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VERS UNE METHODE HYPOTHETICO-DEDUCTIVE : LA FIGURE DU SYLLOGISME
L’examen du chapitre premier du Prince de Machiavel débute sur un constat : « Tous les Etats, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes, furent et sont ou Républiques ou Principautés1 ».
Cette affirmation de base qui découle de l’analyse faite par Machiavel du passé et du présent, se donne à lire sous la forme d’une proposition universelle que l’auteur pose dès le départ de son étude, pour nous ramener au sujet qu’il se propose de traiter, en nous rendant compte en même temps de la manière dont il sera amené à le traiter.
Il est clair que d’après cette affirmation de départ, Machiavel traite bel et bien de la chose politique, et, pour cela, il part de la réalité sensible, c’est-à-dire du réel comme fondement de l’action politique.
C’est ainsi qu’analysant les différentes sortes d’Etats, Machiavel décide de partir des Principautés nouvelles c’est à dire des nouvelles seigneuries qui selon lui ont subi des mutations profondes, pour commencer son étude.
En fait dès le chapitre introductif au Prince, Machiavel commence à poser un certain nombre d’hypothèses qui se présentent à nous sous la forme de renseignements, et qu’un auteur comme Claude Rousseau2 nous livre à travers un schéma qui à l’analyser de près, ressemble à la méthode des arbres présente dans les opérations de logique propositionnelle.
Ainsi, partant de l’hypothèse de base : « Tous les Etats, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes », Machiavel tire une déduction : « furent et sont ou Républiques ou Principautés ». Ici, le verbe « être » que Machiavel utilise au futur d’abord, puis au présent rend compte de son examen minutieux de l’histoire et de l’objectivité de son discours.
Le reste de son texte s’organise sous la forme de raisonnements déductifs sur la manière dont les Etats ont été conquis et sur le mode d’administration de ces Etats.
Pour nous livrer le secret du pouvoir et de sa conquête, Machiavel, partant de l’analyse des Principautés héréditaires dont il nous dit que « la difficulté à les conserver est moindre »3 en raison de l’habitude que ces principautés ont acquise d’être dirigées par la race de leur Prince initial, s’intéresse aux Principautés nouvelles. La monarchie n’intéresse pas notre auteur, car dans un système de ce genre, il n’y a pas de fluctuations, tout y est stable. Il suffit, pour y régner de ne point bouleverser l’ordre antérieur de fonctionnement du pouvoir.
Ce qui intéresse Machiavel c’est l’extraordinaire bouleversement que peuvent subir d’un moment à l’autre les Principautés mixtes en raison de la tendance naturelle des hommes à vouloir « changer » de maître toutes les fois que la situation de l’Etat l’exige. Pour diriger au mieux ce genre d’Etat, Machiavel propose au Prince une série de règles tirées des divers constats faits d’après l’expérience des principautés nouvelles.
Posant l’ambivalence d’une nature humaine qui ne sait pas toujours ce qu’elle veut, il envisage une méthode qui découle d’un certain nombre d’observations des événements tirés de l’histoire.
Aussi, évoque t-il un grand nombre de contre- exemples de l’histoire pour poser et résoudre l’équation des Princes. Il n’hésite pas à convoquer le système d’analogie propre aux opérations de logique pour permettre au Prince de saisir la clé du mystère politique.
Ainsi, partant du Roi Louis XII qui conquit Milan et le perdit très vite, il oppose à la figure du Roi déchu, l’excellence et la « Puissance » de Ludovic Sforza.
Et pour la perte seconde de Milan par le roi Louis XII, Machiavel convoque une série de raisons qu’il rattache à une mauvaise connaissance du territoire conquis due aux divergences de coutumes et à la défaveur de la fortune et de la virtù, deux notions chères que l’on retrouve très souvent chez Machiavel, et que nous expliciterons dans les chapitres ultérieurs.
En effet, Machiavel pense que diriger un Etat nouvellement conquis requiert une intelligence dans la pratique des affaires du Prince. Aussi évoque t-il le contre-exemple du roi Louis XII, pour montrer toutes les erreurs qu’il faut éviter et les bons conseils à suivre. C’est ainsi que récusant la politique d’exercice de l’autorité à distance du Prince, Machiavel invoque le gouvernement de proximité, car à distance le Prince ne peut être tenu au courant des dangers futurs et pouvoir penser aux représailles, alors que sa proximité avec l’Etat nouvellement conquis lui permet de parer à d’éventuelles menaces.
Le bon Prince pour Machiavel est celui qui, se nourrissant d’exemples passés, tire des déductions légitimes qui lui serviront d’axes de référence pour la bonne pratique de son art.
Ainsi, la figure du syllogisme s’organise chez Machiavel sous la forme de raisonnements et de déductions.
Le Prince doit être un visionnaire, il doit savoir jouer avec toutes les cartes pour triompher des situations difficiles.
Cependant, c’est pour avoir méconnu cet état de fait, que beaucoup de Princes ont finalement perdu leurs territoires, tel Louis XII, qui, en plus d’avoir commis l’erreur première de n’avoir pas résidé dans le territoire qu’il avait conquis en Italie, en commettra une seconde qui fut la cause de sa perte : en effet, il contribuera à agrandir l’influence des grands, c’est à dire les Papes, causant aussitôt son affaiblissement et la haine de ses amis.
Pour avoir ignoré les règles préalablement établies par la logique même des choses, lesquelles règles voudraient qu’un Prince n’élevât jamais plus puissant que lui dans son entreprise de conquête, le Roi Louis XII, portant secours à Alexandre pour l’occupation de la Romagne, signa sa propre mort, car l’influence de ce dernier était désormais telle que l’Eglise de ce fait était devenue plus forte.
C’est une évidence que si le roi eût observé les règles de Machiavel il n’eût pas commis la faute de partager le royaume de Naples avec le roi d’Espagne qui, se retrouvant finalement plus fort que Louis XII, contribua à la perte de ce dernier.
Nous notons donc, à ce niveau de notre analyse, qu’il y a une logique interne qui doit toujours guider l’action des Princes, logique dont l’observation par le Prince lui explique ses succès et échecs. Aussi, nous rendons nous compte du fait que toutes les analyses politiques de Machiavel prennent cette démarche purement logique selon laquelle, usant de la méthode de l’induction, il part des événements, établit des raisonnements par analogie, pour en tirer des déductions qu’il pose à la fin comme principes de base, comme règles ayant une valeur universelle Et c’est ainsi qu’il parvint à établir l’idée que l’expérience et l’histoire des événements de l’antiquité retiennent comme principe que les territoires ou Etats accoutumés à la personne du Prince régnant avec les grands seigneurs du royaume, sont beaucoup plus difficiles à conquérir car, outre la grandeur du roi, les Grands Seigneurs sont reconnus et aimés avec ferveur des habitants, si bien que le roi et les Seigneurs on une égale dignité au sein de l’Etat. Qui entreprend de conquérir ces Etats court à sa propre perte, car il n’y suffira pas de taire l’influence des Grands en les exterminant, puisqu’il restera toujours de petits seigneurs mécontents des changements, et qui voudraient revendiquer de nouveaux chefs, comme le firent ceux d’Espagne qui, éprouvant la nostalgie du temps passé, firent douter les romains de la solidité de leur conquête.
Cependant l’excellence de la conduite romaine contribua à taire toute tentative de reconquête du pouvoir par les Espagnols et leurs alliés. En effet, les Romains, suivant avec intelligence et succès les règles tirées de la logique des choses, comprirent qu’il leur fallait passer à l’acte ultime : l’extinction de toute la puissance de l’empire et le rétablissement d’une nouvelle autorité dirigée par les seuls Romains.
La logique est donc présente dans la réflexion autour du pouvoir. Elle sert de guide à l’action, en ce qu’elle constitue la clé de lecture du succès politique. Elle sert de référence à tout Prince désireux de se conserver au pouvoir.
Ainsi, Machiavel, récusant tout déterminisme absolu, analysant l’histoire, épouse la logique comme point de départ, tout en ayant en tête la puissance de la fortune, car le monde est tout aussi bien empreint de circonstances fortuites. Seulement, précise Machiavel, la fortune seule ne suffit pas car elle peut perdre son homme. C’est ainsi que César Borgia, acquérant son royaume par les armées et par la fortune de son père Alexandre VI, n’aura pas su éviter sa perte, car ignorant les règles de la logique des choses qui lui auraient enseigné à utiliser son propre talent, et non à recourir aux armes et à la fortune de son père.
Il eût été plus logique pour César Borgia d’acquérir ses Etats par ses propres armes et par son talent. Cela lui eût permis de se maintenir sans difficulté majeure.
Mais, secondé par une fortune dont il n’était que « tributaire » selon l’expression de Claude Lefort, il contribua logiquement à sa propre perte.
L’art politique exige donc l’intelligence du Prince. C’est ce que comprit François Sforza qui, par l’excellence de ses talents, et par le recours à ses propres forces, « de pauvre capitaine devint duc de Milan »4.
Ainsi ce Duc, par sa virtù et ses talents propres – bien qu’il eût connu beaucoup de peine pour escalader les chemins du triomphe -, réussit tant bien que mal à se maintenir à la tête de ses Etats. On voit nettement, à bien analyser les réflexions de Machiavel, combien la logique y tient une large part, et combien la dialectique y est présente, avec toute l’opposition des contre-exemples que le Prince doit savoir unifier au dernier moment pour asseoir sa légitimité future, et permettre à la République d’affirmer sa pleine conscience.
UNE VISION PESSIMISTE DE LA NATURE HUMAINE
L’évocation du nom de Machiavel a toujours suscité quelque crainte compte tenu de la portée des analyses du secrétaire Florentin. En effet, comme le souligne à juste titre Toussaint Guiraudet cité par Claude Lefort : « Le nom de Machiavel paraît consacré dans tous les idiomes à rappeler ou même à exprimer les détours et les forfaits de la politique la plus astucieuse, la plus criminelle »5.
Qu’est-ce qui fait peur au juste à la seule évocation du nom de Machiavel ? En vérité Machiavel fait peur en raison du choix délibéré qu’il a fait de
concentrer exclusivement ses analyses sur une conception de l’homme tirée du constat de la réalité.
En effet, rejetant les analyses d’un Rousseau ou d’un Hobbes qui, tous deux ont fondé une vision de l’homme reposant exclusivement sur un « présupposé métaphysique radical », Machiavel emprunte une voie nouvelle dans la conception de la politique en acceptant d’ouvrir les yeux sur l’homme en situation, c’est-à-dire sur la façon d’être et de faire des hommes.
Mieux, Robert Redecker dans un article précise que Machiavel attire notre attention sur : « qu’est-ce que l’homme ? Regardez le en situation, observez le dans les intrigues de cabinet, les empoisonnements de banquets, dans l’assaut d’une cité ou bien la défense d’une place forte ». Ainsi, Machiavel nous convie à un exercice fort difficile qui est celui du regard porté sur une nature humaine écartelée entre ses désirs propres ou principe de plaisir et le principe de réalité que lui oppose l’existence de l’autre.
Avec un examen minutieux de la pratique des affaires politiques qu’il tire de son expérience de secrétaire politique et de diplomate, Machiavel énonce un constat terrible de la nature humaine qui l’amène à asseoir une science de la politique teintée d’amoralisme.
En effet, Machiavel découvre que les hommes, de tout temps, ont été méchants, et que l’histoire de l’antiquité est traversée par cette seule vérité.
De cette vision immobiliste de l’histoire, Machiavel déduit pour le Prince une logique de conduite réputée scandaleuse dans la démarche en ce qu’elle rompt avec l’antique conception d’une politique vue sous l’angle de l’éthique, d’une politique s’articulant à la théologie.
Mais que nous dit au juste le Florentin pour que son fameux Prince soit consacré « bréviaire des méchants » par certains auteurs ?
En réalité, Machiavel, partant de la constatation d’une nature humaine extrêmement versatile, fonde ses analyses sur ce que Kant a appelé « l’insociable sociabilité » des hommes. Qu’est-ce à dire ?
Il s’agit chez Machiavel de poser l’instabilité de l’Homme face aux mécanismes d’exercice et de contrôle du pouvoir.
En effet, constate Machiavel, l’instabilité des régimes n’est que la résultante logique de l’ambivalence des hommes.
Aussi, Machiavel tire cette conclusion qui sert de lecture à l’essence du politique : « les hommes se doivent ou caresser ou occire ».
Ce constat de Machiavel qu’il déduit de l’histoire naturelle de l’humanité pose ce préalable : pour réussir à gouverner, il faut prendre avant tout en compte la dimension ambivalente de l’homme. Cette duplicité de la nature humaine doit pousser le Prince à toujours se tenir prêt pour contourner les multiples pièges auxquels il risque d’être confronté.
En raison de la méchanceté légendaire de l’homme, Machiavel avalise pour le Prince la double conduite du renard et du lion. Qu’est-ce à dire ?
Machiavel pense qu’il est plus minutieux pour un Prince qui veut conserver le pouvoir d’apparaître sous les traits du lion « pour faire peur aux loups » et du « renard pour connaître les filets ». Ce constat justifie chez Machiavel l’importance de l’opinion du peuple à l’endroit du Prince.
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LE « JEU DES POSSIBLES » OU L’EQUATION DES PRINCES
CHAPITRE I : VERS UNE METHODE HYPOTHETICO-DEDUCTIVE : LA FIGURE DU SYLLOGISME
A – UNE VISION PESSIMISTE DE LA NATURE HUMAINE
B – LE TRIOMPHE DE LA « NECESSITE »
CHAPITRE II : A LA RECHERCHE DES INVARIANTS
A – LA METHODE EFFECTIVE
B – LE TRIOMPHE DE L’ART POLITIQUE
DEUXIEME PARTIE : LES MODALITES DE L’ACTION MATERIELLE DES PRINCES
CHAPITRE I : LA VIOLENCE OU LE REGNE DE LA PUISSANCE MILITAIRE
A – DES BONNES LOIS ET DES BONNES ARMES OU LA FORMULE ALGEBRIQUE DU POUVOIR
B- LE RECOURS A L’ARMEE NATIONALE
II – AUTOUR DE L’ORGANISATION DU POUVOIR
A- LA FIGURE DU LEGISLATEUR OU LE DEMIURGE MACHIAVELIEN
B – LE SUCCES DES STRATEGES : L’APPRIVOISEMENT DE LA FORTUNE
TROISIEME PARTIE : LES MODALITES DE L’ACTION SPIRITUELLE DES PRINCES
CHAPITRE I : LA THEORIE DE L’ « ARTEFACT » DU POUVOIR OU LE « MIROIR DES PRINCES »
A – DE LA CRUAUTE ET DE L’AMOUR OU LE JEU DES PARALLELES
B – LA FONCTION POLITIQUE DU RELIGIEUX
CHAPITRE II : DE LA SAGESSE DES PRINCES
A – VERS UNE MORALE PROPRE AU POLITIQUE ?
B – LE TRIOMPHE DE L’HUMANISME
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
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