L’activité humaine
La théorie de l’activité : un cadre de lecture pour le développement professionnel
L’intérêt pour l’activité humaine prend ses sources dans les travaux de théoriciens de lapsychologie soviétique du début du 20e siècle, dont les plus marquants sont Vygotski (1978) et Leontiev (1978). Les travaux de ces auteurs, reposent sur une vision sociale, mais aussi « située » des activités humaines. Comme le souligne Bonneau, « ces théoriciens ont voulu dépasser le cadre véhiculé dans les courants psychanalytiques et behavioristes en proposant une vision plus complexe, située et sociale des activités humaines fondée sur les relations entre la conscience, la culture et l’histoire » (2012, p. 61). C’est pour cette raison que nous entendons parler d’une théorie historico/culturelle. Engeström (2001) explique que la théorie de l’activité a évolué au cours de trois générations. Dans la section suivante, nous proposons de porter notre regard sur cette évolution.
Évolution et origine de la théorie de l’activité
Engeström (2001, p. 134), explique que la première génération de la théorie de l’activité trouve son origine dans les travaux de Vygotski (1978) qui est au fondement de l’idée de médiation. Cette idée a été cristallisée dans un triangle (cf. figure suivante) où la liaison entre le stimulus (S) et la réponse (R) est transcendée par un acte de médiation complexe (X)117.Mais, Engeström précise que cette idée de médiation culturelle des actions est généralement exprimée par la triade sujet, objet et artefact médiateur (triangle B).Ainsi, le concept de médiation proposé par Vygotski (1978) exprime l’idée que l’activité humaine, à la fois sociale et individuelle, est médiatisée par l’utilisation d’outils« physiques (instruments, machines, etc.) et symboliques (langage, lois, signes, procédures, méthodes, etc.) présents dans leur culture [qui] servent de médiateurs aux activités et aux processus mentaux des individus » (Basque, 2004, p. 50). En conséquence de quoi, “The individual could no longer be understood without his or her cultural means; and the society could no longer be understood without the agency of individuals who use and produce artifacts” (Engeström, 2001, p. 134). Toutefois, Engeström (1999) notera que la centration sur l’individu comme unité d’analyse est une des limites de ce modèle.La deuxième génération du modèle a été influencée par les travaux de Leontiev (1978 et 1981, pp. 210-213) qui mettra cette limite en évidence. En effet, pour le psychologue l’activité n’est pas exclusivement médiatisée par l’individu, mais aussi par la société danslaquelle il se situe. Il insistera donc sur la prise en compte de la différenciation entre une action individuelle et une action collective. De ce fait, il proposera de prêter attention aux interactions entre l’individu et la communauté. Ainsi, comme le souligne Barma, le « travail humain est essentiellement coopératif : on peut parler de l’activité d’un individu, mais jamais de l’activité individuelle » (2008, p. 150). Pour expliquer cette thèse, Leontiev (1978 ; 1981, p. 210-213), cité par Kuutti (1996), s’appuie sur un exemple portant sur la chasse collective dans une communauté primitive :
The famous example by Leontiev is about primitive hunters who in order to catch a game separate into two groups: catchers and bush-beaters frightening the game
towards them. When compared with the motive of hunting – to catch the game to get food and clothing material – the actions of the bush-beaters are irrational;
they can be understood only as a part of the larger system of the hunting activity (Kuutti ,1996, p. 28).Nous pouvons supposer qu’une fois l’action individuelle du rabatteur terminé, l’activité est finie. Mais, ce n’est pas le cas, car le reste des actions liées à la chasse doivent être achevées (abattre l’animal, récupérer la fourrure, etc.) par les autres membres du groupe. Ainsi, « médiatisée par les outils , cette activité partagée par une collectivité qui poursuit les mêmes buts doit être envisagée comme un ensemble d’opérations qui lui sont rattachées et qui permettent sa production » (Barma, 2008, p. 150). C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas parler « d’activité individuelle, mais de l’activité d’un individu dans le contexte plus large d’une activité mettant en relation plusieurs actants » (ibid.) poursuivant un même but. Nous comprenons qu’il est fondamental pour Leontiev (1978 ; 1981) de faire la distinction entre l’activité et les actions menées pour mener à bien celle-ci.
Les trois niveaux de l’activité selon Leontiev
Pour le psychologue une activité est un système composé de trois niveaux interreliés : le niveau de l’activité à proprement parler ; celui des actions ; celui des opérations.Le premier niveau, l’activité, est celui de la « motivation globale » qui pousse les individus à entrer en action. Si nous reprenons l’exemple de la « chasse collective », le besoin de « se nourrir ou de se vêtir motive l’activité du rabatteur » qui participe à la chasse. Toutefois, une activité est réalisée par une succession d’actions orientées par des buts bien précis (niveau 2), par exemple, l’action du « rabatteur » consiste à rabattre les animaux vers les autres chasseurs en les effrayant118. Leontiev cité par Basque (2004), souligne que le résultat des « actions posées, telles que faire peur à une horde animaux, ne conduit pas directement à la satisfaction du besoin guidant l’activité (se nourrir et se vêtir) » (p. 51). Bien au contraire, l’action « faire peur aux animaux » l’éloigne en quelque sorte du résultat recherché puisque les animaux fuient » (ibid.). Ce qui donne du sens à l’action du rabatteur, c’est le fait qu’il sache que d’autres chasseurs, postés plus loin, là où les animaux fuient, se chargeront de poser les actions nécessaires pour satisfaire son besoin, lequel est partagé par la collectivité » (ibid.). En fin de compte “this makes sense only if the knows that someone is waiting to achieve his goal (consciously shared with others) at the other end. The sense of his action lies not in the action itself but in his relation to other members of the goup” (Tolman, 1999, p. 73). Mais, quittons quelques instants les trois niveaux de l’activité pour faire une brève parenthèse sur ce que dit la littérature à propos de la notion d’action.
Regard sur la notion d’action
Évoquer la notion d’action, c’est nécessairement évoquer des intentions, des raisons d’agir, des motifs, des comportements, des buts, des résultats… Grawitz (2004), définit l’action comme une « activité humaine composée d’une suite de comportements inspirés par des motivations et orientés vers des buts. Elle peut être le fait d’un individu, d’un groupe ou exprimer la totalité d’un système social » (p. 5). Pour Schütz (1998), le terme « action » désigne « la conduite humaine en tant que processus en cours qui est conçu par l’acteur par avance, c’est-à-dire qui se base sur un projet préconçu » (p. 53).Dans ce cas, les actions « sont des comportements (behavior) motivés » (ibid. p. 56) en vue d’atteindre des buts. Wittorski (2007) parle de « process d’action » traduisant la manière dont les individus agissent dans des situations données (p. 91). L’auteur explique que les travaux sur la notion « d’action » distinguent ce concept selon quatre orientations :
l’action existe s’il y a une intention ;
l’action est pensée et définie par ses déterminants externes ;
l’action est appréhendée dans ses processus de développement ;
l’action est étudiée par ses résultats (ibid., p. 33).
Différentes approches théorisent le concept « d’action », nous citerons entre autres, les travaux de Clot (2001) s’intéressant à la clinique de l’activité, ceux de Leplat (2000) qui portent sur « l’environnement de l’action en situation de travail », ou encore ceux qui s’appuient sur les courants de l’action située associés aux travaux de Suchman (1987) qui souligne l’importance de la prise en compte du contexte dans lequel se déroule l’action. Voyons ce que dit Suchman à propos de l’approche située de l’action.
L’approche « située » de l’action
L’approche « située » de l’action est généralement associée aux travaux de Suchman et à son ouvrage “Plans and situated actions : the problem of human-machine communication” (1987) où elle se livre à une analyse critique du paradigme cognitiviste qui considère que le comportement humain est prédéterminé par des plans. Influencée par les travaux de Vygotski, l’anthropologue/sociologue argumente sur le fait que les actions sont socialement et physiquement situées. Pour Suchman, la situation est constituée d’un ensemble de ressources, de contraintes et de contradictions qui sont en mesure de tenir un rôle significatif. Sans pour autant « recourir aux représentations mentales comme étant causalement liées ou déterminantes dans l’action collective ou coordonnée, Suchman replace les sujets en action au milieu de leurs ressources » (Magakian, 2009, p. 64). Cet ensemble de ressources apporte autant « d’objets de médiation pour l’action dans la situation, argumentation qui servira à Clot (1999) pour proposer le concept « d’activité dirigée en situation »119 (ibid.).Ainsi, Suchman met en évidence que l’action humaine est constamment construite et reconstruite en fonction d’interactions dynamiques avec les mondes matériel et social. Le terme « situated action » sous-tend l’idée que « tout cours d’action dépend de façon essentielle de ses circonstances matérielles et sociales. Plutôt que d’essayer d’abstraire l’action de ces circonstances et de la représenter comme un plan rationnel, mieux vaut étudier comment les gens utilisent les circonstances pour effectuer une action intelligente » (Suchman, 1987, p. 50). Ces actions sont donc influencées par de nombreux aspects inhérents à la situation dans laquelle elles sont mises en œuvre. L’auteure laisse de la place aux capacités d’invention de l’individu en utilisant des outils qui ne sont pas directement liés à la tâche à accomplir. L’idée est que le sujet fabrique des solutions en cours d’action, et ne se contente pas seulement d’appliquer des plans préexistants. Ainsi, comme le souligne Bonneau (2012), le déroulement de l’interaction « ne repose pas sur la capacité de l’usager à bien compléter un plan préétabli » (p. 51), mais plutôt de constamment « générer et renouveler ses hypothèses de travail et d’exploiter adéquatement les ressources à sa disposition au cours de l’action, en s’adaptant aux événements, problèmes ou anomalies qui surgissent au fur et à mesure » (ibid.). En somme pour la théorie de la cognition située, agir signifie donc s’ajuster à la situation et répondre aux contingences. Cette approche est intéressante dans le sens où elle utilise l’action comme unité d’analyse. Elle permet aussi d’envisager l’activité des « Moodleurs » autrement que par une succession de tâches et de procédures prévisibles et prédéterminées. Mais rappelons ici, comme le souligne Bonneau, que la théorie de l’activité ne se « limite pas à ce niveau local de l’action, puisqu’elle appuie son analyse sur le contexte social, culturel et historique de l’activité » (ibid. p. 60). En conséquence de quoi, « la signification culturelle d’une action individuelle peut donc seulement être comprise si on l’envisage dans le contexte plus large de l’activité qu’elle permet de réaliser » (ibid.). Cet aparté touchant à sa fin, revenons au troisième niveau de l’actitivité. C’est-à-dire, celui des opérations.
L’individu face à une « situation-problème »
La résolution de problèmes est un sujet prépondérant des théories de l’apprentissage situé et de l’acte de penser. En effet, selon Creighton (1925), l’acte de penser comprend « la formulation générale d’un problème, la construction idéelle de la solution et le processus de vérification » (p.74). De la sorte, comme le souligne Schön, s’il s’agit de sélectionner les moyens les plus appropriés pour atteindre les objectifs que l’on s’est fixés, il ne faut pas mettre de côté la manière de résoudre le problème. C’est-à-dire « le processus par lequel on définit la décision à prendre, les buts à atteindre et les moyens à utiliser » (op. cit., p. 65).Selon Sander (2000), confronté à un problème nouveau, un sujet recherche souvent dans sa mémoire un problème proche, qu’il sait résoudre, afin de s’en inspirer pour trouver une solution par analogie. Mais cette solution provisoire n’exclut pas le tâtonnement, la recherche, la confrontation entre pairs, l’émergence d’obstacles, l’identification des ressources et le repérage de celles qui sont supposées permettre de surmonter ces obstacles. Ainsi, tout au long de son activité, un sujet « Moodleur » choisit, consciemment ou non, une stratégie cognitive pour résoudre les problèmes rencontrés. C’est la thèse défendue, entre autres par Lave (1988) et par Greeno (1997) qui proposent l’idée d’un apprentissage « situé ». Ce moment précis de l’activité revêt un grand intérêt pour ce travail de recherche puisque, comme nous le verrons par la suite, ces situations problématiques conduisent à des contradictions (cf. p. 107) qui une fois surmontées peuvent devenir les forces motrices d’un apprentissage expansif (cf. p. 110).Nous arrivons ici au terme de ce tour d’horizon portant sur l’évolution et les origines de la théorie de l’activité au regard des travaux de Vygotski (1978) et de Leontiev, (1978). À partir de ces travaux, Engeström (1987) formalisera un modèle beaucoup plus large (de troisième génération) concevant l’activité comme une matrice sociale incluant le « contexte, les moyens, les conditions et une dimension collective qui excède l’environnement immédiat de l’individu » (Bonneau, 2010, p. 217). Dans le cadre de cette recherche, ce modèle constitue un cadre théorique pertinent pour l’étude des pratiques des « Moodleurs ».Voyons à présent, de quelle manière Engeström a modifié la version originale du triangle de Vygotski pour y introduire le concept de communauté .
La modélisation de l’activité selon Engeström
Engeström est considéré comme le père de la « troisième génération » de la théorie de l’activité. Son modèle (cf. figure suivante), par son caractère systémique, considère le sujet comme un acteur appartenant à une communauté. L’auteur situe la conscience dans la pratique et il conçoit les activités comme étant insérées dans une matrice sociale composée à la fois d’individus et d’artefacts (objets, outils, division du travail) les uns ayant une influence sur les autres. Nous entendons alors parler de médiations dans le système d’activité. Engeström (1987) distingue quatre types de médiations susceptibles d’influencer l’atteinte de l’objet de l’activité par le sujet :
la médiation par les instruments ;
la médiation par les communautés ;
la médiation par les règles ;
la médiation par la division du travail