La vision des éleveurs
Pour les éleveurs, la valeur du produit provient surtout de la première étape de l’élevage. La reconnaissance de cette vision fait partie de leur lutte historique face à l’industrie, à laquelle ils ne font pas confiance. Il s’agit là d’une mémoire historique de relations plus défavorables que favorables à leurs intérêts. Lorsque l’industrie met en place une innovation causée par l’adoption de certifications de qualité, l’éleveur a une certaine méfiance, davantage due à ses expériences passées qu’au résultat en tant 180 que tel. Il semble que tout ce qui vient de l’industrie doit être observé avec attention, comme s’il y avait un piège caché. L’une des perceptions à mettre en évidence au sein de ce groupe d’acteurs (le plus hétérogène et dispersé de ceux que nous avons analysés) est celle du degré de sensibilité concernant la problématique que leur cause l’industrie, quant aux engagements à long terme qui pourraient être pris. Les réponses des éleveurs montrent qu’il y a un groupe sensible aux arguments selon lesquels l’industrie à une insertion internationale très opportuniste et que cela l’empêche de mettre en place des relations plus stables en amont, d’où le problème de manque d’engagements. Les efforts officiels sont très bien vus, même si le résultat empirique des différents plans n’est pas bon, à en juger par le nombre d’éleveurs impliqués et/ou le nombre de tonnes exportées. Par conséquent, les efforts de communication faits sur les bénéfices de la certification ont été au-delà des résultats obtenus. Cette tendance est vraisemblablement le résultat d’un discours logique apprécié par les éleveurs. Celui-ci présente la certification comme un mécanisme efficace d’intégration entre les maillons de la chaîne et comme quasiment la seule façon de conserver la valeur du produit dans le cadre d’un contexte international où ce type de normes est de plus en plus demandée. Les voix qui s’élèvent contre ce modèle de décisions sont peu nombreuses chez les éleveurs (ou associations d’éleveurs). Cette confusion des éleveurs, qui est claire dans les cinq facteurs qui émanent de l’analyse Q, est le résultat d’un manque de communication sur les coûts et les bénéfices des systèmes de certification, ajouté à l’histoire de relations complexes entre les éleveurs et l’industrie depuis de nombreuses décennies qui ne peuvent pas être dépassées en quelques années. Ainsi, une conjoncture où les prix de la viande sont élevés sur le marché international, à cause d’une pression sur les produits alimentaires de base, retarde la solution des problèmes structurels de fond : les relations sur un marché où la qualité n’est pas correctement signalée et où il est nécessaire de mettre en place une vision stratégique à long terme pour définir les meilleurs instruments qui vont faciliter l’insertion internationale du pays et être les moins conflictuels possible dans le cadre d’une relation avec les autres acteurs. Cela ne signifie pas que, malgré ses faiblesses, le système n’e soit pas efficace : il faut seulement que le secteur à l’origine du produit-clé participe de façon plus active aux décisions. Selon l’une des personnes ayant répondu à l’entretien, les erreurs commises dans le passé ont consisté à vouloir résoudre les problèmes d’articulation de la chaîne en remplaçant les acteurs (en faisant en sorte que les éleveurs jouent un rôle qui n’était pas le leur), au lieu de rechercher une articulation plus efficace en coordonnant les efforts faits en la matière. Les perceptions des éleveurs par rapport à l’adoption des normes indiquent qu’il existe 5 profils concernant le thème, dans le cadre d’une grille de classement : un groupe voit l’adoption des normes de qualité de façon positive pour une intégration avec l’industrie, même s’il reconnaît qu’il s’agit d’un pari à long terme, où les bénéfices économiques ne sont pas au centre du problème. Un deuxième groupe a une vision semblable quant aux bénéfices à long terme, mais il n’accepte de participer que s’il reçoit une aide qui paie le coût de participation et que si une majoration des prix est clairement définie. Un troisième groupe privilégie une augmentation du prix du bétail tout en déclarant que son système ne s’adapte pas à une structure de ce type, raison pour laquelle il est insensible au discours d’adoption de ce système. Un quatrième groupe est nettement plus commercial et n’accepte de participer que s’il existe un bénéfice commercial clairement défini. 181 Finalement, un dernier groupe comprend que les résultats n’apparaîtront qu’à long terme et sans bénéfices économiques. Ce groupe n’est pas sensible à la certification en tant que système. Le premier et le cinquième groupe démontrent clairement qu’ils savent ce qu’est la certification, les autres groupes la place dans une zone neutre. L’analyse d’une grille plus complète d’assertions est plus riche en ce qui concerne les opinions. Elle permet de mieux apprécier l’histoire des relations entre les éleveurs, l’industrie et l’État. Elle permet de nouveau de définir cinq groupes. Le premier groupe que nous avons considéré comme informé sur ce qu’il croit de la problématique du secteur et sur la voie dans laquelle doit s’engager ce type d’associations concernant les normes de qualité. Il voit les certifications comme quelque chose qui permet de développer des alliances donnant-donnant avec l’industrie, et clairement, sans retour immédiat. Il demande que l’État joue un rôle plus actif parce qu’il sent que l’adoption de nouvelles normes se fait de façon passive, sans véritable discussion ou participation. Le deuxième groupe a une vision plus négative du thème; il ressent un risque de concentration de l’industrie et que cela peut déterminer la définition des normes à utiliser ou à mettre en place. Il se méfie des normes qui proviennent de l’industrie et a une opinion négative de la traçabilité. Il s’agit du groupe le plus réfractaire à ce type d’initiatives. Un troisième groupe démontre une forte motivation économique quant à sa participation à une structure de certification; il a une haute opinion de l’État dans son rôle de contrôleur et de signalisation de la qualité. Le quatrième groupe a un discours plus revendicatif. Il croit que la valeur est produite au moment de la première étape de l’élevage, il se méfie de l’industrie (et de tout ce qui vient d’elle) et a une opinion favorable du rôle de l’État. Il ressent comme un risque la concentration de l’industrie. Finalement, le cinquième groupe représente l’opinion des éleveurs qui sont pragmatiques par rapport à la certification, mais qui ont une perception neutre quant à l’utilité de cet élément en tant que système d’intégration de la chaîne avec l’industrie. Les éleveurs démontrent un manque d’autocritique dans ce processus. Lorsqu’ils sont interrogés, il semble qu’ils se considèrent comme victimes, les solutions qui les affectent proviennent d’acteurs qui jouent un rôle important dans le processus de décision. Ainsi, l’association qui les représente avec plus de force a un discours plus actif et semble baser ses demandes sur des aspects relativement simples comme une signalisation claire de la qualité et des primes de qualité devant être distribuées dans un laps de temps assez court (un an). Des alliances stables dans le temps seront difficiles à maintenir aux vues des difficultés de positionnement sur le marché extérieur et des coûts associés à un programme réussi de certification. Un autre point important fait référence à la certification dans l’imaginaire de l’éleveur : dans les grilles de classement en trois facteurs, l’assertion « je ne sais pas ce qu’est la certification » se trouve dans une zone intermédiaire de distribution, ce qui laisse supposer qu’il n’a pas une idée claire de ce dont ‘il s’agit. Évidemment, la certification n’est pas destinée à tout le monde, car il peut y avoir des éleveurs dont la structure de production ou commerciale ne s’adapte pas à ce type de systèmes. Mais, il est évident que de nombreux éleveurs ne sont pas capables d’exprimer facilement en quoi consiste la certification.
La vision de l’industrie
Il est possible que l’industrie ait l’approche la plus pragmatique du thème des certifications. D’un côté, elle reconnaît que les certifications de qualité sont nécessaires, mais elle relativise leur valeur en termes commerciaux, étant donné que l’axe central de ses affaires « ne passe pas par les certifications ». Nous avons de nouveau affaire à un discours qui signale les points positifs et le potentiel de l’outil, mais, en privé, celui-ci reconnaît que les résultats sont faibles par rapport aux attentes qui ont été prévues. Son évaluation est cependant plus critique lorsqu’elle reconnaît que bien souvent les certifications sont défendues en sacrifiant la rentabilité d’autres productions, mais que cette vision n’est jamais rendue publique. Au contraire, le discours public consiste à dire que ces certifications font partie de l’évolution future, en droite ligne de l’argumentation officielle de l’État (INAC et MGAP). Toutefois, la conduite commerciale, éloignée de ce discours, est plus dictée par l’utilité. Les programmes de certification sont plus considérés comme façon d’assurer l’approvisionnement que comme le développement d’un outil permettant d’améliorer un positionnement sur le marché ou de mettre en place une relation différente avec l’éleveur. L’industrie n’a pas de sens autocritique au moment d’analyser sa conduite par rapport à la différence qu’il y a entre le discours et l’action des certifications (c’est-à-dire la différence entre la réalité et le discours sur le thème des certifications). Dans la mesure où elles répondent à ses intérêts commerciaux (même pour des motifs différents de ceux qui existaient à l’origine), elle les utilise en sa faveur dans un but simple mais fondamental pour elle : assurer l’approvisionnement. Cela a des implications par rapport à la façon dont elle paie le bétail et donc rend plus complexe la signalisation en amont de la chaîne : pour un observateur externe, ce qui produit la différence de prix n’est pas clair; s’agit-il d’un meilleur positionnement opportuniste sur le marché ou bien d’une valeur additionnelle due à un processus de produit certifié ? En matière d’innocuité, les résultats signalent que dans l’ensemble l’HACCP est fortement valorisé comme façon de contrôler l’innocuité, mais les motifs pour lesquels il est adopté mettent en évidence la relation de l’industrie avec l’État et avec ses clients. Seuls quelques abattoirs ont adopté des plans HACCP parce qu’ils pensaient que cela pouvait amener des clients ou améliorer leur position. Ils les considèrent comme une exigence légale qu’ils doivent respecter, même s’ils en reconnaissent les effets positifs. Les points positifs et négatifs concernant la mise en place des plans HACCP sont semblables à ceux que nous pouvons trouver dans la bibliographie. Ainsi, ils mettent l’accent sur le changement d’attitude et la motivation du personnel en tant qu’aspects-clés qu’il faut prendre en compte et qui produisent le plus de résistance. Un élément qui, encore une fois, attire l’attention vient de l’absence d’analyse préalable des coûts et des bénéfices d’adoption de l’HACCP et/ou d’autres mesures de certification des produits et des processus (indépendamment de l’origine de la motivation qui fait adhérer à une structure de 183 certification). Il est possible que ce manque d’analyse soit dû au fait que tous les abattoirs ont un laboratoire de contrôle de la qualité qui, d’une manière ou d’une autre, établit un système de contrôle de l’innocuité, et qu’adopter un plan HACCP fait partie de leurs compétences, ce qui fait que le coût de mise en place est intégré à la fonction développée, même si cela a lieu dans le cadre d’une autre méthode de travail. Dans le cas des certifications de qualité, celles-ci peuvent demander un changement plus significatif de structure, mais leurs coûts d’adoption sont toujours considérés comme peu significatifs. L’industrie semble considérer que l’adoption de normes de qualité ou de certification de produits et de processus est quelque chose qui n’a pas d’effets significatifs sur ses opérations. L’industrie soutient qu’au moment de son insertion internationale, le poids relatif d’une ou plusieurs certifications de qualité et d’innocuité est moins important que la réputation commerciale de l’entreprise. Elle voit cela comme le fait d’une concurrence au sein d’un marché très dur et d’un produit de base (elle rappelle que l’Uruguay exporte sa viande sans véritable différenciation), ce qui justifie un discours en opposition avec la certification officielle. Pour elle, le client est le seul juge de la qualité et le contrôle d’un organisme uruguayen, juge et partie des décisions, est inutile. Un autre aspect intéressant de la conduite de l’industrie en ce qui concerne la prime à la qualité dans le cadre d’une production intégrée à des programmes de certification est qu’elle considère que, s’il s’agit d’un avantage stratégique vraiment nécessaire, que produit une hausse des prix du produit, même si ce phénomène n’est pas durable. Si nous comparons cette opinion avec celle des informateurs qualifiés, nous voyons que la prime de certification que peut offrir un abattoir n’est pas vraiment différente de ce qui s’obtient pour un animal non certifié, mais qui est vendu avec une certitude de livraison et de poids. Nous devons également analyser l’élément concernant la stratégie du pays et de ses acteurs par rapport à l’appropriation de la valeur dérivée des certifications, aussi bien d’innocuité que de qualité. Si nous prenons le cas de l’industrie, celle-ci peut démontrer qu’elle a répondu aux stimulations du marché pour ce qui est de l’adoption de nouvelles normes d’innocuité et de qualité. Néanmoins, nous devons nous demander si face à l’action d’un État qui a mis en place une promotion de la marque « parapluie » , qui va au-delà de ce que l’industrie peut faire, il n’y a pas superposition des rôles, ce qui finit par amener l’industrie à tout laisser entre les mains de l’État et, par conséquent, de socialiser les coûts de ces processus. Cela n’a pas seulement été vérifié en ce qui concerne la promotion de la marque en question, mais aussi par rapport à la traçabilité. Cette réflexion nous conduit de nouveau à affirmer que la coordination entre les sphères publique et privée n’a pas de force, malgré l’existence d’organismes permettant une interaction entre tous les acteurs.
La vision des consommateurs
Malgré une consommation intérieure élevée de viande, les consommateurs uruguayens ne semblent pas bénéficier des développements internationaux par rapport à l’augmentation de la demande de viande certifiée, avec de meilleurs attributs de qualité et plus d’exigences d’innocuité. Nous pouvons en faire plusieurs lectures : d’un côté, l’absence d’interrogation quant à la qualité sanitaire du produit est due à un contrôle d’innocuité qui se trouve entre les mains de l’État et qui est fiable. Il n’y a pas de registres d’incidents causés par une contamination de la viande bovine, 184 comme cela a été le cas en Europe ou aux États-Unis (contamination causée par E. Coli). D’un autre côté, nous pouvons aussi penser que le consommateur uruguayen étant l’un de ceux qui consomment le plus de viande bovine par habitant au monde, il doit être capable de différencier de façon correcte la qualité du produit qui lui est offert, ainsi que sa fraîcheur. Toutefois, l’opinion des acteurs liés à l’approvisionnement intérieur de viande démontre que le consommateur est plus préoccupé par le prix que par la qualité. On ne voit pas une demande durable de viande certifiée, que ce soit d’innocuité ou de qualité. Le point critique est celui des coûts, puisque selon les responsables de l’approvisionnement, l’adoption des certifications entraîne un surcoût au sein d’une structure où les marges bénéficiaires ne sont pas élevées. L’approvisionnement intérieur présente de nombreux points d’intérêt. Il existe d’abord une consommation élevée de viande dans le pays, qui inclut un bon niveau de qualification lorsqu’il s’agit de différencier la qualité organoleptique du produit. La viande destinée à l’approvisionnement présente généralement une qualité inférieure, avec une conformation musculaire pauvre. Bien souvent, le client ne fait pas la distinction entre une viande de vache et de taurillon. Une bonne partie de la consommation est traditionnelle, c’est-à-dire grillée au charbon de bois, ce qui renforce les caractéristiques organoleptiques de la viande (juteuse et tendre). Ainsi, le marché intérieur a-t-il encore besoin de se développer quant à ces aspects. Le processus d’éducation du consommateur doit lui apprendre qu’il existe de nombreuses possibilités permettant de valoriser la production locale, avec un consommateur devenant capable d’évaluer la qualité et les bénéfices du produit local. Par conséquent, l’augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs uruguayens devrait rendre la consommation intérieure compétitive par rapport aux viandes destinées à l’exportation. Cependant, ces prévisions de développement des capacités du marché intérieur ne fait partie ni de l’agenda du secteur privé (éleveurs, industrie, approvisionnement), ni de celui de l’État.