L’ACQUISITION DU TELEPHONE PORTABLE PAR LES ETUDIANTS : UN PHENOMENE SOCIAL
L’analyse de la dimension sociale de l’acquisition du téléphone portable par les étudiants se fera essentiellement à travers ses caractères extérieur et contraignant vis à vis des intéressés. Une telle démarche se fonde sur la théorie durkheimienne du fait social selon laquelle, ce fait est dit tel dans la mesure ou il est extérieur aux individus et exerce une coercition sur eux. Auparavant, il nous faut définir la nature du phénomène.
Nature du phénomène de l’acquisition du téléphone portable
Pour ce faire, nous nous baserons sur l’étude des motivations des étudiants à l’acquisition de leur téléphone portable. Pour rappel, les données du questionnaire sur ce point, ont montré que la recherche du téléphone portable, pour la majorité des étudiants, n’est liée à aucune raison particulière. Cette conclusion s’est fondée sur le fait que les réponses fournies ont globalement une caractéristique commune : leur généralité et leur caractère quelquefois vague, elles sont donc applicables à tout un chacun . Dans ces conditions, la quasi-totalité de nos enquêtés semble surtout entraînée par l’engouement général suscité par le téléphone portable, ce qu’ils ont d’ailleurs confirmé lors des entretiens. A ce titre, examinons les propos de quelques étudiants : un étudiant en année de D. E. A en Sociologie affirme : Au début, c’était par effet de mode que j’avais acquis mon appareil. C’est après que j’ai senti que c’est une nécessité parce que cela répond à des besoins pratiques . Ce doctorant note : Avoir un portable, c’est être à la mode, ne pas être en reste. Chez moi, il n’y avait pas de téléphone fixe ; c’était gênant d’aller recevoir des appels chez les voisins, à certaines heures. Alors, nous jeunes, avons senti la nécessité d’en avoir puisque tous les jeunes en avaient. Quant à cette étudiante en 2ème année de droit, elle déclare : C’est pour la forme que j’en ai cherché ; tout le monde en possède un, pourquoi pas moi ? Tous les membres de la famille, mon entourage en avaient, même mon petit frère. J’ai trouvé qu’il m’en fallait aussi Une autre, en licence d’Anglais soutient : C’est pour être joignable à tout moment, par mes parents, mon copain, mes amis que j’ai acquis un cellulaire. J’ai été aussi influencée par l’engouement général. Toutes mes copines à la cité Claudel en avaient déjà un ; c’est ce qui m’a poussée à en chercher. En réalité ce qui détermine les enquêtés à vouloir acquérir un téléphone mobile, c’est moins l’utilité éventuelle dont il pourrait être l’objet que parce qu’ils veulent faire comme les autres, comme leur entourage. Ce mimétisme explique, non seulement pourquoi nous n’avons noté que peu de réponses singulières lors du dépouillement des questionnaires, mais encore la similarité quasi totale de la plupart d’entre elles qui paraissent plus des formules consacrées qu’autre chose. A la lumière des données des entretiens, celles contenues dans le questionnaire sonnent davantage comme une justification de la part des étudiants, qu’il n’y ait pas de « raisons » mais une « raison ». En effet, si cet outil de communication suscite un tel engouement, c’est parce que, estiment-ils, il est à la mode. Autrement dit, en posséder, c’est se mettre au goût du moment, c’est faire preuve de bon goût, c’est donc vivre selon les normes du groupe. De ce fait, ne pas en avoir, c’est être en déphasage, en retard par rapport aux autres, c’est appartenir à une époque révolue. En cherchant cet appareil, les étudiants veulent être reconnus comme faisant partie intégrante de leur communauté. Les propos de cet étudiant doctorant reflètent bien cette mentalité ; parlant de la possession du portable, il explique : C’est un signe d’avancement, c’est être un membre intégral de la société, y participer et profiter de ses avancées technologiques. Si le cellulaire est en vogue chez les étudiants, c’est parce qu’il constitue un phénomène sans précédent, une nouveauté par rapport au téléphone fixe. A ce sujet, A.A.Moles remarque : Tout phénomène social nouveau crée une mode. Nous vivons la Mode de la communication, corrélée à la prodigieuse extension des systèmes technologiques qui la supportent. En tant que nouvelle technologie de l’information et de la communication, le cellulaire est donc pour eux un moyen de s’intégrer dans la société du troisième millénaire, de revendiquer leur contemporanéité. Par ailleurs, comme dans tous les phénomènes de ce genre, ce vers quoi tout le monde tend, ce à quoi chacun aspire, c’est d’être moderne. Si la valeur c’est la modernité, la référence consiste à rechercher et à convoiter ce qui est récent ; et donc, l’anti-valeur, c’est l’archaïsme et la norme c’est de l’éviter. Dans ces conditions, les critères à l’œuvre dans le choix de l’appareil par les étudiants, deviennent compréhensibles. En effet, lors de cette sélection, ils recherchent tous des appareils performants et évitent les gros portables considérés comme démodés pour en choisir de plus petits car étant les plus récents. Mais si l’acquisition du cellulaire est une mode, en quoi est-elle un fait social ? La réponse à cette question se fera à travers l’analyse de ses caractéristiques selon les critères définis par Emile Durkheim.
Caractéristiques du phénomène de l’acquisition du téléphone portable
Dans son optique, un phénomène social est reconnaissable à ces deux signes : non seulement il est extérieur aux individus, mais encore il exerce une contrainte sur eux du fait même de cette extériorité. L’extériorité de l’acquisition S’il se situe en dehors d’eux, donc hors des consciences individuelles, c’est parce que ce ne sont pas ces dernières qui font qu’il soit ou ne soit pas. Il résulte de l’action collective des membres du groupe ; il est la combinaison qui s’en dégage, qui se déroule dans la conscience collective, donc hors des consciences individuelles. Il acquiert ainsi une existence propre, indépendante des faits isolés. Il en est de même de l’acquisition du téléphone portable par les étudiants. En tant que phénomène de mode, elle leur est extérieure. En effet, la mode n’est pas le fait de l’action individuelle, quoique celle-ci soit à son origine. Elle est le produit de l’action conjuguée de plusieurs personnes ; pour qu’elle existe, cela ne dépend pas d’une volonté exclusivement, il faut que celle-ci soit imitée en cela par ses semblables. La synthèse de cette imitation consacre ainsi une habitude, une manière de faire, de sentir ou de penser collective servant ainsi de référence. 40 Les règles de la méthode sociologique , Paris : PUF, 1986 (chap.1) 40 Il en est ainsi de l’acquisition du portable qui est devenu, pour les étudiants, une manière de faire de leur entourage ; elle est de ce fait une pratique collective. En effet, relativement à leurs motivations, ils estiment avoir cherché cet outil de communication parce que celui-ci (qu’il s’agisse du cercle familial, académique ou de la classe d’âge) avait agi pareillement. C’est donc une réalité qu’ils constatent, qui est perçue de l’extérieur. Par conséquent elle existe en dehors d’eux.
la contrainte dans l’acquisition
En outre, le fait social exerce une contrainte sur les individus, parce qu’il leur est extérieur car collectif ; ainsi, il s’impose à eux en raison de la supériorité morale du groupe par rapport à ses membres. Cependant il peut arriver que l’aspiration commune qu’il matérialise soit en adéquation avec celles des consciences individuelles ; dans ce cas la coercition est imperceptible. Dans le cas échéant, celle-ci se fait nettement sentir et est reconnaissable, soit à l’existence d’une sanction par laquelle la société manifeste son désaccord, soit à la résistance que le fait oppose à toute entreprise originale. La contrainte sociale traduit donc l’action du groupe sur ses membres, le contrôle qu’il exerce sur ces derniers en vue de les amener à se conformer aux normes établies, à se socialiser. Ainsi, si le fait social est coercitif, c’est dans la mesure où il conditionne l’action des individus. Le phénomène que nous avons étudié présente les mêmes signes. En effet, l’analyse des motivations à l’acquisition du téléphone portable par les étudiants, révèlent que ceux-ci sont davantage conditionnés par l’action de leur entourage que par leurs besoins personnels. Ce qui les a déterminés à vouloir en obtenir, c’est avant tout pour imiter leurs proches dans ce qu’ils considèrent être à la mode. Etant jeunes et voulant être reconnus comme membres à part entière de leur société, ils sont obligés d’être dans l’air du temps, de s’adapter à la norme du moment, en agissant comme tout le monde le fait. Tout de même, la pression sociale, dans ce contexte, est indirecte car les vœux des étudiants correspondent à la pratique collective ; ces derniers sont attirés par le cellulaire, ce qui en atténue le caractère obligatoire. Et cette attirance est tellement forte que, bien que n’en ayant pas les moyens financiers, nos enquêtés préfèrent sacrifier leur allocation d’études pour s’en procurer ou demander dans leur entourage à ce qu’on leur en offre.Par contre, cette coercition sociale est presque palpable au moment de sélectionner l’appareil. En effet ils font beaucoup attention aux dimensions du portable, contraints qu’ils sont de choisir les petits modèles et d’écarter les gros, jugés démodés. Les propos justificatifs des différents étudiants permettent de nous en rendre compte. Ainsi cette enquêtée en licence de Portugais déclare : Je préfère les petits modèles parce que c’est plus facile à porter, cela se garde plus facilement. Les gros ne sont pas discrets et je ne veux pas que tout le monde sache que j’en ai. Je serai gênée de décrocher en public. Si c’est pour les laisser à la maison, je n’ai rien contre eux . De même cet étudiant en année de DEA de Sociologie estime : Le fait d’avoir un gros portable, c’est dévalorisant. C’est valable pour moi parce qu’en trimballer de pareil c’est ridicule. En cas d’appel, j’aurais honte de décrocher au milieu de mes camarades étudiants. Cette étudiante en première année de Sociologie justifie son rejet des portables de grande taille en ces termes : Les gros portables c’est pour les vieux. Si tu en as, les gens se moquent en les taxant de camions, de télé centres. C’est cela qui me gêne. De ces différents avis, il ressort que la pression sociale apparaît à travers les sentiments de gêne et de honte vis à vis des gens, que causerait chez les enquêtés, la possession éventuelle d’un appareil de cette sorte. Ces sentiments seraient générés par la non-observance de la norme qui est de choisir un cellulaire de petite taille. La société aurait réagi, dans ce cas, par la moquerie et le rire des autres, qui traduisent la sanction collective. D’ailleurs, dans l’expression populaire, les appareils de grande taille sont désignés sous les noms de « Ndiaga Ndiaye », « Dem dikk » ou encore de « télé centre ». Comme nous le constatons, la grandeur de tels objets est démesurée par rapport à celle du téléphone portable, aussi gros soit-il. Cependant, ces appellations, moqueuses, traduisent le ridicule que la société trouve dans le fait d’en posséder. Elle contrôle de cette façon le choix des étudiants en matière de portable, en le canalisant dans des critères bien définis et dissuade tout contrevenant éventuel par la menace d’une telle sanction. Un étudiant l’aurait-il fait, qu’il serait traité, par voie de conséquence, de démodé, d’attardé. Il aurait été ainsi stigmatisé et marginalisé, donc exclu de la mode, mouvance dont il n’aurait plus incarné la valeur : la modernité . Dans un tel contexte, le crime absolu c’est d’être archaïque, c’est -à -dire d’avoir un portable de grande taille issu de la première génération de 42 cellulaires au Sénégal. Cet étudiant en année de maîtrise de Lettres classiques vit cette situation ; il déclare à ce sujet : La taille d’un portable m’importe peu pourvu que celui-ci soit efficace. Pour quelqu’un qui attache de l’importance à la mode, c’est gênant d’avoir un gros portable. Quand je sors le mien, on me fait comprendre qu’il est grand, mais c’est mon choix. Par ailleurs, nous avons noté que les enquêtés s’exprimaient en terme de préférence relativement aux critères de sélection de leur portable, la fondant sur le fait que, les anciens modèles étaient vilains parce que dépassés alors que les petits étaient beaux, parce que modernes. Cependant, cette convenance personnelle n’empêche pas pour autant cette contrainte d’exister. Elle montre plutôt qu’ils ont facilement intériorisés les normes d’un tel courant social, d’autant plus que la philosophie véhiculée (vivre avec son époque) de même que la valeur qui en est la matrice correspondent exactement avec ce qu’ils sont censés et qu’ils veulent incarner : la jeunesse, la beauté, la modernité. En somme l’acquisition du téléphone portable par les étudiants est un phénomène social. Dans la mesure où elle constitue une manière de se conformer à des exigences sociales.
Introduction |