LA VOIX ENFANTINE, INSTIGATRICE DU RÉALISME MAGIQUE
Le narrateur-enfant et son utilité dans la fiction réaliste magique « Je vous raconte des histoires. Croyez-moi78 . » Afin d’éviter toute confusion, il est primordial de spécifier que la figure et la perspective de l’enfant présentées dans les fictions, qu’elles soient réalistes magiques ou non, sont de pures constructions. Gardons aussi en tête que ces fictions sont investies de la conscience de leur écrivain et que derrière les représentations de l’enfant en littérature « se cache très certainement l’adulte79 » : En vérité, les enfances littéraires renvoient à une figure rhétorique très ancienne, la prosopopée, qui consistait à mettre en scène et à faire parler des absents, des morts, des choses, des êtres inanimés, à donner la parole à ce qui par nature en est dé-pourvue. Si l’enfance ne parle pas et que pourtant la littérature la fait parler, même écrire quelquefois, c’est qu’en elle quelque chose d’autre parle, que par un quelconque ventriloquisme on usurpe sa parole refusée80 . Déjà, l’idée d’un enfant endossant la narration d’une fiction « présente un problème de conquête de réalisme81 » parce qu’elle comporte une incohérence majeure. L’enfant réel ne maîtrise ni le langage ni l’écriture. Par conséquent, il ne peut être chargé de la transmission autonome et entière du récit. Un décalage se forme ainsi entre l’enfant véritable et le narrateur-enfant; entre l’enfant objectivé et l’enfant tel que perçu et décrit par l’adulte écrivain. Ce dernier est un étrange amalgame. Il est à la fois constitué de ce que représente l’enfant selon l’opinion commune et d’une part de l’esprit du créateur lui-même, tel un alter ego, un double enfantin : Nos images de l’enfance sont sans doute, bien plutôt qu’en nous reflets plus ou moins positifs de l’enfance réelle, miroirs indirects de nous-mêmes en tant que nous les instituons, c’est-à-dire les imaginons. Largement engendrées par les matrices de la représentation elles ont toutes chances d’être, à maints égards, des sortes de “métaphores” de cette alchimie mentale et onirique qui les songe, les travaille, les construit82 . En ce sens, la manière dont Iode Ssouvie et Tinamer de Portanqueu sont mises en scène par l’écrivain, puis embrassées par le lecteur, n’est pas le produit d’éléments factuels, mais bien d’assomptions culturelles et sociales83. Ces enfants demeurent inévitablement des structures hyperboliques qui ne correspondent pas tout à fait à l’enfant référentiel. Ce sont des êtres manufacturés qui reprennent certainement quelques gestes ou paroles de l’enfant réel, mais qui possèdent aussi certaines particularités adultes, une précocité parfois déroutante, qu’explique la plurivalence symbolique de leur personnage84 . C’est pourquoi les théories rapportées dans le cadre de cette recherche ne devraient jamais être confondues avec des observations empiriques de la psychologie de l’enfance, et ce, malgré le fait qu’elles puissent montrer des affinités avec certaines études de ce domaine. Notre champ d’expertise se limite strictement à l’enfant en tant que construction littéraire au XXe siècle et en tant qu’outil littéraire déterminé par l’adulte écrivain. Plus précisément, ce qui nous intéresse est la façon dont cet enfant littéraire peut soutenir la narration réaliste magique. Comme nous l’avons montré précédemment, l’autorité du narrateur joue un rôle capital dans l’abolition de l’antinomie entre le réel et le magique. La plupart des traits formels essentiels du réalisme magique tels qu’ils sont formulés par Chanady dépendent de la narration. Le narrateur réaliste magique est, soulignons-le, le représentant d’une vision inhabituelle de la réalité grâce auquel le lecteur accepte — ou refuse — d’ajuster son processus de lecture; grâce auquel le lecteur consent à modifier momentanément sa façon de percevoir la réalité. Dans un tel contexte, est-il judicieux de confier la narration d’une fiction réaliste magique à un personnage enfant ? La parole du narrateur-enfant possède-t-elle l’autorité nécessaire pour servir une esthétique aussi complexe que celle du réalisme magique ? Il est évident que l’ingénuité permettant à la fiction réaliste magique de dépeindre le monde magique est largement due à une manière impassible de narrer.
Les exemples d’Iode et de Tinamer « Garde-toi !
Ne te jette dans les bras de personne ! Ne le dis pas : garde-le pour toi ! Si tu veux m’accompagner, accompagne-moi en silence ! Ne donne rien à personne ! Ne fais rire ou pleurer personne : ne donne pas de spectacle ! Ne te parfume pas : ne donne pas d’odeur. Ne te jette pas : tu es tout ce que tu as ! Ne dis rien à personne : nous sommes tout ce que j’ai ! En se jetant dans le fleuve la rivière se perd ! Garde-toi ! Serre-toi dans tes bras ! Ne joue pas avec eux !116 » L’excentricité est une disposition primordiale chez le narrateur réaliste magique que l’on retrouve chez Iode et Tinamer. Plusieurs autres éléments participent à l’expression de leur nature excentrique. Elles sont d’abord des enfants provenant de familles et de foyers marginaux. En ce qui concerne Iode, « [n]’oublions pas que son frère est fou, sa mère ivrognesse et son père bossu » (O, 16), sans compter que sa maison est, en vérité, un navire échoué. Tinamer, quant à elle, a pour père Léon de Portanqueu, un homme extravagant qui « ne perd jamais une occasion, le jour, de fabuler, de plaisanter et de rire. » (A, 54) Elle habite une maison à l’apparence peu accueillante qu’elle souhaiterait rendre invisible aux regards des citadins qui vivent du mauvais côté des choses. Tinamer se soucie de l’anonymat de sa demeure, préférant largement être isolée, camouflée derrière « [u]n fourré de cèdres, d’aubépines et de cornouillers » (A, 47) qu’être assimilable au reste du labyrinthe ou identifiable par ses habitants qu’elle croit menaçants : La maison elle-même, pourtant unique, qui ne pouvait entrer dans aucune série, y était numérotée neuf-cent-trente et unième selon une convention obligatoire, aussi absurde qu’importune, qui la désignait à l’attention des intrus, solliciteurs, rapporteurs, percepteurs, quêteurs sophistiqués, espions déguisés en livreurs, en Témoins de Jéhovah, en Mormons… (A, 45) L’entourage d’Iode et de Tinamer contribue aussi à leur marginalisation. On se réfère constamment à Iode comme étant une pauvresse, un « déchet de l’humanité » (O, 228). Sa maîtresse d’école l’humilie et ses voisins la traitent de « petite sorcière » (O, 92), d’« incarnation du diable » (O, 92), allant jusqu’à suggérer son internement. L’apparence d’Iode signale également son refus délibéré de se soumettre aux convenances et à la bienséance. Par exemple, ses mains sont « aussi sales que possible, noires » (O, 228), sa « crinière brune et graisseuse » (O, 27) est infestée de poux et ses narines sont volontairement « pleines de cochonneries » (O, 42) — ce qui rappelle l’hygiène douteuse de Tinamer et ses dents « jaune[s] […] que jamais [elle] ne brosse, le matin » (A, 54). La robe d’Iode est infecte. On dirait qu’une division blindée est passée dessus. Quant à mon visage, surtout le matin, il n’est guère plus ragoûtant. Quand je dors, machinalement, je gratte mes bubes jusqu’au sang. (O, 73) Elle avoue de son propre chef être laide et puer, bien qu’elle ne cherche jamais à y remédier. Iode s’engouffre dans la marginalité au point de se « déclar[er] silencieusement l’ennemi de tous » (O, 124). Elle ira jusqu’à s’exclure volontairement des « réduits pleins à craquer de fumée de cigarettes appelés pays » (O, 124) : « Je ne crains ni leurs chiens, ni leurs bottes, ni leurs mitraillettes : je suis un tréponème dans leur intestin grêle. Ils ne m’auront pas. Je m’ai, je me garde. » (O, 124-125) De son côté, Tinamer subit les réprimandes d’Etna, sa mère, qui lui reproche son extravagance et son inaptitude à accomplir des gestes banals : « Ça court le bois comme un lapin et ce n’est même pas capable de revenir seule de l’école, à deux pas d’ici ! » (A, 117) Souvent, ses parents se moquent de ses réflexions inhabituelles et de ses réactions démesurées. Son principal d’école, la guidant jusqu’à la maison des de Portanqueu, 64 s’étonne des sujets étranges dont elle l’entretient. Se contentant d’euphémismes, le principal la décrit alors comme étant « douée de la plus vive imagination. » (A, 117) Tinamer en profite pour se moquer de celui-ci : Là, il ne comprenait plus, non, rien du tout, complètement obtus, Monsieur le Principal, les lobes d’oreilles lui doublant les bajoues. Il ressemblait à un chien saint-bernard. […] Sa stupidité, son gros ventre, ses tous petits pieds m’avaient inspiré confiance. Chemin faisant, je remarquai qu’il marchait comme une demoiselle. Le drôle d’homme que c’était que ce Principal ! (A, 116) Lors de ces moments d’exclusion, Tinamer dirige systématiquement sa colère vers ses adversaires. Elle saisit l’occasion pour dénigrer leur intelligence et leur apparence, pour saper leur crédibilité. Si les deux jeunes narratrices sont conscientes de leur dissemblance par rapport à la norme, elles ne semblent jamais s’en affliger. Leur position de narratrice leur permet de dominer le récit. Elles se font valoir comme des narratrices honnêtes et raisonnables à l’inverse des autres personnages et brouillent les repères du lecteur en ce qui a trait à la normalité. Iode et Tinamer s’appuient « sur l’illusion de l’artifice et la renverse en substrat d’une vérité à laquelle elles, de même que [leurs] compagnons, adhèrent totalement117 . » Elles forcent ainsi le lecteur à ressentir à son tour le sentiment de l’étrangeté et de l’exiguïté qui est celui de l’enfant marginalisé. Le lecteur se situe donc dès le départ dans la perspective de l’être, substance nécessairement flottante, car substance qui se cherche hors du monde, qui s’oppose à l’objectification et à l’imitation abêtissante de la perspective normative.