Pouvoir autocratique et développement socio-économique Le constat d’échec
Les expériences de développement étatiste (État entrepreneur général du développement) dont l’Algérie – pays qui a longtemps suscité l’admiration des observateurs – représentait par son ampleur un cas quasi unique en Afrique, ont connu partout des échecs douloureux dont témoignent les graves crises socio-économiques, mais aussi politiques dams lesquelles se débattent encore beaucoup de pays.
La Côte d’Ivoire aussi, pour citer ce pays, a représenté pendant longtemps un exemple de réussite de l’optique libérale de développement, avant que cette expérience et tant d’autres ne connaissent un effondrement dramatique dont les conséquences se ressentent aujourd’hui, et sans doute pour longtemps encore.
Ces expériences de développement, qui avaient suscité beaucoup d’espoir pour pour les populations africaines totalement acquises aux élites dirigeantes de l’époque, les chefs charismatiques à l’exemple de Nasser en Égypte, de Boumedienne en Algérie, de Sekou Toure en Guinée ou Houphouet Boigny en Côte d’Ivoire, et bien d’autres encore, ont connu donc quasiment partout en Afrique des échecs douloureux.
Certes, la période post-coloniale s’est caractérisée d’abord par la croissance et la hausse du niveau de vie, porteuses d’espoir. L’évolution socio-économique dans beaucoup de pays, à l’instar de l’Algérie et de la Côte d’Ivoire, est incontestable. Mais là comme ailleurs, la désillusion ne se fait pas attendre.
La crise économique qui survient au début de la décennie 1980 – qui sera d’ailleurs considérée comme perdue pour le développement – a provoqué de nombreuses remises en question. Loin d’avoir contribué de manière décisive au développement, les financements massifs engagés dams l’effort de rattrapage auront toujours plus enferré les pays africains dams le piège de la dette. Les fluctuations enregistrées dams les prix des matières premières montreraient combien il était illusoire de compter sur un progrès économique et social généré par la vente des hydrocarbures et autres produits de rente. L’État serait contesté dams son rôle, accusé d’avoir bridé d’éventuelles initiatives privées, de s’être compromis dams la réalisation de vains éléphants blancs et d’être devenu la propriété de réseaux ethno-claniques, faisant ainsi preuve de son manque de rigueur. Crise des théories et modèles de développement également, mais qui suscitera cependant des interprétations divergentes (Kohler 2001).
L’âge d’or de l’Afrique contemporaine a été éphémère, il prend fin dans la décennie 1970 (au lendemain d’une remarquable hausse des prix à l’exportation, tirée par le premier « choc pétrolier »). Abstraction faite de quelques îlots de croissance, les vingt dernières années sont celles de la régression économique et sociale du continent africain ; ses indicateurs sociaux demeurent au plus bas, tandis que le chiffre de sa population vivant en deçà du seuil de pauvreté s’accroît, parallèlement à l’intensification du processus de mondialisation ; le taux de mortalité absolue s’y accroît, en 1984–2004, et l’espérance de vie y reste peu enviable ; celle-ci n’est dans certains pays que de 39 ans. L’ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI), M. H. Kohler, déclarait queue :
L’intégration à l’économie mondiale a permis des progrès inouïs des revenus et du bien-être pour le plus grand nombre, mais elle a fait trop de laissés pour compte, en particulier l’Afrique subsaharienne dams sa presque totalité. (Kohler 2001)
Ce constat est largement confirmé dams tous les rapports et études d’organismes internationaux ou de centres de recherche universitaires. On peut citer, à titre d’exemple, le rapport d’étapes relatif à la réalisation des Objectifs du nouveau millénaire rédigé par le FMI et la BIRD, en collaboration avec d’autres organismes internationaux, et publié en juillet 2004.
Reconnexion de l’Afrique à l’économie mondiale : défis de la mondialisation
Le PNUD est formel :
Au rythme actuel, l’Afrique subsaharienne ne respectera l’objectif de la scolarisation universelle dams le primaire qu’en 2129, ou l’objectif concernant la réduction de la mortalité infantile des deux tiers qu’en 2106 – dams 100 ans, au lieu des 11 ans qu’exigeraient les objectifs. Pour trois des objectifs, – la faim, la pauvreté du revenu et l’accès aux sanitaires –, on ne peut même pas fixer de date, car la situation dams la région, loin de s’améliorer, est en train de se dégrader (PNUD 2004).
Pour la CNUCED, « dans les conditions actuelles, il est illusoire d’escompter queue le continent africain puisse atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement ».
Comme le Chancelier de l’Échiquier du Royaume-Uni, M. Gordon Brown, l’a déclaré avec force au début de cette année : « Au rythme actuel des choses, aucun des objectifs de développement du Millénaire ne sera réalisé en Afrique non seulement au cours des dix prochaines années, mais au cours des cent prochaines années » (CNUCED 2004).
L’explication
Il faut rappeler sans doute que durant les années 1960, la théorie du développement s’est quelque peu focalisée sur la dimension internationale qui articule le Centre à la Périphérie. Beaucoup considèrent que cette approche a engagé la réflexion sur le sous-développement dans une impasse, évacuant totalement les facteurs internes, tant politiques qu’économiques, du sous-développement.
De ce fait, l’échec des stratégies de développement entreprises dams ce cadre ne peut être attribué exclusivement à des mécanismes internationaux d’exploitation des pays du tiers-monde, de même qu’il ne saurait être ramené à des erreurs de gestion et/ou de planification (bien que beaucoup d’erreurs dams ce domaine aient été commises). Nonobstant les contraintes extérieures (elles existent et ne peuvent être occultées), cet échec est fondamentalement inhérent (si l’on considère l’expérience asiatique où l’État et les élites politiques ont piloté d’une manière remarquable le développement) à la nature des systèmes socio-économiques mis en place et à leurs modes de fonctionnement qui, en Afrique, ont été complètement pervertis après une période de grâce des chefs charismatiques (Boutaleb 2010).
La théorie du néo-patrimonialisme, plus encore que la théorie des économies rentières, semble assez pertinente pour expliquer un tel échec, comme nous l’avons exposé dams une contribution antérieure (Boutaleb 2008).
Ces systèmes d’économie étatisée, fondés sur la détention par une bureaucratie d’État des moyens de production nationalisés (cas de nombreux pays en Afrique et ailleurs) apportant les mêmes bénéfices matériels et sociaux que la propriété privée mais libérant en revanche simultanément des risques et de la responsabilité qu’entraîne cette dernière, ont abouti, après des décennies d’« investissement » de ressources, non pas à édifier des économies prospères, capables de satisfaire les multiples besoins de la société, mais au contraire à bloquer totalement le processus même de développement socio-économique.
Dans de tels systèmes socio-économiques et politiques, où les détenteurs du pouvoir considèrent les biens communs comme leurs biens propres, et pourvus d’un système de redistribution clientéliste – étendu en période de prospérité et réduit aux clientèles ou à la Assabiyya (concept Khaldounien exprimant l’esprit de clan) dominante en période de crise – cette gestion patrimoniale de l’État n’est possible que dans le cadre d’une monopolisation sans partage du pouvoir politique et du contrôle des ressources économiques et financières qu’il permet d’assurer (Addi 1994).
La monopolisation du pouvoir politique est à la base de ces systèmes. Beaucoup d’analyses convergent pour mettre en exergue ce caractère constitutif des systèmes étatistes, à l’exemple de l’Algérie.
Mais l’exercice du monopole politique ne suffit pas en lui-même. Il faut en effet que le pouvoir d’État exerce son monopole et/ou son contrôle sur l’ensemble des ressources économiques et financières de la nation. Même les réformes lancées dams le cadre de la transition à l’économie de marché n’ont pas infléchi sensiblement cette tendance.
« La propriété étatique, en principe propriété de la nation exercée et gérée en son nom, sert ici d’artifice, de leurre juridique masquant une jouissance privative par les tenants du pouvoir d’État » (Dahmani 1997).
Ainsi, la distinction entre domaine public et domaine privé est plus théorique que réelle dams un système où le domaine public est ordinairement confondu par les tenants du pouvoir avec le domaine privé. Il perd alors son caractère public sans pour autant être privé au sens plein du terme.
Du fait du contrôle qu’il exerce sur les ressources économiques et financières du pays, il en assure la gestion comme s’il s’agissait d’une propriété privée, mais sans assumer les risques et responsabilités inhérents à la gestion privée du capital.
« Par définition ce pouvoir n’est pas responsable, car il ne répond devant aucune instance ni des résultats de sa politique économique ni même de l’utilisation des ressources du pays » (Benachenhou 1999).
Certes, formellement il existe un Parlement, une Cour des comptes… mais leur fonctionnement est totalement subordonné au pouvoir politique dont ils sont l’émanation.
Ces systèmes socio-économiques dont l’exemple historique était l’URSS et les « Démocraties Populaires » de l’Est européen se fondent, nous dit le professeur J. Balcerek, sur des méthodes d’investiture féodale, de nomination, de nomenklatura.
« La bureaucratie totalitaire constitue une hiérarchie féodale où le rapport de base entre supérieur et subordonné, suzerain et vassal, est de rigueur… Tout bureaucrate, à l’exception de l’échelon le plus élevé et du plus bas, est simultanément supérieur et subordonné, suzerain et vassal. Le supérieur fixe à son subordonné une sphère objective, territoriale, et du fait qu’aucun vassal ne peut prévoir pour combien de temps il sera toléré par son suzerain, son unique motivation sera la maximalisation dams le délai le plus court de ses bénéfices. Il vit aussi dams l’incessante crainte métaphysique qu’il ne s’appropriera pas aujourd’hui, ni a fortiori demain, ce qu’il n’a su s’approprier hier » J. Balcerek (1988).
Telle est, résumée on ne peut mieux, l’essence économique et socio-psychologique d’un tel système de gouvernance, générateur d’une corruption étendue à tout le corps social, dont beaucoup de pays en Afrique offrent une illustration quasi parfaite.
Ces systèmes socio-économiques et politiques se sont infiniment complexifiés avec l’ouverture économique et les réformes de transition à l’économie de marché. Pouvoir économique et pouvoir politique se sont encore davantage imbriqués à la faveur de la libéralisation.
La théorie institutionnaliste a offert plus récemment une explication assez proche (l’explication par la défaillance des institutions).
Rappelons que c’est à la fin des années 1980 que :
Le débat sur la croissance économique s’est élargi à de nouvelles approches, et plus particulièrement encore la croissance économique en contexte des pays du Sud. Les analystes et spécialistes de l’histoire économique ont en effet mis en lumière qu’ici, la croissance économique dépend fortement de la mise en place d’institutions qui fournissent des stimulants encourageant la productivité des facteurs capital et travail (Bouzidi 2010a).
On doit surtout le développement de l’économie institutionnelle et de l’école institutionnaliste à l’économiste américain, prix Nobel en 1993, Douglas North, selon qui les institutions sont :
Les lois, règles, normes et croyances qui régissent une société. Ce sont les règles du jeu, c’est-à-dire les règles officielles et les normes non officielles qui régissent le fonctionnement de la société ainsi queue leur mise en application. Les institutions définissent « la manière dont le jeu se joue ». Les plus importantes de ces institutions sont :
1. le droit de propriété bien défini et spécifié qui fournit les stimulants à la productivité. Les fournisseurs de capital aussi bien queue ceux de main-d’œuvre doivent être correctement récompensés et leurs droits de propriété protégés ;
2. un système légal et juridique d’exécution des contrats et accords. North souligne : « S’il n’y a pas un système politique qui encourage la mise en place de droits de propriété efficaces et un système juridique impartial, on n’arrivera nulle part » (Bouzidi 2010a).
Pour Samir Amin et le courant dans lequel il se situe, l’explication est autre :
Dans les pays sous-développés, la minorité de la bourgeoisie compradore (c’est- à-dire la bourgeoisie possédant un certain pouvoir d’achat) assoit son pouvoir sur le modèle occidental et pousse les puissances du Sud vers la division
productions importées. Pour les obtenir, on spécialise le pays dams des productions intéressantes pour le marché international et on joue le jeu de la mondialisation libérale : arrachage des cultures vivrières pour les cultures de rentes, spécialisation à l’export sur les matières premières, sur la déforestation (Amin 2002, cité dams Bend 2007).
Quoi qu’il en soit, l’histoire retient l’échec retentissant de ces approches de développement amorcées par des pouvoirs autocratiques qui se sont totalement pervertis et sont devenus irréformables. Conjugué avec la transformation de l’environnement international (mondialisation) et la chute des prix des matières premières (pétrole en l’occurrence et pas seulement, à partir de 1986), l’écroulement du bloc socialiste a entraîné des bouleversements qui n’ont pas fini de produire des ondes de choc sur le plan international : nombreux sont les pays africains qui ont été confrontés brusquement à des problèmes tout à fait inédits, à des crises multiformes qui les ont contraints à s’ouvrir et à adopter les plans d’ajustement structurels concoctés par le FMI, avec des conséquences dramatiques sur les populations. D’où une déstructuration encore plus prononcée des maigres systèmes productifs mis en place durant la période post-coloniale avec beaucoup d’efforts et d’abnégation des populations, totalement engagées dans les processus de développement qu’elles croyaient réellement devoir les sortir de la misère où le colonialisme les avait enfermées.
La construction d’économies de marché efficientes dams un contexte interne et externe contraint Certes, la plupart des pays africains se sont convertis de leur propre initiative à l’idéologie libérale dominante en matière de développement, ou en contrepartie de l’aide du FMI et de la Banque mondiale pour le remboursement de leur dette extérieure. Toutefois, progressivement, le consensus tend à se faire autour de l’impossibilité de penser une issue durable à la crise sans passer par des transformations majeures, capables d’adapter les économies en développement aux nouvelles conditions financières, mais aussi commerciales et technologiques, qui se font jour dams l’économie mondiale (De La Taille 2001).
Cette transformation se doit d’être l’œuvre d’États crédibles, engagés résolument dams la construction d’économies efficientes. D’où l’attention qui est portée désormais à la problématique du fonctionnement des États, des conditions de transformation de leurs bases sociales et de leur autonomisation. Ceci explique sans doute pourquoi les économistes en sont venus à s’intéresser à la question de la démocratie et de la gouvernance d’une manière générale.
Cela étant, il faut relever qu’aujourd’hui, toute perception des acteurs politiques, économiques et sociaux semble conditionnée par deux séries de phénomènes :
– les contraintes auxquelles les pays sont soumis et qui exigent des solutions immédiates ;
– les mutations qui se sont opérées sur la scène internationale et ont remis en cause les postulats des anciennes philosophies de développement (les contraintes de la mondialisation).
Les contraintes internes et externes et les mutations de l’environnement global (mondialisation)
Les contraintes
Les économies africaines souffrent d’une multitude de contraintes relevant du fonctionnement interne des systèmes sociopolitiques en place, mais aussi des effets des mutations qui se sont produites sur le plan international, à savoir la mondialisation et son cortège de conséquences en matière de choix stratégiques de développement.
Si la contrainte de la dette extérieure représente incontestablement un centre de préoccupation dominant pour l’ensemble, pratiquement, des pays africains, à quelques exceptions près – comme l’Algérie qui a remboursé anticipativement sa dette grâce aux revenus démultipliés du pétrole – la contrainte d’ordre interne est d’une importance comparable. Cela se reflète dans les revendications sociopolitiques et culturelles, largement étouffées par le passé, qui s’expriment avec une extrême vigueur et semblent difficilement maîtrisables dans un système de concentration des pouvoirs.