Le débat concernant l’intégration des couples de même sexe à l’institution du mariage
En 1999, la France instaure le pacte civil de solidarité (PACS), une forme de partenariat domestique permettant aux couples hétérosexuels et homosexuels de s’unir civilement. Bien que le PACS accorde une certaine reconnaissance aux unions homosexuelles, ce statut ne leur permet pas d’accéder à tous les avantages juridiques et économiques qui sont associés à l’institution du mariage. En 2012, François Hollande, candidat à l’élection présidentielle, promet de légaliser le mariage entre personnes de même sexe s’il est élu. À la suite de son élection, Hollande tient sa promesse et avance son projet de loi sur le « mariage pour tous ».40 Toutefois, le projet de loi est loin de faire l’unanimité: le 13 janvier 2013, entre 340000 et 800000 personnes défi lent dans les rues de Paris pour manifester contre le mariage pour tous, et on estime ce nombre entre 300000 et 1,4 million lors de la manifestation du 24 mars de la même année. Malgré cette opposition, le projet de loi est adopté au parlement le 23 avril 2013 à 331 voix contre 225. Dans ce chapitre, nous verrons les argumentaires de deux philosophes français ayant publié des textes en faveur du mariage pour tous.
Compte tenu de la forte opposition au projet de loi, ces publications s’efforcent de réfuter les arguments couramment énoncés par ceux qui s’opposent à l’accès des couples de même sexe à l’institution du mariage. Dans le contexte de ce mémoire, ce premier chapitre servira donc à présenter le débat plus traditionnel concernant l’accès au mariage, c’est-à-dire les arguments en faveur et en défaveur du mariage pour tous. Cette étape servira de base pour mieux comprendre la suite du débat sur le mariage. Nous présenterons d’abord l’argumentaire développé par la juriste et philosophe Raphaëlle Théry, puis nous verrons par la suite la défense du mariage pour tous telle que formulée par Ruwen Ogien. Dans la section consacrée à la pensée d’Ogien sur le mariage sera également présenté un article où il défend que le mariage, même en étant accessible aux couples de même sexe, serait tout de même discriminatoire envers les personnes prenant part à des relations non conjugales, ce qui nous servira de transition pour aborder d’autres points de vue qui abondent dans le même sens dans le chapitre 2.
Critique du point de vue naturaliste
Le point de vue dit « naturaliste» cherche à faire dériver des normes de ce qu’il considère être l’ordre naturel des choses et soutient que celles-ci devraient guider la formulation des lois et la régulation des institutions sociales.43 Sous cette perspective, une première raison de justifier l’interdiction du mariage aux personnes de même sexe est que la nature n’ait pas rendu possible la procréation entre elles. Or, le mariage, étant une institution qui régit la procréation et la famille, ne devrait pas admettre en son sein les couples de même sexe en raison de ce fait naturel.44 Un premier problème que pose cet argument, soutient Théry, est qu’il peut aussi être appliqué au cas des couples hétérosexuels, mais stériles. En effet, si les défenseurs de cet argument souhaitent être cohérents, ils devraient alors annuler les mariages entre personnes stériles, interdire le mariage aux femmes ménopausées, ou encore l’utilisation des moyens de contraceptions par les couples mariés.45 À cet argument, les naturalistes pourraient répliquer que cet argument ne tient pas compte d’une distinction importante. Pour eux, il faut distinguer entre ceux pour qui il est physiologiquement impossible de procréer (les personnes de même sexe) et ceux pour qui cette impossibilité serait seulement accidentelle (les couples hétérosexuels stériles).
En d’autres termes, les homosexuels choisiraient les circonstances qui font qu’ils ne peuvent pas procréer, tandis que la stérilité des couples hétérosexuels serait non choisie et contingente.46 Selon Théry, cette réplique des naturalistes n’est tout de même pas convaincante puisqu’elle « n’explique pas pourquoi les homosexuels devraient faire un choix entre bonheur conjugal et parenté» 47, surtout lorsqu’on considère que l’idée selon laquelle l’homosexualité est choisie est peu crédible.48 Au-delà de la simple procréation, les naturalistes évoquent également l’intérêt de l’enfant d’être élevé par des parents de sexe opposé. Selon eux, les enfants de couples de même sexe pourraient être stigmatisés en raison de l’orientation sexuelle de leurs parents. Être élevé par des parents de même sexe irait donc à l’encontre de leur intérêt. Théry rejette cet argument parce qu’il prend la forme d’une pétition de principe: si les enfants de couples homosexuels sont stigmatisés, c’est en raison de la différence de traitement qu’on leur réserve. Selon elle, les enfants des couples de même sexe seraient beaucoup moins stigmatisés si leurs parents étaient reconnus comme des citoyens à part entière.49 Dans le même ordre d’idées, les naturalistes font également valoir qu’un enfant aurait besoin d’une mère et d’un père. Selon l’auteure, l’argument n’est pas du tout convaincant puisque l’adoption est permise pour les personnes célibataires50 et, donc, qu’il peut être jugé acceptable qu’un enfant soit élevé par un seul parent. C’est d’ailleurs ce qui se produit si l’un des deux parents décède.
Critique du point de vue institutionnaliste
Par la suite, Théry examine les arguments proposés par les institutionnalistes. Ceux-ci se démarquent des naturalistes parce qu’ils s’opposent au mariage entre personnes de même sexe en se rapportant à l’essence de l’institution telle qu’elle est dans la tradition. Les institutionnalistes s’opposent donc à l’ouverture du mariage aux couples homosexuels « en insistant sur les limites de l’institution du mariage. »51 Ainsi, un premier argument qu’ils font valoir est que le mariage et l’homosexualité sont par définition incompatibles: le mariage est exclusivement compris comme l’union d’un homme et d’une femme. Contrairement au point de vue précédent, celui-ci se préoccupe moins de la dimension procréative du mariage, mais plutôt du caractère traditionnel et supposément naturel de la famille nucléaire. Cela implique que si des personnes de même sexe se marient, alors on a affaire à une institution essentiellement différente que celle du mariage, puisque c’est une impossibilité logique que le mariage comprenne les couples de même sexe.52 Pour Théry, cet argument fait preuve d’une trop grande rigidité. Cela impliquerait que tout changement sur le plan des définitions des institutions et des normes qui les régulent entraînerait un changement sur le plan de l’essence de cette institution.
Selon elle, il ne faut pas oublier que les règles et les pratiques au sein des institutions évoluent constamment. L’arrivée des femmes sur le marché du travail ou encore l’extension du droit de vote aux femmes53 sont de bons exemples de transformations sociales et institutionnelles que nos institutions ont supportés sans pour autant devenir des institutions essentiellement différentes. De plus, certains pays ont déjà reconnu le mariage entre personnes de même sexe. Il serait absurde de dire que ces pays ne permettent pas « le mariage homosexuel», ou encore de dire qu’il faudrait alors absolument rebaptiser l’institution quand plusieurs individus tiennent à conserver l’appellation « mariage ».S4 Théry s’intéresse ensuite à un deuxième argument tiré du point de vue institutionnaliste qui consiste à dire que les opposants au mariage entre personnes de même sexe pourraient être marginalisés si le mariage homosexuel était légalisé. En d’autres mots, « On pourrait alors être tenté de voir là un « match nul » : de même que x est désavantagé de ne pas pouvoir se marier, de même que y est désavantagé du fait que x puisse se marier alors qu’il s’y oppose. »ss Cependant, Théry rappelle que cet argument n’est pas valide parce que les deux revendications n’ont pas la même légitimité. En effet, pendant que x revendique le droit de se marier pour lui-même, ce qui est donc une préférence personnelle. les personnes y qui peuvent déjà se marier réclament que x ne puissent pas se marier, ce qui est une préférence externe. Selon Théry, dans un contexte libéral, on reconnait aux préférences personnelles un poids plus important que les préférences externes afin de respecter la liberté des individus.s6
Le principe d’indifférence morale du rapport à soi-même
Le principe d’indifférence morale du rapport à soi-même contenu dans l’éthique minimale est sans doute le principe qui la démarque le plus des autres éthiques normatives. En effet, les trois grandes théories classiques défendent toutes qu’il Y a une certaine symétrie entre le rapport à soi et le rapport aux autres. Pour les utilitaristes, il faut compter absolument tout le monde, y compris soi-même, dans le calcul des peines et des plaisirs. Pour les kantiens, l’une des maximes demande que l’on respecte l’humanité dans sa propre personne comme on doit le faire avec les autres. Il Y a donc une symétrie totale entre ce que l’on se fait à soi-même et ce que l’on fait aux autres. En des termes kantiens, nous devons accomplir des devoirs à l’égard des autres ainsi qu’envers nous-mêmes. Finalement, en ce qui concerne les éthiciens de la vertu, ce qu i compte, c’est lajuste mesure en toute chose, y compris dans le rapport à soi-même comme dans le rapport aux autres.74 Kant, qui est le principal théoricien des devoirs dirigés envers soi-même, les distingue en deux classes.
Il y a d’abord les devoirs restrictifs (devoirs négatifs) qui concernent la conservation de soi: « Vis conformément à la nature, c’est-à-dire conserve-toi dans la perfection de ta nature » .75 Ce type de devoirs nous interdit par exemple de nous suicider ou de nous mutiler.76 Kant qualifie ces devoirs de « parfaits », parce que ce sont des devoirs qui doivent être suivis à la lettre et en tout temps par les agents. Ils sont réalisés par abstention ou omission, c’ està- dire qu’ ils impliquent de ne pas faire une chose. Il y a aussi les devoirs extensifs (devoirs positifs envers soi), qui eux, se rattachent à la notion de vertu : « Rends-toi plus parfait que la seule nature ne t’a créé ».77 Ces devoirs visant le perfectionnement de l’être humain requièrent, par exemple, que l’on développe nos talents ou que l’on soit un « membre utile du monde ».78 Kant décrit ces devoirs comme « imparfaits », parce que l’agent peut choisir plus librement la façon dont il accomplit ces devoirs et que cela implique une action de sa part.
Par exemple, bien qu’un agent doive obligatoirement développer ses talents, il est libre de déterminer lesquels il désire développer. Le principe d’indifférence morale envers soi-même qu’Ogien défend suppose une asymétrie morale entre les gestes que nous posons envers les autres, et ceux que nous posons envers nous-mêmes: ils n’ont pas la même valeur morale. Afin de l’illustrer, Ogien donne l’exemple de l’artiste peintre Vincent Van Gogh (1853-1890) qui s’était volontairement coupé une oreille, à la suite d’une querelle avec le peintre Paul Gauguin (1848-1903).79 S’il avait coupé l’oreille d’une autre personne, le geste mériterait la désapprobation morale. Les deux gestes ne s’équivalent pas sur le plan moral.80 Le principe d’indifférence morale du rapport à soi-même, que Ogien défend, va plus loin: il affirme que le bien ou le mal que l’on se fait à soi-même n’ont aucune importance morale.81 Par conséquent, pour ceux qui adhèrent à ce principe, le fait que Van Gogh se soit tranché l’oreille n’a aucune importance morale. Nous allons présenter l’argumentaire d’Ogien en faveur de ce principe.
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