L’ACTION DIRECTE A l’ASSAULT DES CHANTIERS
dans une Genève exsangue – se décalque parfaitement sur la division effectuée par Covo- Gerber et Areias-Taveira dans leur étude de la chronologie des mouvements de grève. Les six grèves de la F.O.B.B. entre 1928 et 1932 sont offensives, alors qu’après cette date, les conflits de travail luttent principalement contre la baisse des salaires et pour la sauvegarde des acquis sociaux. On assiste ainsi à un développement parallèle entre mouvements de grève et Ligue d’Action dans la première moitié des années trente1. Parallèle logique, quand on sait que des piquets L.A.B. étaient installés lors de certaines grèves, et que ces dernières constituaient un champ d’action naturel pour la Ligue : il fallait lutter contre tout briseur de grève, tout kroumir, pour obtenir l’uniformité du mouvement. La Ligue était alors mobilisée pour imposer sa force physique et symbolique2. Bâtiment se concentre à l’origine sur une clause, celle garantissant l’arrêt du travail le samedi après-midi. Ses premières interventions consistent ainsi à effectuer la tournée des chantiers à ce moment-là et faire cesser tout travail qui s’y effectuerait, par la négociation d’abord, puis par la force (contre l’ouvrier) ou le sabotage (contre le travail). Cette volonté de diminuer les horaires de travail par l’action directe n’est pas nouvelle dans le bréviaire anarchiste. En 1900, Pelloutier affirmait déjà que la réduction du temps de travail « doit être nécessairement appliquée au détriment du profit patronal, et, dans ces conditions, elle ne sera certaine et définitive que si elle est l’œuvre des ouvriers eux-mêmes3. » Pour revenir à la lutte constante entre réforme et révolution, la Ligue ne se rattache à l’anarchisme, donc au maximalisme, que par l’emploi systématique de l’action directe – car la garantie d’un contrat de travail n’a jamais constitué un idéal anarchiste en soi. Tout au plus était-il une étape provisoire sur la voie menant à la prise en main de la production. La L.A.B.
leur travail le 1er jour du mouvement, une cinquantaine d’hommes de la Ligue sont dépêchés pour les chasser. Le lendemain, comme certains continuent malgré les menaces, les Ligueurs s’en prennent à leur besogne, de la faïence est démolie. Des rondes de cycliste ou certaines destructions de travaux se poursuivent les jours suivants. Finalement, Tronchet arrive à obtenir une négociation avec le patronat devant l’Office de conciliation. Jouant sur la division des entrepreneurs, le meneur syndicaliste obtient une convention garantissant un salaire horaire de 1,90 franc. En concession, le syndicat abandonne sa revendication de vacances payées. Voir ASIB, Classeur 221 ; Confrontations, op. cit., pp.30-37. est ainsi un marqueur original de la dialectique entre idéal et réalité. La synthèse de ces deux courants, anarchiste et syndicaliste, ne pouvait être que le résultat d’un compromis provisoire, sans cesse à rééquilibrer. Dans l’entre-deux-guerres genevois, la poussée de l’anarchisme d’action directe imposera une forme de syndicalisme radicalisé, sans pour autant le transformer en mouvement proprement révolutionnaire. D’ailleurs, dans une vision à long terme, la F.O.B.B. genevoise s’est progressivement (et imparfaitement) dirigée, malgré toutes les puissantes actions d’éclat de la Ligue, vers une bureaucratisation et une structuration qui s’insèrent dans le développement global du syndicalisme suisse des années trente. Les anarchistes inspiraient l’action et dominaient les cadres de la section genevoise, mais ils devaient composer avec d’autres forces, politiques et ouvrières. Ils sont restés tributaires d’un certain contexte, qui aura finalement raison de leur utopie.
Bien que présentes à l’état embryonnaire dès le début de la société industrielle, les conventions de travail constituaient un monde en pleine gestation pour l’espace économique de l’entre-deux-guerres. La base légale du système n’était apparue que lors de la révision du code des obligations en 1911, et empruntait beaucoup au système trade-unioniste anglais4. Les juristes considèrent d’ailleurs cette révision comme une « socialisation du droit privé5. » C’est dans les arts et métiers et la construction qu’il faut chercher le moteur de ce système contractuel. La Ligue d’Action du Bâtiment s’inscrit dans la deuxième vague qui porte les entreprises et leurs employés à réguler leurs rapports de travail, après celle de 1918 – 1920. En 1929, la Suisse compte 65’000 ouvriers travaillant sous les directives d’une convention syndicat-patronat6. En extrapolant la statistique globale des employés du secondaire pour 1930, cela représente environ le 13% des travailleurs7. Les anarcho-syndicalistes genevois avaient confiance en leur action revendicatrice à la fin des années vingt. Il faut préciser : confiance en leur action « légaliste ». Dans les sources laissées par le mouvement, notamment les rapports d’activité annuels, chaque action directe s’effectuant sur un chantier est justifiée par la présence d’un droit antérieur, la convention de travail. « Chaque fois, nous revendiquions l’application des conventions et demandions les moyens légaux que nous pouvions faire intervenir8 » explique Lucien Tronchet dans son rapport de décembre 1930, avec cette volonté de légitimer l’action directe, souvent illégale, de la Ligue9. Explosifs sur les chantiers, les Ligueurs étaient en contrepartie beaucoup plus prudents dans leur démarche réflexive. Les différents acteurs expliquaient constamment que la responsabilité première du conflit incombait aux patrons qui violaient la convention. Le rapport de 1930, revenant en détail sur la gestation de la L.A.B., pense que cette dernière était une sorte de fatalité :