Les relations entre technologie, médecine et patient
Depuis l’avènement du projet cybernétique apparu dans le sillon de la Seconde Guerre mondiale et du développement de l’intelligence artificielle (Breton, 1995), la puissance des technologies a littéralement explosé : capacité de calculs, captation d’environnements, dispositifs d’affichages immersifs, connectivité, interface hommemachine, etc. Au-delà de l’aspect simplement matériel, les technologies numériques ont révolutionné nos habitudes de vie et intégré notre environnement social par la multiplication des nouvelles applications. Elles offrent un accès en temps réel à l’information, à autrui et au divertissement. Elles permettent d’effectuer des tâches à distance, de traiter des maladies et même d’entraîner notre corps par des systèmes de valorisation adaptés à notre profil psychosocial. Aujourd’hui, il est indéniable que les technologies numériques sont ubiquitaires et s’insèrent dans les différentes sphères de nos vies. Incidemment, lorsque les technologies sont intégrées dans un contexte, elles ont tendance à modifier le domaine ciblé afin de concentrer l’attention de ceux qui l’utilisent vers des objectifs précis (on dira des objectifs téléologiques), déterminés par leur concepteur. Les technologies numériques possèdent des programmes conçus qui régissent l’interaction de l’individu qui l’utilise et le dirigent ainsi vers un objectif ciblé. Dans le domaine des sciences sociales, on utilisera le terme de « déterminisme technologique ». Sans entrer dans les détails d’une telle pensée, on retiendra les questionnements soutenus par Sherry Turkle. Selon son point de vue, d’une certaine manière, nous créons des technologies qui nous modifient à leur tour (Turkle, 2012). Les technologies affectent notre mode de vie, notre rapport et notre manière de communiquer. En somme, toute technologie intègre une dimension sociale. Il est donc nécessaire de percevoir la technologie non pas comme la production d’artefacts isolés, mais plutôt comme un système d’interactions menant à une forme de conversation entre l’humain et la machine .
Lors de cette recherche, j’ai tenté de comprendre l’impact des technologies dans le domaine de la réadaptation. De manière plus précise, nous nous sommes interrogé sur les conséquences de l’intégration des technologies sur la relation patient-traitant et l’accompagnement. Comment les dispositifs technologiques numériques s’insèrent-ils dans l’espace entre le patient et le traitant ? Ce sera l’objet des prochaines lignes. Il ne s’agit pas de définir un domaine dans son entièreté, mais de s’interroger sur la nature des relations entre un médecin soignant, un patient et un dispositif technologique. Avant d’aller plus de l’avant, nous tennons à mettre en garde le lecteur qu’il s’agit ici d’un descriptif simplifié, voire limité, du processus de réadaptation. En proposant une réflexion où nous utiliserons l’historique de l’intégration de technologies en médecine, nous tenterons de mettre en lumière l’influence possible des technologies dans le contexte de la réadaptation. Bien qu’il s’agisse de deux domaines distincts, la littérature en médecine permet d’illustrer les enjeux que le designer doit prendre en compte dans la conception d’un dispositif interactif numérique en réadaptation.
Transformation de l’accompagnement patient-médecin.
En abordant la santé par la technologie « la médecine triomphe et se donne le moyen de le prouver et de le quantifier, par de grands essais cliniques, l’efficacité de ses traitements » (Marceau, 2014, p. 183). Selon Reiser, la médecine de la société américaine moderne peinerait à équilibrer les composantes technologiques et humanistes (Reiser, 2009). Les technologies auraient-elles modifié la relation tripartite entre le médecin, son patient et son environnement ? Il est facile de constater les éléments positifs de cette transformation. Il est plus difficile de répondre au « comment » s’est transformée cette relation. Historiquement, les médecins devaient se fier aux récits des patients et à leurs propres observations afin de pouvoir diagnostiquer des problématiques. Cette méthode ouvrait la porte à la subjectivité du traité, mais aussi aux a priori du traitant.
Avec l’apparition des innovations technologiques, une autre voie d’investigation du corps humain fut rendue possible. Par exemple, l’invention du stéthoscope proposa une nouvelle méthode d’auscultation du corps, résultant par l’amplification du sens de l’ouïe. Le stéthoscope pouvait désormais révéler des symptômes qui étaient jusqu’alors imperceptibles : ceux qu’émettent les sons de structures défectueuses du corps. L’information provenant du stéthoscope, dépouillée de subjectivité, permettait donc d’établir un diagnostic basé sur des «faits» objectifs.
Les technologies au service de la santé
Au-delà de sa dimension technologique, le stéthoscope ouvrait la porte à l’intégration de nouvelles méthodes scientifiques puisqu’il permit de vérifier des théories en effectuant des expériences à partir de prédictions de résultats. Incidemment, l’avènement du stéthoscope initia une quête de l’objectivité par l’utilisation de différentes technologies de sondage du corps: rayons X, microscopes, capteurs de pression, … L’homme allait enfin comprendre le fonctionnement de ses composantes biomédicales en examinant le corps à l’aide de nouveaux instruments. Si Galilée pouvait identifier les cratères de la Lune à l’aide de sa lunette, le stéthoscope allait permettre de sonder les profondeurs sonores du corps.
Cette révolution par la technique ne scinda pas seulement la relation entre le patient et le médecin, mais minimisa l’aspect psychologique, qualitatif et social des soins pour mettre l’emphase sur une vision biomédicale où les technologies avaient un impact quantifiable. À l’aide de différents artefacts, il était possible d’ausculter et de traiter le patient avec une précision jusqu’alors inégalée. Du stéthoscope aux rayons X, en passant par le microscope, jusqu’à l’usage de nouveaux senseurs, on pouvait ainsi trouver et isoler les composantes qui faisaient défaut et, ensuite, élaborer de nouveaux protocoles pour les oblitérer. Ce triomphe a considérablement complexifié la pratique de la médecine en intégrant une panoplie d’objets et de techniques d’auscultation dans le processus thérapeutique de traitement du patient .
Cette arrivée des technologies a eu pour conséquence d’accélérer les efforts pour créer des traitements spécifiques et adaptés à des problématiques distinctives. La précision du traitement et de l’outillage permettait de meilleures chances de guérison, mais tendait à négliger la relation humaine entre le patient et le médecin. Dans cette vision, on se consacra à soigner la maladie, mais avons-nous vraiment compris les mécanismes du bien-être du patient ? Actuellement, il ne va pas sans dire que, dans ce contexte, de nombreux patients ressentent un inconfort grandissant. En 1977, le psychiatre George Engel avait réclamé un changement de paradigme en médecine afin de « passer d’un modèle purement biomédical à bio psycho social. Il s’agissait de prendre réellement en compte les 3 composantes de la santé – physique – mentale – sociale » (Marceau, 2014). Suite à ces constats, il est essentiel de définir les paramètres qui permettraient de créer des expériences de traitement holistique.
À l’instar de la médecine, l’intégration des nouvelles technologies numériques, dans le contexte de la réadaptation, risque de créer des expériences qui ciblent les caractéristiques absorptives, réflectives et directives des technologies et ainsi atrophier les dimensions humaines et sociales qui sont liées à l’accompagnement (Reiser, 2009). Pour ma part, dans le cadre de ce mémoire, nous pensons qu’il est possible, tel qu’il a été mentionné au début de ce chapitre, d’interroger l’usage des technologies de la réalité virtuelle au service de la relation patient et clinicien, afin de créer de nouveaux contextes de réadaptation.
Introduction |