La vitalité du plurilinguisme dans les espaces commerciaux de la ville de Ziguinchor
LE PLURILINGUISME EN QUESTION
Exploration du plurilinguisme Tenter de proposer une définition qui puisse être admise par tous de la pluralité des langues reste une activité difficile compte tenu de sa complexité. Néanmoins, l‟expression plurilinguisme décrit de manière générale le fait qu‟une personne ou une communauté soit plurilingue, c‟est-à-dire qu‟elle soit capable de s‟exprimer dans plusieurs langues. Il traduit aussi le fait de retrouver plusieurs variétés linguistiques dans un espace bien déterminé.
Tentative de définition
Le plurilinguisme demeure une expression polysémique que chaque linguiste essaie de cerner selon sa vision, mais aussi sa sensibilité. La plupart des spécialistes font recours à l‟adjectif plurilingue pour donner une définition à la pluralité des langues. Le linguiste américain Leonard Bloomfield10 (1933 : 56) parlait d‟un « native-like control of two languages », définition reprise par le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage11 en ces termes : « Un individu est dit bilingue (ou plurilingue) s‟il possède deux (ou plusieurs) langues apprises l‟une comme l‟autre en tant que langues maternelles ». Une telle assertion met en exergue l‟importance de la notion de langue maternelle. Pour ces linguistes, le plurilingue est la personne qui a les compétences de parler plusieurs langues apprises toutes naturellement dès la naissance. En ce sens le plurilinguisme demeure intimement lié à la langue maternelle. Cette thèse est réfutée par d‟autres linguistes à l‟image de Ludi et Py (2003 : 06), selon qui : « On appellera bilingue (ou plurilingue) toute personne se servant régulièrement, dans sa vie quotidienne, de deux (ou plusieurs) variétés et capable, si besoin en est, de passer rapidement de l‟une à l‟autre, indépendamment de modalités d‟acquisition, de degré de maîtrise ou de la distance entre les langues en question ». Dans leur définition, ces deux chercheurs rejettent certaines exigences liées surtout aux modalités d‟acquisition des langues, à la distance entre elles, mais aussi au degré de leur maîtrise. Jean Claude Beacco va plus loin dans sa conception de la pluralité des langues. Pour lui : « Plurilinguisme est à considérer sous ce double aspect : il constitue une conception du sujet parlant comme étant fondamentalement pluriel et il constitue une valeur, en tant qu‟il est un des fondements de l‟acceptation de la différence, finalité centrale de l‟éducation interculturelle ». Quant à Caroline Juillard (2007 : 235), elle caractérise le plurilinguisme à des situations de contact entre plusieurs langues ou variétés, présentes aussi bien dans les répertoires verbaux que dans la communication sociale. Il apparaît comme une compétence à la fois individuelle et collective. Ainsi, le plurilinguisme peut être conçu comme étant un ensemble de phénomènes qu‟on peut mettre en relation avec la présence simultanée de plusieurs systèmes linguistiques, non seulement dans la compétence d‟un locuteur, mais encore dans le répertoire d‟une communauté linguistique donnée (Vincenzo Orioles : 2004, 11). On peut aussi tenter de cerner le plurilinguisme en passant par les rapports qu‟il entretient avec le multilinguisme. En fait, si ces deux termes sont souvent employés comme des synonymes pour désigner des situations linguistiquement hétérogènes, certains didacticiens les distinguent. Le multilinguisme désigne aujourd‟hui, selon eux, la présence de plusieurs langues sur un même territoire. Ainsi, de nombreux textes francophones font la distinction entre le plurilinguisme et le multilinguisme12. Le plurilinguisme est compris comme étant la pratique de plusieurs langues et variétés de langues à des niveaux variés par un locuteur au sein de contextes sociaux divers. Le multilinguisme, quant à lui, traduit la présence et le contact de plusieurs langues au sein d‟un contexte social (Mathis : 2013, 61-62). Robert Chaudenson (1991 : 311) propose de nommer « plurilinguisme » la « coexistence de plusieurs langues au sein d‟un même Etat » et de réserver « multilinguisme » à la «présence, dans le continent ou dans une de ses régions, de plusieurs langues dont les aires d‟usage dépassent les frontières nationales ». Selon lui, le plurilinguisme est donc toujours national, alors que le multilinguisme est régional ou continental même si une langue peut tout à fait participer de l‟un et de l‟autre. Dans ses explications, Chaudenson indique qu‟il se fonde sur leur étymologie, puisque « plures » est en latin le comparatif de « multi » et qu‟il y a plus de langues engagées dans les plurilinguismes nationaux que dans le multilinguisme africain13 . Le corollaire de ce principe est que toute langue du multilinguisme se retrouve au moins dans 12 En anglais les termes « plurilingualism » et « multilingualism » ne sont le plus souvent distingués (mais voir aussi Marshall & Moore, 2013). 13 Ibid. 13 deux plurilinguismes nationaux. Cette définition semble plus appropriée dans plusieurs domaines, notamment dans celui de la coopération. I-2) Quelques études sur le plurilinguisme Les recherches actuelles sur le plurilinguisme émanent des études préalables en didactique des langues et en sociolinguistique depuis les années 80 (Dabène, 1984 ; Grosjean, 1982 ; Lüdi & Py, 1986, entre autres). Ces chercheurs européens se sont, sans doute, inspirés des travaux antérieurs des sociolinguistes américains tels que Gumperz (1967) qui se sont penchés sur les pratiques discursives bi-/plurilingues caractérisées par l‟alternance et l‟asymétrie dans des situations de contacts linguistiques et de communication inégale. En réfléchissant sur le plurilinguisme, ces chercheurs ont voulu remettre en cause la conception structuraliste monolingue, illustrée par les positions de Bloomfield (1935), selon qui un bilingue n‟est autre qu‟un « double monolingue » qui disposait d‟une maîtrise « parfaite et équilibrée de deux systèmes linguistiques séparés » (Mathis : 2013, 63). Par la suite, ils ont commencé à étudier le bilinguisme à partir d‟un point de vue non plus de celui du locuteur « idéal », mais à partir des réalités fonctionnelles et discursives des locuteurs bilingues tels que les migrants (Ibid.). Ainsi, Selon Grosjean 1995, sont considérés comme bilingues : « Les personnes qui se servent de deux ou plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours. Ceci englobe les personnes qui ont une compétence de l‟oral dans une langue, de l‟écrit dans une autre, les personnes qui parlent plusieurs langues avec des niveaux de compétences différents dans chacune d‟elles (et qui ne savent ni lire ni écrire dans l‟une ou l‟autre), ainsi que, phénomène assez rare, les personnes qui possèdent une maîtrise parfaite de deux (ou plusieurs) langues » (Grosjean : 1995, 14). A travers cette définition, Grosjean soutient la thèse selon laquelle les locuteurs multilingues maîtrisent leurs langues et leurs variétés de langues à des degrés différents. Ils sont donc caractérisés par un niveau de compétences différentes dans leurs langues. Lüdi et Py (2003) ont conceptualisé ces différents niveaux en utilisant la notion de continuum et en faisant référence à un « ensemble d‟axes ». C‟est à ce titre qu‟ils ont déclaré : « Il semble possible d‟évaluer la maîtrise de chacune des langues en contact sur un ensemble d‟axes (compréhension orale, compréhension écrite, compétence conversationnelle, expression orale ou écrite, etc). Ensemble, ceux-ci forment un système de coordonnées complexe dans lequel chaque individu bilingue occupe une position intermédiaire sur un continuum allant d‟une connaissance limitée et épisodique d‟une deuxième langue jusqu‟à la maîtrise également complète de deux ou plusieurs langues » (Lüdi & Py : 2003, 08). 14 Cité par Mathis : 2013, 64. 14 Certains locuteurs pourront, dès lors, avoir la compétence de lire dans une langue alors que l‟écriture dans cette même langue leur posera des problèmes. Par contre, d‟autres auront recours à l‟écriture comme moyen d‟expression alors que leur production orale reflétera leur hésitation. De plus, en dehors des compétences à des niveaux variés qu‟il exerce dans ses différentes langues, le locuteur plurilingue fait usage également de ses différentes langues sur un continuum et peut donc passer d‟un mode monolingue à un mode bilingue : il aura à s‟exprimer parfois en une seule langue (quand ses interlocuteurs ne partagent qu‟une seule de ses langues, où lorsque l‟institution et ses représentants lui demande de fonctionner ou de rédiger un texte en une seule langue) jusqu‟aux situations où il sera admis qu‟une multitude de possibilités langagières sont à sa disposition, y compris l‟alternance et le mélange de langues ou le recours à de nouvelles formes linguistiques. Dans le même sillage, le locuteur peut passer d‟une posture d‟apprenant à celle d‟expert dans des situations différentes quand le besoin se présente (Mathis : 2013, 64). Il faut rappeler que la tenue du IVème sommet de la Francophonie en 1991 au palais de Chaillot a été un tournant décisif dans le développement des recherches relatives au plurilinguisme. Ce moment d‟échanges entre acteurs ayant en commun la langue française a été une occasion pour les chercheurs de l‟Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-mer (ORSTOM)15, dont les experts travaillent en grand nombre dans des contextes pluriculturels et en situations de plurilinguisme, de présenter tout un ensemble de travaux sur ces thèmes ou sur des thèmes qui débordent le seul domaine de la linguistique où l‟on ne saurait cantonner l‟analyse du phénomène (Jacques Charmes : 1991, 299). Avant cette rencontre de 1991, il y a eu la réunion des chefs d‟Etats et de gouvernements francophones tenue à Dakar en mai 1989. Les autorités présentes ont reconnu la nécessité d‟organiser une gestion réfléchie du plurilinguisme en ces termes : « Cohabitant avec les autres langues de l‟espace, le français devrait convertir cette coexistence en une synergie pour le développement ». Il s‟agit là de voir dans quelle mesure le français, en contact avec d‟autres langues, peut contribuer à promouvoir le plurilinguisme. La promotion de la pluralité linguistique ne doit pas seulement se limiter aux domaines de l‟éducation, de la culture, de la communication et de l‟information, mais toucher d‟autres sinon ignorés, du moins considérés comme non directement concernés : la vulgarisation et le développement 15 Cet organisme est remplacé aujourd’hui par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). 15 agricoles, la formation, les transferts de technologie, l‟économie formelle ou informelle et la santé (Ibid.). Par rapport aux études relatives au plurilinguisme, il faut noter que depuis la présentation faite par Uriel Weinreich dans Languages in contact en 1953, la conception et l‟analyse des situations de plurilinguisme se sont déplacées, grâce à la construction d‟objets plus spécifiques. La théorisation plus récente du contact de langues découle principalement de la fréquentation de nouveaux terrains d‟études, notamment urbains, et la difficulté à opérer des délimitations linguistiques en termes d‟objets-langues ou systèmes distincts (Juillard : 2007, 235). Cette situation a obligé certains linguistes et sociolinguistes à changer d‟outils de recherche et d‟analyse. C‟est dans ce cadre que les notions telles que la diglossie, le codeswitching, le language mixing, le language shift, etc. ont été reconsidérées à la lumière des difficultés à analyser des interactions plurilingues. D‟autres recherches tentent d‟explorer l‟aspect social du fonctionnement plurilingue. Il s‟agit particulièrement de s‟intéresser aux reconstructions sociales dont témoigne « un plurilinguisme évolutif, moins ethnicisé, si l‟on peut dire, ou sur le plan microsociolinguistique de l‟analyse, aux manifestations fluides et parfois imprévisibles du positionnement interpersonnel grâce aux possibilités variées des répertoires verbaux » (Juillard, Ibid.). Si certains sociolinguistes se sont attaqués avec succès à l‟étude de plurilinguismes dispersés sur des terrains plus ou moins vastes (R. Le Page et A. Tabouret-Keller 1985, C. Myers Scotton 1993), il faut reconnaitre la propension des chercheurs d‟explorer désormais les situations urbaines. Il s‟agit, pour eux, de voir dans quelle mesure, du fait de la concentration progressive des populations d‟origines diverses, le plurilinguisme se développe (Juillard, Ibid. 236). La ville, avec ses différentes caractéristiques, est donc considérée comme un terrain d‟observation et de recherche privilégié des sociolinguistes qui y repèrent et y décrivent divers aspects et procès (Calvet : 1994). Caroline Juillard (Ibid.) caractérise l‟espace urbain, notamment africain, en ces termes : « La spécificité de ce type de terrain réside, me semble-t-il, dans le fait que les formes et les fonctions des langues en contact se modifient au rythme des changements sociaux qui résultent de l‟urbanisation, laquelle, en Afrique, s‟accroît rapidement, même si les contacts des migrants avec leur terroir d‟origine peuvent parfois se maintenir ». Il convient donc, selon elle, d‟appréhender ces changements sur le double plan, linguistique et social. Cela ne semble pas facile compte tenu des descriptions encore très partielles des faits de variation linguistique, mais aussi du fait de manque d‟informations sur 16 les mutations sociales en cours depuis les premiers temps de cette forte urbanisation (Juillard, Ibid.). En outre, la situation linguistique des villes africaines, qui sont en général plurilingues, a poussé certains sociolinguistes, dont Caroline Juillard, Martine Dreyfus, Louis-Jean Calvet, etc. à y mener des recherches. C‟est ainsi que les milieux à forte concentration humaine tels que les marchés, les écoles, les espaces familiaux sont explorés afin d‟appréhender la place que le plurilinguisme y occupe.
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