux et Taverne (dir.), 2000, op. cit. 47 N. Roques, 2003,op. cit. L’allaitement au Sénégal 33 issus de plusieurs époques et de différents lieux48. Elles varient entre environ six (6) mois dans la civilisation grecque (entre 1000-400 avant Jésus Christ : allaitement exclusif chez une nourrice), un (1) an en Inde (entre 1500 et 800 av. J.-C. : allaitement exclusif puis sevrage progressif) et trois (3) ans dans le Proche-Orient (en 3.000 av. J.C : en Égypte et chez les Hébreux). Les religions, notamment le Coran (VII siècle) et le Talmud pour les Juifs (-532 av. J.-C.), recommandent un allaitement de deux ans. Du Moyen-Age à l’industrialisation, la durée de l’allaitement varie selon les pays et avec des variations sensibles à l’intérieur d’une même culture, d’une famille, voire d’un enfant à l’autre. Cependant, comme Nathalie Roques l’a bien mentionné, les informations en ce qui concerne les durées d’allaitement à cette époque ancienne, ne sont pas des observations d’une pratique réelle et générale comme nous le concevons de nos jours, grâce aux études statistiques, mais sont le plus souvent des recommandations, ou des observations ponctuelles49. Désormais, dans les sociétés traditionnelles, grâce aux observations des anthropologues comme Melvin Konner50 rapportées par Nathalie Roques, des durées d’allaitement sont connues de façon plus détaillée. Dans les sociétés traditionnelles africaines, elles sont en moyenne de deux ans51 . Évoquer les durées d’allaitement nous amène à parler de sevrage. Le moment du sevrage ainsi que ses pratiques semblent varier d’une culture à l’autre. Chez les Mossis par exemple, Bernard Taverne nous apprend que l’âge au sevrage varie entre trois et quatre ans selon les femmes âgées alors que les jeunes femmes déclarent sevrer leurs enfants vers deux ou deux ans et demi. Il précise que le sevrage n’est l’objet d’aucune prescription rituelle et que la durée de l’allaitement est identique, quel que soit le sexe de l’enfant52. Mais contrairement aux cultures d’autres pays africains, le sevrage ne se fait pas brutalement, précise Doris Bonnet53. Dans « l’ancienne France », Françoise Loux considère que le sevrage n’est pas brutal puisque l’enfant est habitué à prendre de  la nourriture très tôt (mais elle ne précise pas l’âge). C’est l’apparition des dents qui marque la période du sevrage54. Les études menées au Sénégal indiquent que chez les Bassaris et les Peuls plusieurs facteurs entrent en jeu pour le sevrage d’un enfant. La santé de l’enfant, sa maîtrise de la marche, la diversification des aliments, ainsi que le sexe de l’enfant peuvent déterminer le moment du sevrage55. Selon Mor Nado, la période, variable selon les cultures, peut être déterminée par plusieurs facteurs : évolution motrice de l’enfant (marche, apparition des dents), nouvelle grossesse, reprise des relations conjugales. Chez les Manjacks, l’enfant est sevré à l’âge de deux voire trois ans à la période des récoltes56. Dans plusieurs cultures africaines, notamment chez les Wolofs, l’âge au sevrage est différencié selon que l’enfant est de sexe féminin (2 ans) ou masculin (un an et demi)57 . Par ailleurs, en s’appuyant sur des études anthropologiques, Nathalie Roques décrit certaines modalités d’allaitement notamment « la fréquence et la chorégraphie des tétées » dans plusieurs cultures africaines. Par exemple, chez les kungs de Kalahari en Afrique du Sud, les observations de Melvin Konner montrent des fréquences d’allaitement de quatre fois par heure avec des durées de tétées de 2 min environ. En nouvelle Guinée (les Gainjs) et en Inde (les Quechuas du Pérou) ces fréquences sont respectivement de deux tétées, 2,4 fois par heure (N. Roques 2003 : 38-39 ; Nathalie Roques 2001 : 34). Au Sénégal Oriental, une étude menée chez les Bassari, les Peuls et les Boïn58 mentionne, pour des bébés âgés de un à deux mois, des fréquences moyennes de tétées de 11 à 16 par jour. Mais en dehors des considérations statistiques, qualitativement, les observations décrivent l’allaitement à la demande comme une pratique courante dans les sociétés africaines. Ceci est sans doute favorisé par le fait que l’enfant est fréquemment en compagnie de sa mère biologique. La « proximité mère-  enfant » est assurée de jour comme de nuit. Le co-sleeping qui consiste à partager le lit avec son bébé est pratiqué dans ces sociétés59 . En Afrique de l’Ouest, des pratiques d’allaitement sont décrites dans différents cultures et contextes. Considérant l’allaitement dans une perspective diachronique, Bernard Taverne décrit chez les Mossi tout ce qui concerne les pratiques et les perceptions qui entourent l’allaitement en précisant que l’apprentissage du code culturel de l’allaitement commence très tôt dans la vie d’une femme (Taverne 2000). Qu’en estil pour le Sénégal ? À quel moment du cycle de vie de la femme commence cet apprentissage ? L’étude portant sur les pratiques « de la grossesse au sevrage » n’a mentionné que celles en liens avec l’allaitement à partir de la naissance de l’enfant60 . Elle fait état des interdits de rapports sexuels pendant l’allaitement– largement répandus – et de l’alimentation de l’enfant qu’elle considère comme purement lactée pendant les premiers mois puis diversifiée avec des aliments liquides aux plus solides. Lorsqu’on parle d’alimentation lactée, de quel lait s’agit-il ? Le lait maternel a été la seule nourriture naturelle et universelle existant à toutes les époques. En Europe, avant le Néolithique, 40 000 ans avant J.-C., le seul substitut au « lait d’une mère était le lait d’une autre femme », c’est à partir de huit mille ans avant J.-C. que des tentatives de substitution du lait maternel par le lait animal ont pu avoir lieu61. En Afrique, dans plusieurs cultures et pour diverses raisons, le lait de la mère pouvait être substitué ou associé à un autre lait ou aliment. Chez les Bembas62 d’Afrique, le lait maternel n’est pas considéré comme une nourriture, alors d’autres produits d’origine agricole sont donnés aux nourrissons63. Les Lobi donnent des aliments supplémentaires à base de racines à visée à la fois alimentaire et symbolique64. En cas de retard de lactation, d’insuffisance de lait ou de décès de la mère, une autre femme pourrait allaiter l’enfant. Contrairement à l’Occident et au Maghreb où il a existé des « nourrices mercenaires », 59 N. Roques, 2003, op. cit. 60 B. Passot-Guevara et M. Th de Lestrange, Ibid. 61 N. Roques, « Allaitement maternel, hier et ailleurs : des idées pratiques pour un allaitement réussi », in Allaiter, op. cit., 41-80. 62 Peuples bantou vivant en Afrique australe 63 Roques, 2001, op. cit. 64 S. Lallemand et al., Grossesse et petite enfance en Afrique noire et à Madagascar – Journet et Comme (Paris: 1991), http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=2552. L’allaitement au Sénégal 36 en Afrique Noire, notamment en Afrique de l’Ouest, nous n’avons pas trouvé d’études mentionnant ce phénomène. Le choix de la nourrice se fait selon les coutumes en vigueur dans une société donnée. Chez les Bobos Madares, c’est à la famille maternelle (grand-mère, tante) qu’on fait appel en cas de difficulté d’allaitement65. Au Sénégal, chez les Bassaris, avant la montée laiteuse chez la mère, des femmes, notamment les coépouses ou les voisines, viennent deux ou trois fois par jour allaiter l’enfant. De plus, comme c’est le cas chez les Peuls, en cas de décès de la mère, c’est la coépouse qui allaite l’enfant orphelin en même temps que le sien66. Chez les Wolofs en revanche, c’est le plus souvent une parente proche, de la même lignée, grand-mère maternelle ou sœur de la mère, qui joue ce rôle de « mère de substitution » (Bentz 1990; Erny 1990; Rabain-Jamin 2003). Par ailleurs, le lait animal a été utilisé en plus du recours au lait d’une autre femme pour la substitution au lait de la mère dans la quasi-totalité des cultures. Cette pratique a été courante chez les Peuls (Sénégal Oriental et région Séno au Nord du Burkina Faso) où l’enfant est presque toujours nourri au lait de vache et de chèvre67. Au Sénégal, à notre connaissance, les pratiques d’alimentation artificielle ou l’usage de substituts du lait maternel ainsi que du biberon n’ont pas fait l’objet d’études qualitatives, notamment en socio-anthropologie. 1.1.3.2. La dimension idéelle de l’allaitement À côté des aspects pratiques et nutritionnels, il existe une dimension symbolique de l’allaitement matérialisée par la place accordée au lait. En complément à tous les aspects idéels et symboliques déjà évoqués, les travaux anthropologiques soulignent que la plupart des sociétés se sont interrogées sur l’origine du lait ainsi que sur le type de relations que crée l’allaitement entre la mère et son enfant et plus généralement (Bonté 1994:143). Par ce dernier passent les qualités physiques et morales de la mère, de la nourrice ou de l’animal nourricier. C’est tout un héritage qui se transmet par le lait. Dans de nombreux systèmes de parenté, les liens créés par le lait sont aussi forts que ceux créés par le sang68. C’est le cas dans plusieurs cultures, comme dans la vallée du Niger, chez les Peuls (Burkina) et chez les Wolofs du Sénégal69. Cette parenté de lait reconnue par la religion musulmane70 lui est-elle antérieure ? Autrement dit, cette notion était elle applicable dans ces cultures avant l’islamisation ? La transmission de caractères par le lait perçue dans la plupart des cultures africaines justifie le choix porté sur la nourrice. Chez les Wolofs, la sorcellerie est réputée transmise par le lait. Aussi, en cas de non-possibilité d’allaiter par la mère, c’est une femme de la même lignée qui remplace la mère nourricière pour éviter de soumettre le nourrisson au risque d’une transmission.

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L’allaitement comme relation sociale

L’allaitement est-il une décision personnelle ? Relève-t-il seulement de la relation mère-enfant ? Les études autour des pratiques d’allaitement montrent qu’il n’est pas que l’apanage du couple mère/enfant surtout en cas de difficulté ou d’impossibilité de la mère à allaiter72. Plusieurs pratiques et aspects à savoir le nourrissage, le co-allaitement ainsi que l’implication de l’entourage (conjoint, famille, belle-famille, amis…) des « détenteurs du savoir » en matière d’allaitement et du personnel soignant témoignent d’une relation plurielle et complexe qui prend en compte plusieurs acteurs à différents niveaux, comme l’illustre le schéma suivant qui concerne les sociétés du Burkina Faso Source : http://classiques.uqac.ca/contemporains/Desclaux_alice/allaitement_et_VIH/allaitement _figures/fig_241.html. Le premier niveau d’influence concerne la famille proche, la belle-famille, l’entourage et même le mari, ce qui montre que l’allaitement n’est pas qu’une affaire de femme74. Plus loin, d’autres acteurs, notamment les personnes qui semblent « détenir le savoir » sont bien impliquées, de même que les personnels soignants. Par ces derniers passe la « médicalisation » de l’allaitement au travers des prescriptions et recommandations venant des institutions ou organismes, qui ne sont pas forcément en phase avec les pratiques et connaissances populaires et locales en matière d’allaitement. Les différents acteurs impliqués dans l’alimentation des jeunes enfants dans un contexte sénégalais seront identifiés dans cette étude. À la lumière de la littérature parcourue, l’allaitement est une question qui a intéressé la plupart des disciplines en sciences biomédicales, humaines et sociales. Le rappel historique et socio-culturel a permis de noter l’évolution de la pratique dans le temps et dans l’espace et de constater son aspect « dynamique ». Les écrits en santé publique renseignent également sur l’implication des organismes dans la gestion de l’allaitement 74 Ibid. L’allaitement au Sénégal 39 à travers ce que nous considérons comme « médicalisation » et « institutionnalisation de l’allaitement », et nous permettent d’analyser le contexte sénégalais. Aussi, le débat féministe sur la pratique de l’allaitement a discuté la signification de l’allaitement dans une perspective de genre. Les écrits ethnologiques et anthropologiques ont été assez abondants. Ils ont permis de distinguer les différentes approches et de connaître les pratiques d’allaitement à l’œuvre dans nombreuses cultures grâce aux études descriptives. L’analyse des aspects symboliques a renseigné les logiques des acteurs en ce qui concerne leur pratique d’allaitement. Cette revue montre que dans la plupart des sociétés, il existe ou existait des mécanismes permettant de gérer l’alimentation du nourrisson dans des situations de contraintes liées à l’allaitement maternel telles que le décès de la mère ou en cas de difficultés de lactation dues à une anomalie. Ce tour d’horizon a permis de constater qu’au Sénégal, les travaux relatifs à l’allaitement sont dominés par des études quantitatives des pratiques, et que les rares travaux en sciences sociales portant sur l’allaitement ont abordé la question d’un point de vue culturel ou ethnique75. Sans prétendre vouloir combler ce vide, notre étude tentera de poser une problématique nouvelle traitant des situations d’impossibilité totale ou partielle de pratiquer l’allaitement maternel.

Table des matières

CONVENTIONS DE TRANSCRIPTION EN WOLOF
SIGLES ET ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE. PRÉSENTATION DE L’OBJET D’ÉTUDE ET DU CADRE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE
CHAPITRE 1. REVUE DE LA LITTÉRATURE ET PRÉSENTATION DE L’OBJET D’ÉTUDE
CHAPITRE 2 : APPROCHE THÉORIQUE, MÉTHODOLOGIQUE ET ÉTHIQUE
DEUXIÈME PARTIE. POLITIQUES, PRATIQUES ET
PERCEPTIONS DE L’ALLAITEMENT
CHAPITRE TROIS. ÉLÉMENTS DE CONTEXTE ET ASPECTS MACROSOCIAUX
CHAPITRE QUATRE. PRATIQUES ET PERCEPTIONS DE L’ALLAITEMENT CHEZ LES FEMMES ÂGÉES
CHAPITRE CINQ. PRATIQUES ET PERCEPTIONS DE L’ALLAITEMENT AUJOURD’HUI
TROISIÈME PARTIE. ALLAITER DANS DES SITUATIONS DE CONTRAINTES
CHAPITRE SIX. ALLAITEMENT ET ACTIVITÉ PROFESSIONNELLE
CHAPITRE SEPT. ALLAITEMENT ET PATHOLOGIE
CONCLUSION GÉNÉRALE
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE

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