L’action publique internationale du codéveloppement Trajectoires franco-malienne et franco-sénégalaise
Penser l’action publique du codéveloppement : continuum ou changement ?
Objet d’une médiatisation accrue tant pour sa substance que pour les pratiques qu’il suscite, le codéveloppement interpelle de multiples acteurs. A priori, les interrogations soulevées par ce terme novateur semblent légitimes et susceptibles d’engager plusieurs analyses. L’émergence sur l’agenda politique du codéveloppement en France est en effet intervenue dans un contexte de crise sociale avec la régularisation des « Sans-papiers »1 au lendemain de l’évacuation de l’église Saint-Bernard à Paris, jusque là occupée par des groupes issus de l’immigration africaine en situation irrégulière2 . Face à ce contexte social particulier, le premier ministre Lionel Jospin, commanda un rapport à l’universitaire Sami Nair3 . Ce document fit date car pour la première fois, l’immigration fut considérée comme un vecteur de développement tandis que de surcroit, « le facteur nouvellement pris en compte [est le suivant] : les immigrés légalement installés peuvent jouer un rôle non –négligeable dans le développement de leur pays d‘origine »4 . Pour Sami Nair en effet, le codéveloppement repose sur l’idée d’une reconnaissance, de la place essentielle que tiennent les migrants dans la politique d’aide au développement de leur pays d’origine. Le codéveloppement analysé en tant qu’action publique s’inscrit comme une tentative d’action sur un domaine précis de la société, en l’occurrence, la question migratoire ; ainsi, penser l’action publique du codéveloppement revient à rappeler ce qui en constitue son essence : son intention (mise en sens) et ses conditions d’existence (mise en action). Notre réflexion, part du principe que le codéveloppement, s’appréhende comme une « opération de découpage à travers laquelle va être identifiée et formatée, la substance des problèmes à traiter »6 . Cette quête de la mise en sens du codéveloppement, nous incite à faire un emprunt à la métaphore du « théâtre »7 , comme espace de sens et d’action, telle qu’analysée par Pierre Bourdieu dans son analyse du Champ politique ; ainsi, pour ce dernier « le théâtre, tout comme l’action publique –dans une perspective sociologique et constructiviste-[…] propose une représentation de la réalité, une vision du monde qui est mise en scène »8 . L’élément constitutif du codéveloppement est son inscription supposée dans un « cadre général d’action » ; la perspective de la Frame Analysis telle qu’élaborée par Erving Goffmann9 , puis développée par les politiques publiques, rend plus compréhensible le processus d’action publique. D.S chon et M. Rein dans la continuité d’Ervin Goffman pensent que , « there is no way of perceiving and making sense of social reality except through a frame, for this very task of making sense of complex, information-rich situations require an operation of selectivity and organization, which is what framing means”10. Ces cadres ont généralement consisté en un ajustement paradigmatique du terme co-développement et permettent, de désigner la conception particulière qui anime les promoteurs de cette politique dans les différentes situations et les différents moments de son élaboration. Le terme codéveloppement est apparu dans le discours public en 1997 et a été plusieurs fois repris par les gouvernements successifs avec des corrélats changeants11 car « chaque fois que l’on est en présence d’un processus de formulation d’une politique publique, on peut de fait identifier un mécanisme de fabrication d’images, d’idées, de valeurs, qui vont constituer une vision du monde pour les parties prenantes »12. Lors de son déplacement au Mali en décembre 2006, Mme Brigitte Girardin définissait le codéveloppement comme « toute action d’aide au développement à laquelle participent des migrants vivants en France. » 13 .Ce discours plaide en faveur d’une rhétorique apparemment consensuelle dont le curseur n’a cessé d’osciller entre la maitrise des flux migratoires et la promotion du développement des pays pourvoyeurs de migrants. Cette difficulté à concilier « la maitrise des flux » et le « développement » est observable dans le rapport Sami Nair dont « l’objectif n’est pas de définir une nouvelle politique de coopération ou d’aide au développement, mais de proposer un cadre théorique, des objectifs précis et une méthodologie d’action en matière de gestion des flux migratoires pour le codéveloppement. »14. Cette « construction d’un rapport au monde »15 passe par la définition d’objectifs clairs et précis , d’instruments et notamment de décisions [juridiques] qui se sont traduites par la signature de conventions bilatérales Franco-Malienne d’une part et Franco-Sénégalaise, d’autre part16 ; ensuite par la signature des accords de gestion concertée des flux migratoires avec le Sénégal, et (en prévision avec )le Mali. En marge de ces conventions, mais toujours dans le même esprit, ont été signées des conventions FSP17-Codéveloppement entre la France et le Mali (2002-2005 et 2006-2009) qui s’analysent comme des contenus concrets de mise en place de procédures d’appui technique et de financement des programmes de codéveloppement .18 Au Sénégal par contre, une convention de financement relative à la mise en œuvre du projet « Initiatives de co-développement » a été signée par les gouvernements français et sénégalais le 03 février 2005, faisant du codéveloppement l’outil du développement. Il est impossible, de réfléchir sur cette action publique si l’on n’évoque pas les mesures concrètes qui ont formé la substance du codéveloppement et s’expriment par la mise en œuvre d’instruments d’action publique et notamment, la création en France du ministère de l’Immigration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement19 ; et des Ministères des sénégalais de l’extérieur20 et des Maliens de l’extérieur et de l’intégration africaine. Mais au préalable, il convient, de démontrer que le choix du codéveloppement a été déterminé initialement par des pratiques décennales de mobilisations migrantes. Cet angle de compréhension, analyse de manière processuelle les pratiques culturelles et sociales (les associations migrantes de développement sur le double espace FranceAfrique) qui jouent sur le déterminisme d’une action publique (le codéveloppement). Co-développement et Path Dependency : de la continuité de l’action publique Le recours à une lecture critique du codéveloppement permet de s’interroger sur le fait qu’il ne soit pas seulement réductible à une rhétorique et à des instruments institutionnels spécifiques, mais procède des pratiques de développement local initiées par les migrants. Dans sa version originelle, le co-développement s’appuie sur le constat de la forte mobilisation des migrants sahéliens en faveur de leurs pays depuis des décennies. Ces pratiques de développement local, qui ont évolué vers une action publique ont été déterminées par une dynamique de Path Dependence.22 Cette grille de lecture de la « Dépendance au sentier » permet d’expliquer l’impact des choix effectués dans le passé sur les décisions présentes. Cette notion pose ainsi l’hypothèse que les choix (du codéveloppement) sont influencés par les orientations précédentes (les mobilisations associatives des migrants). En d’autres termes, raisonner par l’approche de la dépendance au sentier revient à démontrer les séquences historiques au sein desquelles les évènements contingents ont mis en mouvement des modèles institutionnels. Le concept de Path Dependency nous a ainsi permis de mesurer le poids du passé et l’historicité de l’action publique du codéveloppement ; ainsi, nous pouvons constater que « History matters » dans les processus institutionnels et sur la continuité de l’action publique. Dans sa version initiale, cette politique publique s’appuie sur le constat de la forte dynamique associative des migrants sahéliens en faveur de leur pays d’origine initiée à la fin des années 1950 sous la forme des caisses de solidarité. L’objectif de ces caisses était la mutualisation des différents risques inhérents au séjour en migration, mais aussi le rapatriement des corps au village. Cette mobilisation a toujours été menée sous une base identitaire : familiale, villageoise, régionale et religieuse. Les responsables de ces caisses furent sollicités par les chefs de village lors des grandes sécheresses qui affectèrent cette région dans les années 1970 .Leurs envois collectifs d’argent permirent aux villages menacés de survivre en attendant le retour de la pluie. A travers leurs associations, les immigrés mirent en œuvre de nombreux projets à dimension sociale qui répondaient aux besoins cruciaux des populations alors délaissées tant par les gouvernements que par les coopérations bilatérales23. L’économie de ces régions pauvres dépend fortement des transferts de fonds des migrants et les dynamiques de développement reposent en grande partie sur les associations de ressortissants installés en France, en étroite relation avec les associations de développement villageoises sur le double espace France-Afrique (Mali/Sénégal). Le tableau ci-après illustre parfaitement l’irruption des premières associations des pays de la vallée du fleuve Sénégal en France. Tableau : Premières créations des Organisations de solidarité issues de l’immigration en France. Type d’association Afrique Fleuve Sénégal Association culturelle 1987 1993 Association d’appui 1985 1992 Association de femmes 1994 Association de jeunes 1999 Association nationale 1992 1986 Association professionnelle 1994 Association régionale 1982 1993 Association villageoise 1980 Association Fédération 1993 1993 Source : Christophe Daum, Typologie des organisations de solidarité internationale issues de l’immigration, GREM, 2000, p.28. Développement et codéveloppement : des visions anciennes et une vision contreintuitive A travers la thématique du codéveloppement, on ne peut qu’appréhender le débat heuristique sur le développement des sociétés africaines. Pour beaucoup d’auteurs, le co-développement ne serait qu’une nouvelle dénomination d’un terme lié à la vulgate du développement et s’inscrirait dans les débats classiques sur le développement. Une interrogation demeure toutefois, à savoir si le codéveloppement n’est qu’une nouvelle version des thèses développementalistes et de la dépendance. Rappel des thèses dévelopementalistes et dépendantistes Le développement a généré une littérature prolixe et a été l’objet de multiples analyses. L’entendement développementaliste dérive des théories économiques des années 1950 notamment l’approche de Rostow pour qui l’épanouissement des sociétés se réalise à travers la succession de cinq étapes dont la dernière correspond à celle de la consommation de masse24. Pour ce dernier, le tiers-monde tente de sortir de la seconde phase et se trouve confronté aux problèmes politiques et économiques qu’a connus l’Europe dès la fin du XVIIIe siècle. A partir du milieu des années 1950, un certain nombre de travaux envisagent l’avènement des pratiques politiques modernes en liaison avec l’épanouissement des variables socio-économiques quantifiables. Ces thèses, qualifiées de « développementalistes »25 ont connu une grande diversité théorique. Elles établissent une relation de causalité entre croissance économique et changement politique. Cet idéal-type occidental débouche avec Seymour M. Lipset sur un ensemble de préconditions ou pre-requisite constitués de « l’émergence des gouvernements modernes, efficaces et non despotiques, construite au regard d’indicateurs de richesse individuelle, d’industrialisation, d’urbanisation, d’état sanitaire, d’espérance de vie, de ralentissement démographique ou d’alphabétisation »26. La synthèse faite par Bertrand Badie des dynamiques politiques du tiers-monde appréhende le changement comme un processus finalisé, continu, unilinéaire, et autonome. Les théories développementalistes supposent que les sociétés du tiers-monde doivent s’acheminer vers un but à atteindre, comme l’aboutissement de tout processus de développement. Les théoriciens du développement politique postulent une relation causale entre la croissance économique et compétitive et le changement politique. Cette étude qui prédétermine le développement politique par des variables économiques se rapproche ainsi de l’idéal-type occidental. Ce prisme d’analyse affirme que l’évolution politique des sociétés du tiers-monde est inscrite dans un processus ou les dictatures modernisées succèdent aux despotismes archaïques au fur et à mesure du développement économique27 . Le sous-développement de l’Afrique, a aussi été analysé comme le résultat de la dépendance économique des sociétés du sud, vis-à vis de celles du Nord. Les théoriciens de la dépendance et les tenants du paradigme des relations centre-périphérie ont des affinités intellectuelles bien que divergentes. Cette conception idéal-typique met en exergue les inégalités de développement entre le Nord et le Sud. Le Nord serait ainsi « un système dans lequel un noyau donne les impulsions, draine des richesses a des périphéries qu’il capitalise à son profit, exerce une surveillance politique et économique sur les auréoles»28. Ces sociétés se trouvent ainsi façonnées par un système de dépendance et de contrôle politique et économique. Ces « dynamiques du dehors » influencent les mécanismes de modernisation de ces sociétés dont les règles du jeu sont définies en dehors d’elles. Cette dépendance des sociétés périphériques du tiers-monde vis –à-vis de celles du centre, s’exprime par une asymétrie non seulement politique mais économique des échanges. La dépendance politique de ces sociétés du Sud va de pair avec leur assujettissement à « un type complexe d’impérialisme »29 qui dérive de leur situation périphérique dans un système dirigé par des économies centrales30. Il convient toutefois de ne pas occulter, la perspective culturelle, voire culturaliste, et non plus infrastructurelle du développement élaborée par certains théoriciens. Perspectives culturelles Vs culturalisme essentialiste du développement Avant de poursuivre notre analyse, nous tenons à expliquer ce que sont les thèses culturelles par opposition à l’utilisation de la variable culturaliste. De cette manière, des variables culturelles dans la culture Soninké nous semblent constituer des éléments explicatifs du fait migratoire. Nous mettrons ainsi l’accent sur les registres culturels susceptibles d’éclairer ce phénomène de la migration d’un point de vue anthropologique . :!Appréhender ainsi l’approche culturelle de la migration postule que le voyage est un « rite initiatique » pour les jeunes Soninkés ; l’explication mythologique liée au système cosmogonique s’impose. Selon ce raisonnement, la réputation de « grands voyageurs » des Soninkés serait liée au mythe de la dispersion des Soninkés après la mort du serpent Bida. Ce raisonnement qui possède l’intérêt de présenter les causes profondes de cette mobilité est toutefois assez restrictif et nécessite quelques réserves car « le mythe, lié au système cosmogonique, ne justifie pas a postériori le phénomène migratoire »31 . L’approche culturaliste du codéveloppement est délicate, car la tentation pourrait être de cloisonner des populations dans leur culture. Cette perspective met l’accent sur des facteurs perçus comme essentiels et le danger serait d’envisager comme postulat de départ une configuration spécifique propice aux migrations : une configuration basée sur des logiques culturalistes qui procède par le déterminisme et des relations de causalité propres à un groupe social. L’Afrique est l’objet de nombreuses controverses autour de ce raisonnement culturaliste et ces présupposés sont observables dans de nombreuses thèses non réductibles au développement ou aux migrations, mais extensible au processus de démocratisation en Afrique. Ainsi, Françis Akindè évoque la culture et l’éducation comme des facteurs structurels « incommensurables ». D’après l’auteur, toute l’éducation en Afrique subsaharienne tend à forger « des gens qui respectent les règles de conformité sociale sans aucune remise en cause », consacre des formules de légitimité communautaire prouvées par les « rapports anti-démocratiques entre hommes et femmes, entre aînés et cadets dans les communautés villageoises »32. Sur un registre parallèle, relatif aux questions de développement, Axelle Kabou insiste sur la singularité des phénomènes culturalistes33. Ce mode d’expression culturaliste fait la place à certains lieux communs et postule une habitude séculaire du voyage chez les populations de la vallée du fleuve Sénégal. Pour Christophe Daum, « ces éléments servent pour une analyse qui véhicule dans l’opinion française la dimension nécessairement rétrograde des sociétés d’origine ». Ces approches sont assez délicates, car sujettes à des controverses multiples allant jusqu’à poser la question de savoir, si l’Afrique n’aurait pas besoin « d’un programme d’ajustement culturel »34 ? S’inscrivant dans la même veine, mais allant plus loin dans la critique, Axelle Kabou écrit que l’« on ne peut s’empêcher d’être frappé par l’acharnement avec lequel les Africains refusent la méthode, l’organisation […] A tous les échelons, la faveur va systématiquement au bricolage, à l’improvisation, à la navigation à vue ». L’auteur persiste et signe lorsqu’elle évoque « des phénomènes d’arriération intrinsèquement inacceptable »35, consacrant une vision culturaliste, déterministe et globale. Le codéveloppement vient apparemment complexifier ces visions. En effet, il révèle la relation ambivalente entre deux termes aux apparences antinomiques que sont les migrations et le développement ; autrement dit, comment passe t-on d’une migration révélatrice d’un sous-développement à une migration facteur de développement 36? Appréhender cette équation, revient ainsi pour Mme Wihtol de Wenden, à s’interroger sur le fait de savoir si la migration et le développement se génèrent l’un et l’autre et si l’équation à priori contre-intuitive, « plus il y a de migration, plus il y a de développement » (en termes de transferts monétaires, culturels ,voire démocratiques), et « plus il y a de développement, plus il y a de migrations » (car les déséquilibres socio- économiques génèrent l’exode rural et les nouvelles mobilités) se vérifie37. Ce terme « implique de par sa définition même, une participation active de la société civile, qui est d’ailleurs le plus souvent, à l’initiative des projets […] l’objectif étant ainsi de favoriser des échanges, des bonnes pratiques, et de promouvoir des synergies entre les différents intervenants qui mettent en œuvre des projets de codéveloppement »38 . Il reste que la réflexion sur le co-développement ne saurait être complète sans une analyse approfondie de ses supports constructivistes complétée par celle des acteurs en réseaux.
De l’utilité des perspectives constructivistes aux acteurs en réseaux
Le codéveloppement est une notion politique dynamique et complexe, dont l’élaboration et la consolidation résultent de l’interaction et de l’agrégation de plusieurs variables. Il nous a semblé pertinent pour analyser cette complexité de poser le constructivisme comme cadre théorique idoine de notre analyse. L’approche constructiviste comme clé d’appréhension du monde Ce courant de pensée affirme que si la réalité sociale est faite d’éléments objectifs et extérieurs qui agissent comme contraintes sur l’action des acteurs comme le conçoivent les Durkheimiens, elle demeure aussi une construction quotidienne de ces acteurs selon le postulat Weberien39. En définitive, « Ces deux propositions ne sont pas contradictoires. La société, en effet, possède une dimension artificielle objective. Elle est construite grâce à une activité exprimant un sens subjectif »40. Dans le droit fil des travaux de Max Weber, des tenants contemporains de la sociologie constructiviste que sont Peter Berger et Thomas Luckmann41 baliseront notre réflexion. Pour ces auteurs, l’expression « construction sociale de la réalité » ne traduit pas un déni d’une réalité objective première, mais souligne le fait que le regard doit se centrer autour des règles et des schémas par lesquels la société est vécue, institutionnalisée, transmise et transformée42. Berger et Luckmann, considèrent que « La vie quotidienne se présente elle-même comme réalité… (mais) le monde de la vie quotidienne n’est pas seulement considéré comme donné en tant que réalité par les membres d’une société dans la conduite subjectivement chargée de sens de leur vie. C’est aussi un monde qui trouve son origine dans leurs pensées et leurs actions et est maintenu en tant que réalité par ceuxci »43 . Sur la base de cette déconstruction méthodologique d’une production de sens, il nous a semblé pertinent d’analyser le codéveloppement sous l’angle de l’approche constructiviste des politiques publiques. Cette appréciation permet de considérer en effet que les processus de production de sens et de construction cognitive et normative sont au principe de la construction d’une politique publique, au sens ou ils surdéterminent les conflits d’intérêts et les logiques institutionnelles. En d’autres termes, une approche constructiviste suppose d’accorder la priorité aux variables cognitives et normatives dans l’analyse de deux processus, d’une part, les dynamiques de changement qui caractérisent l’action publique à niveaux multiples, ensuite la formation d’une nouvelle communauté politique [et épistémique], alimentant de nouvelles dynamiques […] qui se superposent ou se substituent aux référents nationaux44 . Nous déconstruirons les composantes relatives au processus de formulation de cette politique sectorielle. A travers sa structure de production du sens, le référentiel d’une politique publique tel que défini par Pierre Muller, explicite quatre niveaux d’appréhension du monde45. Appréhendé comme structure de production du sens, le référentiel articule plusieurs niveaux de perception du monde dont le premier regroupe les valeurs ou Deep Core46 ; dès lors, il s’agit moins de s’interroger sur les représentations fondamentales induites par ses valeurs que sur le cadre global de l’action publique qu’elles définissent. Ensuite, les normes comme second niveau de perception du monde essayent de combler le fossé entre le réel perçu et le réel souhaité. Ces approches heuristiques permettent ainsi de définir les principes d’action du codéveloppement , mis en œuvre dans le cadre de deux conventions de codéveloppement franco-malien et franco-sénégalais, tout autant que la signature (avec le Sénégal) et la négociation en cours (avec le Mali) des accords de gestion concertée des flux migratoires. La signature de ces textes de droit confirme ainsi le fait qu’ « en tant que production de sens, la construction d’un nouveau référentiel constitue simultanément un processus de production de connaissances et de production de normes »47 . Quant aux images, très déterminantes dans la production de l’action publique, elles font sens immédiatement et sont des vecteurs implicites de valeurs alors que les algorithmes s’appréhendent comme des relations causales qui expriment une théorie de l’action. Déconstruction des rationnalités cognitives et séquentielles Les différents courants de l’analyse cognitive et normative des politiques publiques s’inscrivent dans la logique d’un constructivisme tel qu’envisagé par Berger et Luckmann dans la mesure où ils partagent l’ambition « d’établir l’importance des dynamiques de construction sociale de la réalité dans la détermination des cadres et des pratiques socialement légitimes à un instant précis »48. L’approche cognitive des politiques publiques a acquis une grande importance au milieu des années 198049 ; cette analyse s’efforce de « saisir les politiques publiques comme des matrices cognitives et normatives constituant des systèmes d’interprétation du réel, au sein desquels les différents acteurs publics et privés pourront inscrire leurs actions »50. Appréhender l’impact des idées et des représentations dans la formation et le changement de la politique du codéveloppement, revient à dépasser l’approche séquentielle de l’action publique51 ; en d’autres termes, ce raisonnement nous incline vers une perspective qui entend « donner un sens à une situation problématique, mal définie et agir sur elle […] Définir des cadres permet de construire socialement une situation, de définir ce qu’il y a de problématique et de suggérer une série d’actions appropriées pour y faire face » . Une multitude de travaux de recherche ont permis de donner une définition précise des « approches cognitives » de l’action publique. Cette expression générique désigne les travaux qui insistent sur le poids des idées, des représentations, des éléments de connaissance ou des croyances sociales dans l’élaboration des politiques, jusqu’alors occultés par la littérature sur l’analyse des politiques publiques53. Ce courant général de l’action publique n’est cependant pas unifié, comme l’atteste les nombreuses orientations théoriques et méthodologiques, toutefois il nous conduit à nous interroger sur les raisons pour lesquelles notre choix s’est porté sur l’analyse de ces différents paradigmes pour expliquer ce processus d’action publique spécifique. Trois modèles conceptuels distincts sont mobilisés dans l’analyse constructiviste des politiques publiques et les divergences apparaissent au niveau des concepts mobilisés dans l’analyse. Le premier modèle repose sur la notion de paradigme, le second sur celui de référentiel et le dernier sur la notion d’Advocacy Coalition Framework. L’analyse cognitive ouvre accès à ce que Kuhn appelle la « vision du monde » que partagent les parties prenantes à l’élaboration de cette politique publique. Dans une perspective heuristique, les travaux sur le Référentiel et ceux sur l’ Advocacy Coalition Framework convergent. Pour P. Sabatier le concept d’ Advocacy Coalition Framework « consists of actors from a variety of public and private institutions at all level of government who share a set of basic beliefs (policy goals plus causal and other perceptions) and who seek to manipulate the rules, budgets and personnel of governmental institutions in other to achieve these goals over time »55 .De manière générale la construction d’un référentiel s’inscrit dans la logique selon laquelle « toute réalité sociale est précaire, toutes les sociétés sont des constructions en face du chaos ».56 Pierre Muller et Yves Surel, pensent que « faire une politique publique, ce n’est pas résoudre un problème, mais construire une nouvelle représentation des problèmes qui met en place les conditions socio-politiques de leur traitement par la société, et structure par la même l’action de l’Etat »57. Pierre Muller fonde son raisonnement sur le principe selon lequel, à partir du moment où personne ne s’accorde sur une définition des problèmes, alors le consensus sur la chaine causale du problème est difficile à traiter. Pour ce dernier, l’essence des politiques publiques se vérifie dans leur dimension cognitive car « elles constituent des espaces au sein desquels les différents acteurs concernés vont construire et exprimer leurs rapport au monde qui renvoie à la manière dont ils perçoivent le réel, leur place dans le monde et ce que le monde devrait être »58 .
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