L’affirmation conceptuelle de la présomption d’innocence
Les dernières décennies qui précèdent la Révolution voient s’exprimer une critique croissante et acerbe à l’égard de la justice criminelle. Le retentissement des scandales judiciaires marque l’opinion publique. Certains écrivains emblématiques des Lumières s’attachent à dénoncer les errements d’une procédure pénale inhumaine et contraire aux droits de la défense. Cette remise en question ne fut rendue possible que parce que l’on considérait que chaque homme disposait de droits irrévocables et intangibles. Le rapport procédural qui s’établissait, durant le procès pénal, entre le juge et l’accusé devait nécessairement être modifié. Se trouve alors évoquée, l’idée d’un renforcement des droits de ce dernier durant l’instruction criminelle puis lors du jugement. La voie est ainsi ouverte à une réforme de la justice criminelle, répondant ainsi aux aspirations de cette seconde partie du XVIIIème siècle qui dénonçait une justice pénale de plus en plus sévère. Implicitement, un statut pénal plus protecteur pour l’accusé se dessinait progressivement. Les Lumières commençaient à faire leur œuvre. Dans ces conditions, la convocation par Louis XVI d’Etats Généraux destinés à sortir la royauté d’une crise profonde, et aux causes multiples, mais aussi ultime recours de la monarchie pour tenter de s’opposer à ceux qui se montraient hostiles à tout changement, eut pour conséquence d’officialiser ce besoin de réforme d’une justice que Louis XV n’avait pu mener. Le coup de force du Tiers Etat du 17 juin 1789, qui consacre l’Assemblée Constituante, permettra de poser les premiers cadres d’une discussion où seront concrétisées les attentes précédemment évoquées en matière de justice criminelle. Sera reprise cette exigence que l’accusé doit pouvoir bénéficier d’une véritable protection, notamment en n’étant pas soumis à des traitements inhumains, ou en lui permettant de pouvoir effectivement assurer sa défense durant l’instruction puis au cours du procès. L’idée d’un principe supérieur qui contraint le juge fait son chemin. Si celui ci se trouve esquissé confusément dans les moments qui précèdent le vote de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (Chapitre 1), le principe procédural ne sera pas réellement posé (Chapitre 2)
Du concept procédural au principe procédural : une approche confuse
A la veille des Etats Généraux convoqués pour le 1er mai 1789, le peuple de France fut autorisé à faire remonter au Roi ses sentiments et ses doléances. Les français expriment leurs critiques et précisent leurs vœux sur ce qu’il convient de changer. Prise de parole, mais aussi prise de conscience d’un peuple qui n’entendait plus être silencieux, les cahiers rédigés dans l’effervescence d’un événement qui n’était pas arrivé depuis 1614, constituent, comme le précise Alexis de TOCQUEVILLE, « ce testament de l’ancienne société française, l’expression suprême de ses désirs, la manifestation authentique de ses volontés dernières »(628).Indépendamment d’une rédaction concentrée entre les mains de ceux qui appartiennent à une frange éclairée de la population, les sujets du Royaume de France formulent leurs attentes en matière de justice criminelle. Si la dénonciation d’une procédure pénale peu soucieuse des droits de l’accusé est réelle, il faut cependant relever diverses propositions destinées à concrétiser un besoin de changement que la future Assemblée Constituante prendra en compte, dans la mesure où ils paraissaient compatibles avec les nouveaux idéaux exprimés. Dès lors, allaient être fixés les termes d’une autre procédure ou l’innocence serait protégée durant tout le procès pénal. Plus précisément, un concept où l’innocence devait être tenue pour vraie, tant qu’une condamnation n’était pas intervenue, faisait timidement son apparition à la veille de la convocation des Etats généraux. Renforcer les droits de l’accusé et protéger l’innocence constituent les premiers objectifs à atteindre pour parvenir à transformer la justice criminelle mais aussi à assurer la reconnaissance de droits fondamentaux dont bénéficieront les accusés. En les fixant dans le marbre la loi, les députés mettent ainsi en chantier une autre justice criminelle mais aussi un autre procès pénal. Une telle perspective ne pouvait que permettre la concrétisation d’une innocence protégée et donc présumée. Si l’enthousiasme provoqué par la réunion des Etats Généraux laisse transparaître un droit à l’innocence (Section 1), le constat doit être fait que les projets de Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ne s’attardent guère sur une reconnaissance officielle de la présomption d’innocence (Section 2). Section 1 Le peuple de France aspire à une autre justice criminelle Section 2 Difficile élaboration de la règle : les projets de déclaration
Le peuple de France aspire à une autre justice criminelle
Si la justice en général est l’objet de doléances effectives, la justice criminelle en est son épicentre. Il est nécessaire de réformer cette dernière parce qu’il est indispensable de la rendre plus humaine. Dès lors, des changements doivent se faire. L’accusé doit bénéficier de droits plus affirmés (paragraphe 1). Surtout il apparaît emblématique qu’il ne soit plus regardé comme un coupable supposé (Paragraphe 2). Paragraphe 1 Cahiers de doléances et droits de la défense. Expression des aspirations de tout un peuple taisant, ces Cahiers de doléance mettent ainsi à jour les critiques développées sur une justice criminelle que l’on craignait (A). Par ailleurs, ils décrivent également les changements qu’il convenait d’y apporter (B). A). Exposé des griefs. En dénonçant, non sans véhémence, l’inhumanité d’une justice pénale et d’une procédure qui lui est consubstantielle, puis en exposant ceux des principes qui seraient susceptibles d’en réformer les abus manifestes, les philosophes des Lumières tiennent implicitement la plume de ceux qui rédigeront les Cahiers de doléance. Etablis dans le cadre des Bailliages et des Sénéchaussées (629), ils sont le témoignage profond des aspirations du peuple de France (630). Ecrits dans l’euphorie que procurait l’exhumation d’une consultation des députés élus par chacun des trois ordres (631), et qui autorisaient de fait un dialogue entre le Roi et ses sujets, ces cahiers « expriment assez fidèlement l’idée que les Français se faisaient de leur justice à la veille de la Révolution »(632). Ils constituent une photographie relativement complète des revendications en matière de justice criminelle, et notamment sur certaines questions de procédure, simplement parce que l’opinion publique demeurait très sensible à la question pénale. De plus en plus distante à l’égard de la procédure fixée par l’Ordonnance criminelle de 1670, celle-ci était convaincue qu’il fallait procéder, non sans une certaine urgence, à des changements indispensables en cette matière (633). En reflétant les idées nouvelles que les Philosophes des Lumières avaient, de façon récurrente, développées dans les différentes publications, ou en s’inspirant par ailleurs de modèles judiciaires étrangers (634), plus respectueux des droits de l’accusé, ces Cahiers de doléances esquissent ceux des principes qui serviront de viatique à l’établissement d’un autre système judiciaire.
Une preuve légale toujours présente
La lecture de ces cahiers laisse entrevoir la nécessité de garantir l’innocence de l’accusé, ou plus précisément faire en sorte qu’elle ne soit pas immédiatement étouffée dès l’enclenchement des poursuites. Il est donc indispensable de mettre en place d’autres mécanismes procéduraux qui assurent cet équilibre entre le pouvoir d’investigation dont va disposer le juge, et le droit pour l’accusé de se défendre. Il faut donc définir précisément les droits et obligations de ces parties, antagonistes dans leur positon durant l’instruction, ce que souligne le cahier du Bailliage de Langres quand il énonce que »les formes sont le rempart des peuples contre leurs juges »(649).Néanmoins, cette volonté affichée d’esquisser une autre justice pénale, et qui entend inclure dans la marche du procès pénal une reconnaissance plus grande des droits de la défense, ne paraît pas devoir reconsidérer la preuve pénale.Les Cahiers de doléance, ou plus précisément leurs rédacteurs, ne montrent aucun intérêt à examiner une problématique sans doute par trop complexe, bien qu’elle soit à l’origine des scandales judiciaires qui défrayèrent la chronique judiciaire durant cette seconde moitié du XVIIIème siècle. Ce silence traduit ainsi l’absence d’un véritable débat sur une autre forme de preuve pénale dans le procès pénal. La culpabilité continuera donc à se finaliser dans un cadre rigide et aux effets mécanistes, même si se dessine une certaine contradiction avec cette volonté affichée qui voudrait garantir le respect d’un droit à l’innocence. Le constat montre donc qu’il ne fut pas envisagé de redéfinir le regard juridique que le juge portait sur l’accusé, c’est à dire que ne se trouve pas évoquée l’idée que l’accusé soit regardé comme innocent jusqu’au jugement. Ces Cahiers de doléances n’appréhendent pas la présomption d’innocence comme le principe directeur du procès pénal, c’est à dire comme le principe qui impose à l’accusateur de démontrer la réalité de l’accusation, et d’en supporter les conséquences lorsque la démonstration est imparfaite, ou que les juges doutent sur la culpabilité de l’accusé.
Evocation imparfaite d’une innocence présumée
Dans la rédaction même de leurs doléances, certains cahiers tracent partiellement la trame d’une innocence présumée (A) dont l’écriture ne manquera pas de rester pour autant (B). A. Des esquisses certaines Expression critique des rigueurs d’une justice criminelle, mais aussi traduction des thèmes exposés par la philosophie des Lumières, les doléances transcrivent les demandes concrètes du peuple de France qui aspire à une meilleure connaissance de loi pénale. Ce souhait consiste plus précisément à ce que le justiciable ne soit plus l’otage d’une insécurité juridique, conséquence de l’existence de juridictions multiples et de l’application 204 ténébreuse de textes épars et multiples (654). Par ailleurs, ces cahiers estimaient qu’il convenait également de protéger le sort de l’accusé, en supprimant les lettres de cachet, en améliorant les conditions de détention des détenus incarcérés dans le cadre d’un décret de prise de corps (655), en refusant de faire procéder à l’exécution immédiate des condamnations et en supprimant la confiscation générale des biens de l’accusé. Toutefois, c’est sur une réformation de la procédure criminelle que ces différents cahiers s’expriment plus précisément. On suggère de communiquer à l’accusé, dès le début des poursuites, les charges qui pèsent sur lui et de rendre publique l’instruction préparatoire. De même, pose-t-on le principe que l’accusé, auquel le serment ne sera plus déféré, fasse valoir à tout moment les faits justificatifs justifiant de son innocence et qu’il puisse être dorénavant assisté d’un avocat. Il importe donc de renforcer les droits de l’accusé (656), c’est à dire d’assurer un repositionnement de la situation de l’accusé dans le procès pénal. Il s’agit de faire disparaître les scandales judiciaires où l’innocence n’avait pu éclatée, et ce, comme le montre le Cahier de doléances du Tiers état de NEUVILLE qui écrit que « l’humanité n’a t’elle pas gravé dans tous les cœurs qu’il vaut mieux s’exposer à sauver dix coupables que de faire périr un innocent »(657). Dans ce cas, il paraît nécessaire de consacrer le droit à une innocence supposée, comme l’évoque un autre Cahier, celui du Bailliage de VILLERS la MONTAGNE, et qui propose, dans un article consacré à la justice civile et criminelle, que « l’on supprime l’affreuse sellette qui n’est du qu’au coupable. L’accusé ne doit être réputé criminel que lorsqu’il est convaincu »(658). Outre le constat, que la déclaration du 1er mai 1788 n’avait pu réellement interdire définitivement l’usage de ce dernier interrogatoire qui demeurait en pratique, cette revendication sonne ici comme la nécessaire reconnaissance d’une garantie que l’on doit accorder à l’accusé.