L’ÂGE DE L’ENTROPIE
L’ORACLE
A la cinq cent quatre-vingtième marche, il l’aperçut.
Elle était assise en tailleur à l’entrée de la caverne, derrière un bloc de pierre travaillé par le temps qui lui servait de table basse.
Comme il s’y attendait, elle était très âgée.
Pour la première fois depuis son ascension, il se retourna afin de contempler le décor vertigineux offert par les Montagnes du Bout du Monde. Il le regretta aussitôt.
Il se trouvait au sommet d’un pic cerné par des éminences dénudées, et pendant un instant, il se sentit piégé dans ce lieu de solitude. Les sommets se dressaient tels les dents d’un immense piège à ours, prêt à se refermer sur la cheville d’un dieu titanesque.
L’homme se frotta les yeux avec le dos de sa main pour échapper au vertige qui le guettait. Il se demanda pourquoi Sigmar l’avait choisi. Bien sûr, il occupait un des plus hauts rangs du clergé impérial dans la cité de Talabheim…
Mais sa fierté initiale avait laissé place à un sentiment pénible de souffrance au cours de son escalade. Il ressentait le poids de ses trop nombreux hivers et seul son sens du devoir lui avait donné la force de parvenir jusqu’à cette maudite cartomancienne. Son corps était recouvert d’une sueur qui se glaçait sous les assauts du vent tourbillonnant.
Oubliant ses états d’âme, il se retourna et s’approcha de la vieille dont le corps rabougri disparaissait sous un tas de haillons. Elle le dévisageait de ses yeux torves en manipulant un jeu de cartes. L’homme reconnut à leur taille des lames de tarot.
Son attention se porta alors sur les mains qui les tenaient et leur aspect lui déplut fortement. Leur peau était constellée de tâches noirâtres s’étalant sur une multitude de verrues. Celles-ci couraient jusque sous les haillons lui tenant lieu de manches.
L’homme était curieux de savoir où la vieille pouvait trouver de quoi se nourrir au sommet de ce pic escarpé, mais il préféra se taire.
Elle semblait hypnotisée par la comète dorée à deux queues qui ornait le tissu blanc de la robe sacerdotale de son visiteur, juste à l’emplacement de son cœur.
Mal à l’aise, il ne put se retenir de frôler pieusement son symbole religieux.
– « Je suis vraiment désolé de venir troubler ainsi ta journée mais notre Protecteur m’est apparu en songe il y a trois nuits. Il m’a enjoint de venir te voir, car le temps est venu…
– … d’identifier les instruments du destin. Je sais. Sigmar m’a avertie de ton arrivée et de ta requête. »
L’homme fut surpris de la voix douce, presque musicale, qui l’avait interrompu. Mais la familiarité avec laquelle la vieille avait prononcé le nom de son divin maître le troubla encore plus.
– « Tire huit lames. »
Elle lui présenta les cartes soigneusement disposées en éventail.
– « Huit ?
– Huit. Autant que les huit flèches du Chaos, qui émergent du monde par ses points cardinaux. »
L’homme réfléchit un instant.
– « Cela signifie-t-il que les instruments du destin travaillent en faveur du Chaos ?
– Non. Le Chaos exècre le concept de destin. Son seul but est justement de changer le fil de nos vies ; de toutes les vies. Mais la fin des temps approche, et à cette occasion, les Dieux Sombres ont décidé de forcer le destin en s’appropriant ses propres armes. C’est sans doute là leur forme d’humour. »
Elle prononça ces dernières paroles sans y trouver matière à sourire.
Lui sentait la terreur remonter le long de ses veines. Il n’avait jamais cru en ces nouveaux présages qui annonçaient l’apocalypse. Mais en ce moment précis, il savait qu’il s’était aveuglé en refusant d’admettre les signes.
Sa bouche s’était ouverte sur une interrogation muette mais la vieille avait baissé la tête et se contentait de fixer la table en pierre. Il tendit alors le bras vers les menaçantes cartes en tremblant d’appréhension.
Il parvint cependant à retourner la première.
LE PENDU
Une nouvelle fois, Tobias Salamenco tenta de couper la corde et une nouvelle fois, il échoua.
Ses muscles abdominaux le brûlaient atrocement et il renonça à se libérer de cette façon. Sous l’effort, de nombreux petits points blancs se mirent à danser dans son champ de vision. Le sang qui ne cessait d’affluer dans sa tête devait accentuer ce phénomène, pensa-t-il. Il tordit donc sa nuque pour y remédier mais il ne put tenir longtemps cette position, et il se relâcha brutalement en poussant un râle.
Son épée glissa alors de sa main et tomba sur l’herbe.
***
Jennie avait cessé depuis quelques minutes de tourner nerveusement en se demandant ce qui arrivait à son cavalier. La brave jument tuait le temps en mastiquant quelques buissons, le ventre creux après s’être trop longtemps désaltérée à la rivière.
Tobias regrettait de lui avoir accordé une pause. S’il l’avait poussée jusque à Delberz, il serait déjà dans la salle d’attente du chirurgien local. Il prit une bouffée d’air et la héla :
– « Jennie ! Retourne donc aux Trois Plumes et dis à cet imbécile de chasseur qu’il pense à relever ses collets avant la nuit ! »
Sa monture dressa les oreilles, tourna sa bouche pleine de feuilles vers lui et lança son regard coutumier : de gros yeux noirs dépourvus de la moindre expression.
Voyant que la situation n’avait pas changé, elle porta cette fois-ci son attention sur d’appétissantes touffes de joncs.
Tobias s’en voulait de ne pas avoir repéré le nœud coulant. Il avait occupé avec succès pendant six années le poste d’éclaireur pour le compte des armées impériales, et voilà qu’il tombait dans le plus primitif des pièges. Il se consola en se trouvant une circonstance atténuante. Depuis deux jours que son bras était cassé, il endurait un lot de souffrances qui avaient diminué son sens de l’observation, d’ordinaire remarquable.
Mais il sentait moins son bras depuis une heure environ. La douleur s’était progressivement déplacée pour irradier sa cheville gauche. Celle-ci était garrottée par la corde et devait supporter tout son poids. Il eut la vision d’un pied bleu, prenant de jolies teintes violacées, avant de virer au noirâtre.
L’angoisse pointait son nez sournoisement à mesure que les nuages rosissaient devant le soleil fatigué.
Tobias se demanda combien de temps s’écoulerait avant qu’une bande de gobelins ne lui tombe dessus. Ces petits humanoïdes grotesques étaient lâches, mais avaient la réputation de faire preuve d’une grande inventivité lorsqu’il s’agissait de jouer cruellement avec une victime sans défense. Il préférait cependant finir entre leurs griffes plutôt que dans celles des nombreux mutants qui rôdaient au sein de la Grande Forêt du Reik.
A cette dernière pensée, un long frisson parcourut son échine et il s’efforça d’évoquer des images plus agréables. Les visages de ses malheureux compagnons lui revinrent en mémoire sans prévenir.
Axel, Lenaïk et Gorn le nain. Morts tous les trois.
Il ne restait du groupe qu’un seul survivant : Tobias Salamenco, qui devait finir trois nuits plus tard dans les estomacs de sanguinaires créatures.
– « Finalement, j’aurais préféré mourir avec eux » se dit-il.
Il se remémora pour la première fois cette funeste soirée.
***
Les quatre compères avaient conclu à l’auberge-relais des Trois Plumes un marché avec le baron Boris Von Stoppenham. Le seigneur était un sinistre individu qui offrait une récompense pour la mort du chef des Flèches Noires, une bande de hors-la-loi qui sévissaient au nord de la route Delberz-Talabheim, à l’intérieur de ses terres. La cause était presque honorable puisque les brigands étaient connus pour avoir attaqué de nombreuses diligences. Mais quand le baron leur avait tendu un plateau en argent massif afin qu’ils le rapportent avec la tête de leur victime, Tobias avait pressenti que leur commanditaire cachait une sombre vengeance personnelle.
Après l’entretien, ses amis montrèrent beaucoup d’enthousiasme à la perspective de ce nouvel exploit. Depuis qu’ils avaient défait quelques jours auparavant un culte secret du sombre dieu Tzeentch, ils s’imaginaient un avenir glorieux rempli de hauts faits d’armes.
Mais lui voyait une grande différence entre passer au fil de son épée quelques hommes-bêtes et mutants du chaos, et tuer de sang-froid un humain. Il n’était vraiment pas sûr de vouloir jouer le rôle d’un assassin mercenaire. Cependant, il fut convaincu d’adhérer à cette excitante et lucrative entreprise par le fougueux Axel et le belliqueux Gorn. Même le plus modéré Lenaïk estimait que le jeu en valait la chandelle et rassura Tobias en lui exposant la justesse de cette mission. Ils se mirent enfin tous d’accord sur le fait que ces bandits devaient payer pour tous les conducteurs de diligences transpercés par leurs fameuses flèches empennées de plumes de corneille.
Le repaire des Flèches Noires se trouvait à quelques heures de cheval au nord de l’auberge. Von Stoppenham avait précisé qu’il s’agissait d’un petit château en ruines. Son propre garde du corps connaissait bien les lieux puisqu’il leur avait indiqué l’existence d’un passage secret très ancien, qui permettait d’accéder en toute discrétion à l’intérieur du bastion.
Ils étaient partis en milieu d’après-midi et étaient parvenus au repaire des brigands à l’heure où les ombres nocturnes engloutissent le crépuscule. Ils attachèrent leurs montures au même arbre, puis progressèrent le dos courbé en direction du vallon où se terrait l’ancienne place forte. Quand les trois hommes et le nain atteignirent l’orée de la forêt, Tobias repéra aussitôt l’arbre creux. C’était un chêne tordu au tronc épais et grâce à ses instincts d’éclaireur il avait remarqué le nœud où trois branches avaient été coupées à dessein.
Il pressa ses pouces joints sur le nœud et un mécanisme s’ébranla à l’intérieur du tronc.
Gorn le félicita, un peu trop bruyamment au goût de ses compagnons.
– « Bravo mon gars ! J’aurais mis des siècles avant de le trouver. Allons-y ! »
Le nain se saisit à deux mains de sa grande hache et pénétra par la ténébreuse ouverture qui venait d’apparaître de l’autre côté du chêne.
Les humains se regardèrent avec résignation. Peut-être la voix du nain avait-elle alerté les bandits, mais il n’était plus temps de tergiverser. Lenaïk sortit une torche de son sac à dos.
Du premier coup de silex, il alluma la mèche en amadou, et la torche flamba en crépitant avec allégresse. Il plongea à son tour dans l’arbre creux avant que les sentinelles ne puissent repérer la flamme dans les bois. Tobias fut surpris par sa promptitude. Lenaïk montrait une assurance et un sens de l’initiative étonnants pour un jeune pêcheur qui avait vendu sa barque et ses filets afin de s’acheter l’équipement nécessaire à la carrière d’aventurier.
Il laissa passer Axel, encocha une flèche à son arc, et s’engagea enfin dans le boyau après avoir actionné le levier intérieur qui refermait la porte dérobée. Un escalier en colimaçon aux marches glissantes de boue débouchait rapidement sur un tunnel orienté vers le château.
Le sol était consolidé de dalles décollées par l’usure du temps et l’humidité. Les murs et le plafond en terre étaient parfois percés par de tortueuses racines. Des poteaux de bois soutenaient à intervalles réguliers le passage, mais le plafond s’était écroulé à de nombreux endroits, comme en attestaient les nombreux monticules de terre que les aventuriers devaient franchir. Tobias ne voyait pas vraiment ce qui se passait devant lui. La haute silhouette de Axel masquait presque la torche de Lenaïk qui se trouvait en deuxième position, derrière Gorn. Grâce à son sens de l’orientation, il devinait cependant qu’ils approchaient des fondations. Ils franchirent ainsi une arche en pierre et le boyau humide laissa la place à un couloir rectiligne. Gorn s’arrêta de marcher quand il vit de la lumière. Le passage s’ouvrait sur une pièce éclairée. Le jeune Lenaïk frotta sa torche sur le mur suintant et elle s’éteignit en laissant échapper quelques volutes fuligineuses.
Ils n’entendaient que les battements rapides de leurs cœurs et leurs souffles saccadés. Ils suivirent en silence le nain qui s’engagea dans la pièce, Lenaïk sur ses talons.
Ils avaient tous les deux franchi le seuil quand la créature attaqua. Faisant preuve d’étonnants réflexes malgré sa relative corpulence, Gorn plongea en avant. Lenaïk hurla de terreur un bref instant avant d’être mis au sol par un violent coup de griffe. Le sang jaillit de sa hanche mais, mû par son instinct de survie, il rampa sur les coudes et les talons hors de portée de la bête.
Elle avait l’aspect d’un lézard monstrueux juché sur deux puissantes pattes postérieures, tandis que ses membres antérieurs atrophiés se terminaient par d’impressionnantes griffes sanguinolentes. De l’écume jaillissait entre ses dents triangulaires et ses petits yeux enfoncés semblaient évaluer les faiblesses des intrus.
Ils ne lui en laissèrent pas le temps.
Le nain s’était relevé et il chargea le monstre reptilien en poussant une parodie de chant guerrier. Un beuglement caverneux lui répondit quand le tranchant de sa hache s’enfonça entre les écailles. Axel vint à l’aide de son compagnon, l’épée pointée sur le dos de la bête blessée. Mais un violent coup de queue en pleine poitrine le punit de son courage et il recula dans le tunnel, le souffle coupé. Tobias guettait une ouverture pour décocher son projectile.
Lorsque Axel se cambra sous le choc, il lâcha enfin la corde de son arc. La flèche frôla la tête de son ami et se planta entre deux vertèbres dorsales du monstre. Ce dernier sembla dans un premier temps ignorer cette nouvelle blessure et il tenta d’attraper le nain entre ses larges mâchoires. Gorn esquiva de peu l’attaque en s’aidant du plat de son arme pour repousser la gueule béante. Mais alors que la bête s’apprêtait à poursuivre son assaut, elle tordit son cou vers l’arrière tout en brassant frénétiquement l’air de ses griffes. Elle essayait en vain d’arracher ce qui avait provoqué cette foudroyante douleur, son minuscule cerveau n’ayant reçu l’information sensitive qu’à retardement. Le nain profita de cette distraction pour trancher la gorge vulnérable et il fut aspergé par un flot de sang brûlant. Il s’aplatit contre le mur de la pièce tandis que la créature tombait lourdement devant lui.
La tempête n’avait duré que quelques secondes. Le cadavre termina de convulser sur le sol et la gorge ouverte émit un ultime gargouillis.
– « Tu aurais pu me tuer avec ta flèche ! Je sais que tu es un bon tireur mais je te jure l’avoir sentie caresser mes cheveux !
– Voyons Axel. Tu sais bien que je n’aurais pas pris le risque de te toucher si je n’étais pas sûr de mon coup. Je t’assure que si j’avais tiré dix fois dans ces conditions, j’aurais planté dix flèches dans ce monstre.
– Et heureusement que Tobias l’a touchée cette saleté ! Sans ça, je crois bien qu’elle m’aurait donné plus de fil à retordre, coincé que j’étais contre le mur. »
L’Estalien remercia silencieusement le nain de voler ainsi à son secours mais il savait bien que son tir n’avait pas été aussi assuré qu’il l’avait voulu. Il avait visé sur le côté d’Axel, et non pas au-dessus de lui, mais la vision effrayante de la bête enragée lui avait fait perdre un instant son sang-froid.
Lenaïk réfléchissait tout haut :
– « Je ne pense pas que ce soit une créature du chaos : on ne voit aucune mutation. Qu’en penses-tu Tobias ?
– Je crois que tu as raison. Elle ressemble plus à un animal primitif comme j’en ai lu la description dans un livre. Des bestioles de ce genre sont fréquentes dans les Terres du Sud et dans la lointaine Lustrianie. Mais je me demande comment ces hors-la-loi ont pu en capturer une et l’emprisonner ici. Elle était trop grosse pour passer par le tunnel ou par cette trappe. »
Il désigna du doigt un carré de bois, auquel il était possible d’accéder en grimpant quelques échelons métalliques.
– « Ils l’ont probablement récupérée très jeune et elle a dû grandir dans ces cachots.
– J’aimerais vraiment apprendre à lire moi aussi. Tu crois que tu pourrais m’enseigner l’alphabet un jour Tobias ?
Son aîné s’esclaffa devant l’expression admirative du jeune pêcheur.
– Aucun problème mon ami ! Dès demain, une fois que nous aurons passé une bonne nuit à rêver de notre récompense, je jouerai au professeur avec toi. Pour le moment, enlève donc ta veste et montre-nous ta blessure. »
Elle était presque superficielle et avait déjà cessé de saigner. Axel ôta sa chemise et la serra autour de la taille de Lenaïk. Tous virent alors que leur camarade affichait un sérieux hématome à l’endroit où la queue du monstre l’avait frappé. Comme il ressentait une douleur à chaque inspiration, ils en conclurent que certaines de ses côtes devaient être fêlées.
Malgré leur état, les deux plus jeunes du groupe désiraient poursuivre leur mission. Ils examinèrent les cachots autour d’eux mais les portes branlantes des cellules attestaient qu’elles n’avaient pas servi depuis de nombreuses années, sinon de repère pour la créature.
Suspendu près de la trappe, un flambeau presque consumé éclairait faiblement les lieux. Gorn grimpa les échelons, le dégagea de sa torchère et le tendit à Tobias qui avait troqué son arc pour son épée. Le guerrier nain souleva en douceur le panneau et se hissa après s’être assuré que personne ne les attendait.
Un couloir vêtu de tapisseries aux motifs pâlis par le temps s’ouvrait sur un hall majestueux. Dans leur dos, les étoiles scintillaient à travers les carreaux d’une haute fenêtre. Deux portes s’observaient de part et d’autre du corridor mais Tobias fit signe de se diriger vers la grande pièce. Le groupe entendit alors des éclats de voix provenant de l’étage supérieur. Ils en déduisirent que les bandits devaient tous s’être réunis au-dessus pour dîner.
Ils remarquèrent une porte à double battant à l’autre bout du hall et un large escalier sur leur gauche. Tobias chuchota à ses amis :
– « Je suppose que les chambres de l’ancien seigneur se trouvent au sommet du donjon. Le chef doit s’y être installé. Nous devons grimper ces marches sans nous faire repérer. »
Il vit de la détermination dans les yeux du nain, mais de l’inquiétude dans ceux des jeunes humains.
– « Ils ne sont pas sur leurs gardes. Si vous faites attention à ne pas entrechoquer vos armes, nous devrions pouvoir dépasser le premier palier sans nous faire voir. »
Lenaïk et Axel acquiescèrent en hochant la tête. Gorn avait déjà gravi la première marche quand soudain, des clochettes tintèrent à l’étage. Seul le nain vit le fil cassé à ses pieds, qui avait déclenché le mécanisme des carillons. Leur musique presque joyeuse cloua sur place les intrus.
Cette surprenante mélodie hanta longtemps le sommeil de Tobias Salamenco, tout comme les instants qui suivirent furent à jamais gravés dans sa mémoire.
Ils ne parvenaient pas à réagir malgré les vociférations et les raclements de chaise provenant de l’escalier. Mais quand Tobias vit une main jeter par-dessus la rambarde une fiole en verre terminée par une mèche crachotante, il recula précipitamment, et ce réflexe lui sauva la vie.
Le projectile enflammé tomba aux pieds de Lenaïk et éclata au contact du sol. Tobias sentit une vague de chaleur le submerger tandis que l’explosion l’aveugla un instant. Il entendit les cris de ses compagnons avant de pouvoir rouvrir les yeux.
Le jeune Lenaïk était étendu sur le ventre dans une totale immobilité malgré les flammes qui dévoraient ses vêtements. L’odeur de viande brûlée qui régnait ôta tout espoir à Tobias. Axel avait été projeté un peu plus loin mais il se relevait, n’ayant apparemment subi que quelques brûlures superficielles au visage.
Le nain s’était protégé les yeux de la main pendant la déflagration. Lorsque il découvrit l’état de son compagnon, son visage se tordit démesurément. Il poussa un hurlement terrifiant, chargé d’une rageuse colère envers le destin qui avait ôté la vie de ce gamin à peine sorti de l’adolescence. Fou de haine et de vengeance, il fit face à la meute d’hommes et de femmes qui dévalaient les escaliers armes en main.
– « Non Gorn ! Ca ne sert à rien ! »
Mais il ignora l’appel de Tobias. Tel un bourreau à la potence, il abattit sa hache dans le torse du premier bandit qui se présenta. Il s’agissait d’un grand échalas à moustache dont les yeux sortirent presque de leurs orbites. L’homme paraissait surpris de rencontrer la mort au pied de cet escalier, entre le fromage et le dessert. Il s’effondra sur une marche mais fut remplacé par trois de ses acolytes.
Axel fit mine de les charger mais un bras ferme lui retint la manche.
– « Fuyons ! Ils sont trop nombreux pour nous. »
Il tenta de résister à la poigne de l’Estalien qui l’entraînait vers la porte à double battant. Gorn para habilement une attaque en pointe d’une jeune femme coiffée d’un foulard jaune. Il recula pour éviter une autre lame qui siffla devant son nez mais le troisième adversaire parvint à le blesser à la cuisse. Serrant les dents, le nain punit ce dernier en lui ouvrant la boîte crânienne et le fer de la hache émit un écœurant bruit de succion lorsqu’il retira son arme.
Sa victime était juste tombée qu’un colosse surgit à sa place et lui décocha un coup de poing, renforcé par une lanière cloutée. Gorn trébucha, dévala les trois marches derrière lui, et s’écrasa aux côtés du corps calciné de Lenaïk.
Il le rejoignit définitivement quand quatre épées des Flèches Noires le transpercèrent.
Jusqu’alors paralysé devant le combat du nain, Axel s’enfuit à la suite de son dernier compagnon qui avait ouvert une des grandes portes. Tobias courait dans la cour intérieure du château en direction de la grille du pont-levis. Celle-ci était par bonheur relevée.
Il se retourna pour s’assurer que Axel le suivait. Son ami était effectivement sur ses talons, l’air hagard et les joues sillonnées de larmes. Des hors-la-loi franchissaient à leur tour les portes du donjon à leur poursuite. Certains tenaient des arbalètes et ils posèrent un genou à terre afin de les mettre en joue. Tobias entendit d’abord le claquement des moufles, puis il vit Axel se figer en pleine course et tomber dans ses bras, emporté par son élan. Deux carreaux terminés par de petites plumes sombres dépassaient de son dos. Un filet écarlate coulait à la commissure de ses lèvres, et de sa bouche ouverte ne sortit qu’un faible râle.
Cette fois-ci, Tobias sentit son esprit vaciller sous une vague de douleur.
– « Vivre ! Vivre ! Il faut vivre ! Cours ! Ne reste pas là ! »
Il suivit les injonctions que lui hurlait son instinct. Lâchant le corps de son dernier ami, il repartit vers la barbacane du pont-levis tandis que les arbalétriers rechargeaient leurs armes. D’autres bandits le poursuivaient l’épée au clair.
Au moment où il passait sous la grille relevée, un homme surgit par une porte adjacente. Tobias leva sa lame pour parer le coup de ce nouvel assaillant mais une masse d’armes l’atteignit à l’épaule. Un os craqua sous la boule métallique hérissée de pointes mais il conserva son équilibre. L’adrénaline l’empêcha de s’évanouir sur-le-champ et il franchit la douve en tenant son bras contusionné. Miraculeusement il n’avait pas lâché son épée sous le choc et il la fit passer dans sa main gauche pendant qu’il courait vers la forêt.
Ses poursuivants criaient et il voyait des flèches et des carreaux fuser près de lui. Mais les deux lunes Mannslieb et Morrslieb se dissimulaient derrière d’épais nuages et l’obscurité compliquait la tâche des tireurs.
Parvenu au chêne où étaient attachés les chevaux, Tobias trancha la longe de Jennie. Il posa un pied dans l’étrier mais grimaça en enfourchant la jument grâce à son seul bras valide. La tête plongée dans la crinière fauve, il talonna éperdument sa monture qui partit au galop sans rechigner.
Il n’avait alors qu’un vague souvenir des heures qui suivirent.Les vociférations des Flèches Noires se dissipaient derrière lui en même temps qu’il sombrait dans un demi-sommeil, bercé par la course nocturne de sa jument. Le lendemain et la nuit suivante, il s’était contenté de galoper vers Delberz, après avoir récupéré quelques forces aux Trois Plumes. Jamais il ne songea à frapper à la porte du baron Von Stoppenheim.Il commençait seulement à émerger de son état catatonique quand il tomba dans le collet.